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Comment l’industrie de la musique s’adapte-t-elle aux nouvelles pratiques culturelles dans un secteur où les nouvelles technologies sont en perpétuelle évolution ?

Thème : L’impact des nouvelles technologies sur l’industrie de la musique

 

Problématique : Comment l’industrie de la musique s’adapte-t-elle aux nouvelles pratiques culturelles dans un secteur où les nouvelles technologies sont en perpétuelle évolution ?

 

Plan

 

Introduction

Partie 1. L’industrie de la musique enregistrée en crise

1.1. L’industrie de la musique enregistrée

1.1.1. Un historique de l’industrie de la musique enregistrée

1.1.2. Caractéristiques de l’œuvre musicale

1.1.3. Les étapes de la chaîne de valeur de l’industrie de la musique enregistrée

1.1.4. Utilité de la consommation d’une œuvre musicale

1.2. Crise de la filière de la musique enregistrée

1.2.1. Un historique de la crise

1.2.2. Une crise paradoxale de la musique enregistrée

Partie 2. Numérisation et internet : Evolution des supports et des modes de consommation

2.1. Impacts de la numérisation et d’internet sur l’industrie de la musique enregistrée

2.1.1. Des faits avérés

2.1.1.1. Réduction des coûts de production

2.1.1.2. Distribution : vers une dématérialisation des produits de la musique enregistrée

2.1.1.3. Amélioration dans la recherche des talents et la rémunération des artistes

2.1.1.4. Promotion des œuvres musicales : des médias de masse à des communautés

2.1.1.5. Impacts directs de la tendance à la dématérialisation de la musique sur les comportements des consommateurs

2.1.1.6. Impacts indirects de la tendance à la dématérialisation de la musique

2.1.2. Paradoxes

2.1.2.1. Dans la production proprement dite

2.1.2.2. Concernant la reproduction et la distribution des supports

2.1.2.3. Au niveau de la promotion

2.2. Enjeux de la numérisation et internet pour les œuvres musicales enregistrées

2.2.1. Caractéristiques d’un bien numérique

2.2.1.1. Non-rivalité et permanence de l’œuvre musicale en tant que bien numérique

2.2.1.2. La musique comme « bien public » avec la numérisation ?

2.2.2. Valeur d’un bien numérique

2.2.2.1. Une mutation ?

2.2.2.1.1. Impacts de la numérisation et internet sur les usages de la musique

2.2.2.1.2. Impacts de la numérisation sur le système de prescription de la musique

2.2.2.2. Préserver la valeur d’un bien numérique

Partie 3. Emergence de nouveaux modèles économiques

3.1. Méthodologie de l’étude empirique

3.1.1. Les scénarios probables de l’évolution de la filière de la musique enregistrée

3.1.2. Les variables et indicateurs de l’étude

3.1.3. Méthode d’investigation et collecte des informations relatives à l’étude empirique

3.2. Analyse des résultats : pour quels scénarios ?

3.2.1. Formes de la musique

3.2.2. Vision du bien musical

3.2.3. Extraction de la valeur

3.2.4. Type d’asservissement entre offre et demande

3.2.5. Satisfaction du consommateur vis-à-vis du système de production-distribution-promotion existant

3.2.6. Le marché

3.3. Synthèse

Conclusion

Bibliographie

 

 

Introduction

 

L’industrie de la musique enregistrée serait en crise : « sur la seule période 2003-2008, le chiffre d’affaires de la vente détail de la musique enregistrée a ainsi baissé de 52% en valeur et de 46% en volume » (Bourreau & al., 2011, p. 2). En vérité, ces chiffres sont pour l’essentiel ceux associés à la vente de CD, c’est-à-dire le support matériel « traditionnel » de la musique enregistrée. En même temps, un phénomène inquiète surtout les acteurs de l’offre (artistes, producteurs, distributeurs, disquaires, etc.) qui se sentent les plus touchés et les plus menacés par cette situation : le développement des réseaux de partage dit « gratuit » de la musique, de type « peer-to-peer » (ou de particulier en particulier). Durant les premières années de la décennie 2000, ce phénomène a été pointé du doigt comme étant l’unique « mal », le facteur de crise de l’industrie musicale. A entendre cet argument, la filière de la musique enregistrée en elle-même n’est pas tellement en crise dans le sens d’une énorme baisse de la consommation musicale : cette consommation se porterait toujours bien, mais d’une autre façon, à partir d’un autre canal.

 

Plus proprement alors, cette crise est surtout celle des supports dans le sens d’un déclin annoncé du CD en faveur d’un autre format : le fichier numérique. Tout juste, l’appréhension de ce nouveau support pour l’œuvre musicale met en lumière une vérité incontestable : certes, le piratage de fichiers musicaux sur internet est un facteur majeur (voire le principal facteur) de cette crise, mais il n’est certainement pas le seul. Désormais, des questionnements menant vers celui de l’avenir de la filière de la musique, se posent : quel est le rôle joué par ce changement de support (apporté incontestablement par les technologies numériques) dans cette crise ? Quelle est la part jouée par les producteurs traditionnels dans ce climat d’affaires qui leur est devenu très hostile ? Quels sont les effets de la numérisation et d’internet sur le bien musical lui-même (et non seulement sur les acteurs de l’industrie musicale) et en quoi cela pourrait faire évoluer les rapports de force au niveau du secteur de la musique ?

 

Ainsi, essayer de prédire l’avenir de ce secteur revient à ne négliger aucun des éléments qui le composent, surtout en reconnaissant leur forte interaction. De nombreuses opinions ont été émises sur ce point, mais la plupart d’entre elles se trouvent en dehors du cadre scientifique (comme par exemple, celle avançant la fin de l’industrie de la musique). En fait, il faut reconnaitre que la distribution « gratuite » de l’œuvre musicale risque de faire disparaitre, non seulement les acteurs de la distribution commerciale, mais également l’ensemble des acteurs de l’offre. Mais, en est-il vraiment ?

 

C’est dans cette multitude de questionnements autour de l’avenir de la filière musicale que se pose la problématique de la présente étude : Comment l’industrie de la musique s’adapte-t-elle aux nouvelles pratiques culturelles dans un secteur où les nouvelles technologies sont en perpétuelle évolution ?

 

Afin de répondre à cette question centrale, ce travail de recherche est divisé principalement en trois étapes correspondant à trois grandes parties dans ce document :

 

  • En premier lieu, il y a lieu d’appréhender ce qu’il est entendu par « crise de l’industrie de la musique », ce qui oblige en quelque sorte à faire un survol historique de cette industrie et de la crise en question elle-même ;

 

  • Ensuite, de s’étaler sur les impacts de la numérisation et d’internet sur la filière dans son ensemble : impacts sur le plan structurel (sur les différentes structures composant la filière) mais également impacts sur le bien musical proprement dit ;

 

  • Enfin, une étude empirique s’impose pour estimer les scénarios les plus probables pour la période post-crise.

 

 

Partie 1. L’industrie de la musique enregistrée en crise

 

Cette première partie cherche à établir le cadre général de l’étude en définissant le périmètre de la recherche et les spécificités de la filière objet de la recherche. Puis, il convient d’aborder la crise évoquée que vit l’industrie de la musique enregistrée, en s’appuyant notamment sur des éléments historiques.

 

1.1. L’industrie de la musique enregistrée

 

Bourreau et al. (2007) définissent la filière de la musique enregistrée comme « l’ensemble du système social, réglementaire, technique et économique qui met en rapport une offre musicale originale avec des consommateurs qui sont disposés à l’écouter » (p. 1). Ainsi, considérer l’industrie de la musique enregistrée à travers les seules personnes physiques et morales qui animent ce secteur serait donc une conception réductrice de ce dernier. Pour bien appréhender les questions relatives à cette filière, il importe alors de comprendre qu’il s’agit de tout un système. Néanmoins, le poids (au moins sur le plan économique) probablement important des maisons de disque dans cette industrie leur attribue souvent le statut d’acteurs majeurs de ce secteur.

 

Désormais, du moins dans le présent travail de recherche, il est entendu par » industrie musicale » les activités contribuant à l’offre de produits musicaux issus d’un processus industriel de reproduction. Il est fait ainsi une analogie aux activités industrielles réalisées par une entreprise de manufacture (de biens et/ou services), à la différence que le concept de « reproduction » est une spécificité de la production musicale (à cause de la « reproductibilité des contenus », Bourreau et al., 2007). Mais, il faut admettre que la filière ne se résume pas à la seule étape de production, même si celle-ci implique certainement l’essentiel des valeurs ajoutées créées dans ce secteur. En effet, il semble que la question de la distribution des produits de la filière soit au cœur des débats, surtout avec l’avènement de la digitalisation (ou numérisation) et d’internet. Avant de s’intéresser aux caractéristiques de l’œuvre musicale, des étapes dans la production et la distribution de la musique enregistrée, et de l’utilité de la consommation des produits qui en découlent, un survol historique de cette filière ne serait donc pas inutile, notamment pour mieux contextualiser la présente étude.

 

Les travaux de Grisot (2008) peuvent servir de référence sur le plan historique pour apprécier l’évolution de l’industrie de la musique enregistrée. Par ailleurs, l’histoire révèle que l’avènement d’internet n’est en fait pas la première d’une crise que cette industrie a connue, en ce qui concerne plus particulièrement l’industrie du disque. L’auteur identifie ainsi trois grandes périodes dans cette évolution historique, avant l’ère de la transformation numérique et internet : la naissance de l’industrie de la musique, sa construction, et l’avènement de l’industrie musicale moderne.

 

1.1.1. Un historique de l’industrie de la musique enregistrée

 

Il est possible de situer la « naissance » de l’industrie musicale (dans le sens de la musique enregistrée) dans les premières instaurations du droit d’auteur, un dérivé de ce qui a déjà été appliqué sur les pièces de théâtre et les livres. Le droit d’auteur est ainsi le fruit d’un « combat » qu’ont mené les artistes et leurs agents contre les diffuseurs et les utilisateurs des œuvres musicales. En fait, la SACEM (Société des Auteurs Compositeurs et Editeurs de Musique) a émergé dans un contexte de lutte engagée à la fin du XVIIIème siècle par les auteurs et compositeurs des ouvrages dramatiques (livres) initiée par Voltaire en 1791. La naissance de la SACEM a précisément eu lieu après un contentieux qui opposait deux auteurs à un établissement qui reproduisait une de leurs œuvres, en 1849 : la Cour d’appel de Paris ordonnait alors le versement par cet établissement d’une compensation financière à titre de droit de propriété intellectuelle sur la création. Les deux auteurs sont ensuite aidés de quelques juristes et autres auteurs qui fondèrent alors l’Agence Centrale pour la Perception de Droits d’Auteurs et Compositeurs de Musique (qui prit le nom de SACEM l’année suivante). Il suffit d’une vingtaine d’années pour apprécier les premiers succès de la SACEM, à raison d’un million de francs de droits collectés en 1876.

 

« C’est aussi la période au cours de laquelle naît la musique enregistrée : des établissements publics font l’acquisition de rouleaux leur permettant de lire des enregistrements de morceaux » (Grisot, 2008, p. 15). La notion de droit d’auteur est donc indissociable à la musique enregistrée, d’autant plus que la SACEM a obtenu la reconnaissance par la justice française, en 1923 du droit de représentation qu’il incombe de payer pour la reproduction d’une œuvre musicale (un prix « immatériel » en sus du prix « matériel » du cylindre d’enregistrement acheté). A la fin des années 1920, le montant des droits représentait 3.75% du prix des supports, contre 9% en 2004 (Beuscart, 2008). Désormais, dans les années 2000, il est d’usage de répartir les droits récoltés (sur les opérations de diffusion et de reproduction) de telle manière que l’auteur (du texte), le compositeur (de la musique) et l’éditeur (maison de disque) en reçoivent chacun un tiers. Quant à la reproduction mécanique, l’éditeur touche généralement la moitié des droits, le reste étant partagé à parts égales entre l’auteur et le compositeur.

 

Ensuite, il faut dire que la construction de l’industrie musicale a pris un véritable élan, en matière de vente des supports qui contiennent des enregistrements musicaux, avec une suite de découvertes technologiques permettant la reproduction d’enregistrement sonore. Ces découvertes partaient de l’invention du phonographe en 1877 par Thomas Edison, amélioré trois ans plus tard par Graham Bell pour donner naissance au graphophone, un appareil qui n’a trouvé sa première utilisation pour la reproduction musicale que par la Columbia Phonograph Company (société née en 1888). Après le remplacement des cylindres par du zinc en 1887 par Emile Berliner, diminuant considérablement le coût de la reproduction, l’appareil était mis sur le marché américain et rencontrait un succès en 1896. Dix ans plus tard, Victor Talking Machine (fondée créa en 1901 par Berliner et Eldridge Johnson) lança le disque Victrola qui s’imposait alors sur le marché, de par sa qualité meilleure (que le cylindre), sa taille plus restreinte. Columbia exploitait le brevet de cette invention jusqu’à la première guerre mondiale, favorisant alors la concurrence et faisait baisser les prix des appareils de lecture et le coût de reproduction musicale. La croissance peut être explicitée en ces chiffres du 1921 : 50% des foyers américains disposaient d’un phonographe, et l’industrie musicale américaine affichait un chiffre d’affaires de 106 millions de dollars (Bourreau & Benjamin, 2004).

 

Un évènement créa ensuite un choc dans l’industrie de la musique enregistrée : le développement de la radio. Concernant le droit d’auteur, le développement de la radio impliquait la gratuité de la diffusion de la musique qui occupait alors 60% de l’ensemble des espaces horaires des chaines radiophoniques, dès les années 1920. L’American Society of Composers, Authors and Publishers (ASCAP), voyant que les industries électriques qui détenaient les diffuseurs en tiraient des profits consistants à travers la publicité, collectait d’abord des droits d’auteurs sous forme de forfait général (de l’ordre de 2% des recettes publicitaires, en 1930) (Grisot, 2008).

 

La radio fait également diminuer substantiellement les ventes des phonogrammes. Le chiffre d’affaires de l’industrie connaissait une forte recule de l’ordre de 100 millions de dollars dans la période 1921-1933. Ce choc conduisait à une restructuration de l’industrie qui voyait ainsi l’apparition de petites sociétés. Aussi, après l’interruption de la production de disques de la part d’Edison en 1930, les deux firmes Victor et Columbia eurent été rachetées respectivement par la Radio Corporation of America (RCA) et Columbia Broadcasting System (CBS) en 1938, deux acteurs de la radio. En Europe, la fusion de la Gramophone Cie (filiale de Victor) et de Columbia a marqué la concentration du secteur, donnant naissance à l’EMI. L’arrivée d’un nouvel entrant, Decca, en 1929, bouleverse aussi le marché car celui-ci développait des ventes d’un petit nombre de titres en baissant (d’environ la moitié) le prix des 78 tours (Bourreau & Benjamin, 2004).

 

Ce qui apparaissait au début comme une crise de l’industrie de la musique enregistrée (avec le développement de la radiodiffusion) devenait par la suite un moteur pour son développement. D’ailleurs, la radio ne constituait plus une concurrente pour la musique enregistrée, mais également un moyen pour promouvoir les artistes. Les maisons de disques trouvaient aussi un moyen de promotion dans le juke-box. Il s’ensuivait une reprise des ventes de disques dont le chiffre d’affaires atteignait 26 millions de dollars en 1938. « Cette première crise de l’industrie de la musique et la réorganisation qui a suivi est provoquée par la transformation de la fonction de promotion, avec l’arrivée d’un médium de masse, la radio. Le support de la musique enregistrée, reste lui, inchangé. C’est à la période suivante qu’un changement de support va intervenir, avec l’apparition du 33 tours et du 45 tours » (Bourreau & Benjamin, 2004, p. 25).

 

La période de l’après-guerre (période de l’industrie musicale moderne) est marquée par l’apparition du microsillon d’une part, et de l’arrivée du rock n’ roll d’autre part, deux éléments qui stimulaient fortement les ventes de disques (de 277 millions jusqu’à 633 millions de dollars de 1955 à 1959). En fait, l’innovation technologique améliorant la qualité de l’enregistrement et de l’écoute d’œuvres musicales crée une concurrence frontale entre le 33 tours (long playing record) de CBS et le 45 tours de RCA. Cette cohabitation semait la confusion chez le consommateur jusqu’à faire baisser les ventes, allant de 204 millions de à 157 millions de dollars de 1947 à 1949 ; cette situation n’a connu une amélioration qu’après que RCA cède devant son concurrent. Par ailleurs, il y avait aussi l’introduction de la bande magnétique qui favorise encore la baisse des coûts d’enregistrement dans les studios, à la fin des années 1940 (Coleman, 2004). Dans cette période, comme les majors se focalisaient sur des genres de musiques populaires et délaissaient certains apparaissant moins rentables à l’époque, des labels de taille modeste investissaient alors sur ces autres genres de musique. Du fait que ces majors tardent à considérer le succès du rock n’ roll, leur part de marché s’effondrait (de 75% à 34%, de 1955 à 1959), et seuls CBS, RCA et Capitol survivaient parmi eux.

 

L’entrée de Warner Bros dans le secteur en rachetant des labels indépendants entrainait la concentration de ce dernier, d’autant plus que les autres majors imitaient cette stratégie. Les labels indépendants qui ne confiaient pas la distribution de leurs catalogues aux majors n’arrivaient plus à suivre la baisse tendancielle des coûts qu’offrait l’économie d’échelle créée par les grosses firmes. Six majors dominent la filière à la fin des années 1970, à savoir, Warner, CBS, EMI, RCA, MCA et PolyGram. Avec l’introduction de la cassette audio, les ventes de disques connaissaient aussi une croissance considérable jusqu’à l’année 1979, marquant une deuxième période de crise pour l’industrie de la musique enregistrée (jusqu’en 1983) : baisse de 20% en Angleterre et de 11% aux Etats-Unis (Burnett, 1996). Des causes sont ainsi avancées sur cette crise : concurrence avec d’autres loisirs (magnétoscope, jeux vidéo, …), baisse de la qualité de l’offre, copie de disque sur cassette vierge, la diminution des profits des maisons de disque (à cause de l’inflation des dépenses de marketing), et la surestimation des ventes (les invendus sont peu considérés).

 

En somme, « la crise de l’industrie était due, au moins en partie, à une évolution du support (la possibilité d’enregistrer sur cassette). Elle est résolue et dépassée par une autre évolution du support (l’arrivée du CD) » (Bourreau & Benjamin, 2004, p. 30). Mais, il apparait qu’au moins une partie des problèmes résident dans la spécificité même de l’œuvre musicale.

 

1.1.2. Caractéristiques de l’œuvre musicale

 

Quelques éléments sont avancés pour caractériser l’œuvre musicale (Bourreau & Gensollen, 2006) :

 

  • Un cas favorable de bien d’expérience : à la différence des autres biens (pouvant être qualifiés de « classiques »), le consommateur ne peut vraiment apporter un jugement sur une œuvre musicale qu’après l’avoir écouté (« consommé »). Autrement dit, le consommateur ne peut pas pleinement faire appel à son expérience de consommation passée pour juger la qualité d’une œuvre musicale tout à fait nouvelle (comme cela est possible avec les biens de consommation courante, par exemple). Le risque de ne pas rencontrer un succès est toujours présent pour cette dernière étant donnée la forte subjectivité des préférences des consommateurs d’œuvres musicales.

 

  • Aptitude à être écouté un grand nombre de fois sans nécessairement altérer substantiellement l’utilité de l’œuvre musicale, par rapport à ce qui est d’autres œuvres culturelles telles que la lecture, la vision, etc. Cela pourrait alors motiver davantage le consommateur à recopier et à partager une œuvre musicale (qui l’intéresse) sans nécessairement recourir au marché légal.

 

  • Une production relativement peu capitalistique par rapport à celle des films ou des émissions télévisuelles (l’apport en termes de capitaux pour la production d’une œuvre non encore promue pourrait être moindre pour les œuvres musicales) : un producteur peut tout simplement porter son choix sur des morceaux déjà enregistrés qu’il juge ayant un potentiel de réussite (« on estime qu’environ 10% des œuvres musicales sont rentables contre 30% des films», Bourreau & Gensollen, 2006, p.3). Certaines œuvres risquent alors de ne pas attirer l’attention des promoteurs, alors que dotées d’un potentiel élevé (comme ce fut le cas avec le rock n’ roll sous-estimé par les majors de la période après-guerre).

 

  • Existence d’autres sources de revenus que les royalties de la musique enregistrée pour les auteurs-compositeurs ou les interprètes (dont des revenus des spectacles vivants). Au temps de crise de la musique enregistrée, le risque de délaisser cette dernière au profit des autres activités plus rémunératrices pourrait être élevé.

 

En outre, une autre spécificité de l’œuvre musicale concerne le rôle important de la méta-information dans sa commercialisation : « l’offre et la demande ne se confrontent pas sur un marché classique mais dépendent d’un système de guidage complexe qui doit préparer leur adaptation qualitative » (Bourreau, Gensollen, & Moreau, 2007, p. 5). Dans un sens, la rencontre de l’offre et de la demande nécessite un catalyseur dont des agents pour informer, préparer, choisir, sélectionner, acculturer, etc. La notion de « prescription » prend alors une dimension particulière dans un système caractérisé par une double variable : d’un côté, il y a la sélection des œuvres qui s’opère avant même la phase de production (tri des œuvres, orientation des artistes dans la composition, et d’autre côté, il y a la promotion des œuvres qui se déroule après la production, et cela d’une manière centralisée (par les médias de masse) ou décentralisée (bouche-à-oreille, internet, ou directe). Il faut en conclure que, avec l’évolution rapide des technologies numériques (entre autres), la structure méta-informationnelle de la filière de la musique enregistrée est susceptible de connaitre de profonds changements.

 

Parler ainsi de production et de distribution des œuvres musicales implique aussi de considérer les différentes étapes de la chaîne de valeur de l’industrie de la musique enregistrée. Cela permettrait par la suite de mieux appréhender les impacts éventuels de l’évolution technologique sur chacune de ces étapes.

 

1.1.3. Les étapes de la chaîne de valeur de l’industrie de la musique enregistrée

 

Bourreau et Gensollen (2006) mentionnent que les industries culturelles sont innovantes dans le sens où « chaque produit est un prototype et les auteurs, qui sont l’analogue des bureaux d’études pour les industries traditionnelles, ne dépendent pas directement des entreprises » (p. 4). En fait, l’innovation de produit dans toute entreprise industrielle revêt un double aspect : d’un côté, la conception du produit en question, et d’un autre côté, la recherche ou la « création » de demande qui serait adaptée à un tel produit. Les auteurs mettent ainsi un accent sur ce caractère innovant des œuvres musicales dans les différentes étapes identifiées de la production et de la distribution de ces œuvres. En réalité, deux fonctions sont à remplir en ce qui concerne ces étapes : l’innovation, d’une part, et la confection du produit distribué finalement, d’autre part.

 

L’innovation elle-même est composée de deux phases :

 

  • D’un côté, la recherche des talents et cela à travers l’appréciation des morceaux déjà conçus grâce au faible coût de réalisation d’un prototype (une analogie faite à l’édition littéraire : la recherche se fait à travers les écrits et non forcément en préjugeant de la qualité des auteurs en présence). L’éditeur peut être passif dans sa recherche (des talents) en appréciant tout simplement les morceaux (les « démos ») qui lui parviennent des artistes, ou bien actif en portant son attention sur les scènes des spectacles vivants, par exemple (sans que les artistes ne sollicitent nécessairement l’intérêt de l’éditeur vis-à-vis de leurs œuvres). « Il choisit, d’après ce qu’il sait des goûts du public, les artistes ayant des chances de succès et il parie sur la diffusion de leurs œuvres» (Bourreau & Gensollen, 2006, p. 4).

 

  • D’un autre côté, la promotion des œuvres musicales auprès du public, une phase importante pour les biens d’expérience afin d’orienter la demande vers l’offre ainsi créée à travers les méta-informations.

 

Pour ce qui est de la confection du produit finalement distribué, celle-ci comprend également deux étapes distinctes :

 

  • D’un côté, la production proprement dite : enregistrement, confection de la matrice (ou master), tirage (pressage) des disques (ou autres supports) ou bien duplication des fichiers électroniques, et traitement éventuel des supports pour protéger contre la copie ultérieure (utilisation de dispositifs de protection tels que le Digital Right Management ou DRM).

 

  • D’un autre côté, la distribution des supports, soit de manière physique en recourant à des canaux de distribution « traditionnels » (les magasins), soit de manière dématérialisée par internet (site e-commerce, réseaux peer-to-peer, …).

 

Cette présentation des grandes étapes de la chaine de valeur de l’industrie musicale ne tient pas compte de l’ordre dans lequel elles sont réalisées. Bourreau et Gensollen (2006) ont essayé de décrire les divers processus relatifs à ces différentes étapes en établissant la chronologie suivante (cf. Figure 1 – Cartographie des acteurs de l’industrie de la musique enregistrée) :

 

  • La création musicale : les artistes composent (ou encore interprètent) des œuvres musicales, et les producteurs découvrent des talents. Généralement, la recherche des talents (scouting) est réalisée par des entreprises de taille modeste (labels indépendants) qui « risquent » sur certains artistes et, en cas de succès, sont rachetées par des grands producteurs (majors).

 

  • La production des œuvres sélectionnées : après réalisation des enregistrements en studio, ceux-ci sont copiés sur un support (le master), et des exemplaires sont enfin produits pour être vendus.

 

  • La distribution proprement dite : acheminement des exemplaires vers des grossistes et vers des détaillants.

 

  • La commercialisation des supports produits par des vendeurs finals (indépendants, disquaires, grande distribution, distributeurs spécialisés, etc.) auprès des consommateurs finals.

 

  • La promotion auprès du public à travers des prescripteurs (médias de masse) généralement à l’initiative des producteurs.

 

Toutes ces étapes supposent que les fournisseurs d’équipements de lecture des supports relatifs aux œuvres musicales (équipements matériels tels que lecteurs CD/DVD, baladeurs, chaine hi-fi, etc. mais aussi logiciels) considérées ont préalablement vendus les appareils permettant aux consommateurs potentiels de profiter de ces œuvres.

 

« Il existe enfin deux catégories d’acteurs qui jouent également un rôle important dans la filière musicale : les éditeurs, qui possèdent les droits sur les partitions et les textes et les producteurs de spectacle, qui assurent l’organisation des tournées » (Bourreau & Gensollen, 2006, p. 6).

 

Figure 1 – Cartographie des acteurs de l’industrie de la musique enregistrée

Source : Bourreau et Gensollen (2006)

 

Toujours en ce qui concerne le fonctionnement des entreprises de l’industrie de la musique enregistrée, deux principaux modèles peuvent être identifiés, au regard des deux phases correspondant à l’innovation (à savoir la recherche de talents et l’innovation) (Bourreau & Gensollen, 2006) :

 

  • Le modèle push lorsque la phase de promotion concerne l’essentiel des efforts réalisés. « Le mode push se caractérise par le fait qu’il suffit d’attirer l’attention du public sur une œuvre pour créer une demande et déclencher la consommation de cette œuvre» (Bourreau & Gensollen, 2006, p. 6). En d’autres termes, la fonction « promotion » joue un rôle crucial dans le succès et recevant la part majoritaire des investissements (en termes d’innovation), au détriment de la fonction « recherche de talents ». Ainsi, les producteurs misent sur le succès d’une œuvre et décident d’acheter les services des médias de masse pour promouvoir cette œuvre (par exemple, par la répétition de l’œuvre musicale à la radio). Désormais, les consommateurs ont en quelque sorte besoin de méta-informations pour s’informer sur une œuvre avant de les consommer, que ce soit via des critiques émanant des médias de masse ou des publications spécialisées, via des avis des utilisateurs qui ont déjà « gouté » à l’œuvre et qui ont partagé leurs opinions (bouche-à-oreille ou internet), ou encore via l’écoute d’échantillon de l’œuvre.

 

  • Le modèle pull lorsque la phase de recherche de talents tient une place principale dans l’innovation réalisée. Ce modèle est fortement associé aux enjeux des gouts et préférences des consommateurs potentiels : question de représentation individuelle pour des goûts très flexibles, ou de représentation sociale lorsque le bien émet un signal social ou lorsque sa consommation peut servir de support au lien social. En effet, à côté des efforts promotionnels réalisés du côté de l’offre, il faut reconnaitre que la consommation d’un bien est aussi influencée par les caractéristiques même de ce bien. Autrement dit, le succès d’une œuvre auprès d’un consommateur potentiel dépend (au moins en partie) de la qualité telle qu’elle apparait à ses yeux. En matière de préférence, les goûts peuvent être « dispersés » horizontalement si les consommateurs ont à peu près les mêmes goûts : le recours au modèle push est ainsi justifié car la recherche des talents occasionnerait des dépenses relativement faibles.

 

Dans la réalité, il est possible de composer les deux modèles pour faire naitre un modèle hybride, un modèle intermédiaire se situant entre ces deux extrêmes décrits ci-dessus (push et pull). En tout cas, il apparait important de se pencher plus en profondeur sur la question de l’utilité de la consommation d’une œuvre musicale.

 

1.1.4. Utilité de la consommation d’une œuvre musicale

 

Bourreau et al. (2007) identifient trois représentations qu’ont généralement les consommateurs des œuvres musicales. L’appréhension de ces différentes représentations tient son importance par le fait qu’elles conditionnent le jugement qui pourrait être porté sur une éventuelle évolution économique, technique ou juridique. « Selon le métier qu’ils exercent, les acteurs de la filière de la musique enregistrée participent plus ou moins de l’une ou l’autre vision, les labels et studios se plaçant plutôt dans une optique de biens culturels, les autres métiers se répartissant entre les deux autres selon la confiance qu’ils font au pouvoir de prescription des médias » (Bourreau et al., p. 6). Du coup, la représentation de l’utilité de la consommation d’une œuvre musicale devrait influer sur les scénarios possibles d’évolution du secteur.

 

Ainsi, l’œuvre musicale peut être appréciée comme un bien d’expérience, un bien social ou un bien culturel :

 

  • Comme prérequis à la représentation de l’œuvre musicale, comme bien d’expérience, il est supposé que chaque individu est associé à des préférences biens définies et exogènes. Les gouts sont ainsi innés, c’est-à-dire formés dans les bas âges et font l’objet de peu de modification à moyen terme par la consommation. Cette représentation suppose aussi comme prérequis un marché « équipé » en ce qui concerne les dispositifs de diffusion de méta-informations, du fait qu’une œuvre musicale n’est susceptible d’être connue avant d’être consommée. Deux cas peuvent exister en ce qui concerne le système critique destiné à éclairer les consommateurs sur la qualité de l’œuvre considérée :

 

  • Pour une qualité verticale de l’œuvre, c’est-à-dire un rapprochement des jugements des consommateurs, le cas le plus réaliste, « l’utilité de la consommation d’une œuvre par un certain consommateur étant d’autant plus grande que cette œuvre est proche de ses goûts» (Bourreau et al., p. 6).

 

  • Pour une qualité horizontale de l’œuvre (forte hétérogénéité des jugements des consommateurs), « le système prescriptif est plus performant pour informer ex post les consommateurs de l’emplacement des œuvres que pour indiquer ex ante aux artistes l’emplacement des consommateurs» (ibid.). En effet, il apparait que les labels sont plus motivés à diffuser des œuvres nouvelles auprès d’audiences ciblées plutôt que d’informer les artistes sur les préférences potentielles des consommateurs.

 

Ainsi, si les consommateurs ont tendance à une représentation de l’œuvre musicale comme bien d’expérience, internet devrait jouer un rôle central dans la construction et le développement d’un système critique d’efficacité. Dans ce cas, « les contenus se numériseront lentement, pourront être protégés et, dans le même temps, […] internet servira principalement à la diffusion et à l’échange de méta-informations » (ibid.).

 

  • Dans une représentation de l’œuvre musicale comme bien social, celui-ci n’est pas consommé pour lui-même mais en tenant compte d’un phénomène de mode (les consommateurs s’imitent entre eux). Il se peut aussi que les consommateurs s’envoient des signaux par le biais de leur consommation. Du fait que le contenu de l’œuvre musicale importe peu sur le bien-être social, un système complexe de critique destiné à juger les œuvres telles qu’elles sont apparait moins performant qu’un système de prescription centralisé. « En réalité, si l’œuvre musicale est un bien social, l’utilité d’une œuvre pour un consommateur dépend du fait que d’autres l’auront consommée et qu’il sera possible pour les uns et les autres de parler ensemble de leurs expériences» (ibid.). Il faut tout de même mettre une nuance à ce phénomène, reconnaissant par-là que les consommateurs devraient avoir un minimum de reconnaissance de la qualité intrinsèque de l’œuvre en question.

 

  • La représentation de l’œuvre musicale comme un bien culturel suppose une possibilité d’évolution des gouts des consommateurs, variant alors au rythme des consommations passées. Trois schémas peuvent expliquer la dynamique des utilités :

 

  • L’utilité de l’individu considéré se base sur une sorte de capital culturel qui, lui-même, dépend de l’historique de la consommation de l’individu, faisant de lui un amateur plus ou moins compétent. Il y a alors une forte incertitude lorsque cet individu fait face à un choix entre consommer une œuvre d’un genre qu’il a déjà connu ou bien investir dans la constitution d’un capital culturel nouveau : l’individu se questionne sur l’apport de l’œuvre en termes d’utilité, et surtout sur l’apport sur le long terme suite à une acculturation que provoquera probablement la consommation de l’œuvre.

 

  • L’utilité de l’individu considéré s’appuie sur une sorte de capital culturel social dont la constitution implique les apports collectifs des différents membres de la société (ou du groupe d’appartenance de l’individu). L’incertitude est encore plus forte que précédemment car les avis des autres membres ne sont pas connus d’avance (sur une œuvre nouvelle).

 

  • L’utilité de l’individu considéré « dépend de ses capacités à contribuer, même marginalement, au capital culturel social en imitant ou en reprenant des œuvres nouvelles» (ibid.). L’ouverture des œuvres et la possibilité de les modifier sont alors déterminantes, et l’utilité d’une œuvre nouvelle est fonction de l’ensemble des œuvres constituant le capital culturel social ainsi que de la combinatoire que toutes ces œuvres peuvent induire à travers leurs composants élémentaires.

 

 

A travers ce survol de la filière de la musique enregistrée, il est compris qu’il s’agit d’un secteur en constante évolution, dépendante des innovations des technologies numériques. Il faut aussi souligner que la filière n’est pas à sa première crise, et que toutes les grandes perturbations survenues sont quasiment toutes relatives à des innovations technologiques à propos des contenants (supports) des œuvres musicales. Ces remarques sont importantes lorsqu’il est question d’aborder une autre crise déclarée suite à l’arrivée de nouvelles technologies des médias, survenue depuis le début du XXIème siècle.

 

 

1.2. Crise de la filière de la musique enregistrée

 

Dans un premier temps, il convient d’apprécier la crise en question à travers des éléments historiques de sa formation. Ensuite, sera appréhendé le caractère essentiellement paradoxal de cette crise.

 

1.2.1. Un historique de la crise

 

Les évènements ayant conduit à la crise de la filière de la musique enregistrée (la crise dont il est question dans la présente mémoire) datent de la fin du XXème siècle lorsque « l’industrie du disque subit de profonds bouleversements » (Bissonnette, 2009, p. 1). Cette crise est caractérisée par un double mouvement quelque peu paradoxal sur le marché de la musique enregistrée : d’une part, la consommation musicale (en considérant le sens large du terme) s’est « bien portée », une situation devant être prometteuse pour les acteurs de l’offre, mais, d’autre part, il est constaté une diminution « inquiétante » des ventes des supports physiques des œuvres musicales (cf. section suivante : 1.2.2. Une crise paradoxale de la musique enregistrée). Généralement, cette crise est associée à une convergence d’internet et de la musique enregistrée, internet devenant en quelque sorte le lieu par excellence d’échange informel de morceaux musicaux en format mp3.

 

Il faut dire que l’avènement d’internet et des technologies numériques d’une part, et les modes de consommation induits par cet avènement d’autre part, ont conduit à une mutation de l’industrie de la musique enregistrée, de l’industrie du disque en particulier : il y a probablement une différence qui se creuse entre les modèles économiques « traditionnels » et ceux qui émergent avec cette mutation. En fait, les échanges gratuits (dont des échanges illégaux) sur internet ne cessent de se développer, des pratiques qui attirent surtout les jeunes consommateurs. Pour se permettre une perspective quant à l’avenir du secteur de la musique enregistrée, il apparait qu’un survol historique de cette crise ne serait pas inutile. En effet, comme le montre l’expérience du passé, « ce n’est pas la première fois que l’industrie du disque connaît une crise des ventes et les présumés responsables de l’époque, la radio dans les années 1920, ou les cassettes un demi-siècle plus tard, devinrent par la suite les moteurs d’une nouvelle phase de croissance » (Curien & Moreau, 2006).

 

Désormais, il est possible de parler déjà de dématérialisation de la musique numérique avec l’utilisation du « compact disc » (CD), naissant aux débuts des années 1980. Mais, à défaut de moyens de stockage de masse des fichiers musicaux et des outils de communication permettant de les partagers de manière fluide, les maisons de disques detenaient pratiquement toujours le monopole de la vente dans la filière de la musique enregistrée jusqu’à la fin du XXème siècle. Cela s’explique par la presque impossibilité de dissocier les fichiers musicaux de leurs supports physiques (les CD). Mais, à partir du moment où le monde a connu la démocratisation d’internet dans la fin des années 1990, le téléchargement de musique numérique devient une pratique qui s’est vite développée avec la découverte de moyens pour compresser les fichiers, dont le MPEG Layer 3, permettant de diviser par 12 environ la taille de ceux-ci, facilitant alors le transport et la transmission en ligne. A remarquer qu’avant la naissance de Napster en janvier 1999, un logiciel d’échange de fichiers musicaux de format mp3 ayant fait basculer à une échelle globale le téléchargement illégal de musique, il existaient déjà des systèmes d’échanges. Grisot (2008) mentionne qu’en 1996 apparaissaient aux Etats-Unis (l’année suivante en France) des articles évoquant une certaine inquiétude à ce sujet, notamment en ce qui concerne la violation des droits d’auteurs que ces pratiques entrainaient.

 

A propos de Napster, il importe de noter que son créateur, le jeune américain Shawn Fanning, l’a initialement conçu pour le distribuer dans son cercle d’amis. Mais, dès son lancement en juin 1999, le succès sur le site download.com fut immédiat que le système comptait plus de 60 millions d’utilisateurs après deux ans d’utilisation. Après la fermeture de Napster suite à une longue bataille judiciaire menée par les majors, d’autres serveurs (Kazaa, Gnutella, etc.) avaient pris le relais : il se serait échangé environ 800 millions de fichiers mp3 sur les sites peer-to-peer (P2P) en 2004. Par conséquent, les maisons de disques voyaient leurs chiffres d’affaires diminuer substantiellement : de 26% entre 1999 et 2003 aux Etats-Unis, même si la baisse était encore de 3% en France. Dès lors, le « piratage » est pointé du doigt comme le facteur unique de cette baisse, une thèse qui a par la suite lourdement impacté sur l’histoire de la musique enregistrée dans la cadre de cette évolution (Grisot, 2008).

 

En effet, les maisons de disques ont alors adopté des stratégies nécessairement répressives vis-à-vis des échanges de fichiers musicaux sur internet. L’action en justice contre Napster ainsi que d’autres acteurs du peer-to-peer en est un exemple illustratif des plus marquants.

 

Giacomazzi (2008) constate que les maisons de disques ont d’une certaine manière sous-estimé la portée d’internet et du numérique sur leurs activités, ces acteurs estimant pouvoir contrôler les impacts de ces éléments (internet et le numérique) sur leur marché. Au lieu de s’adapter à l’évolution manifeste de leur environnement, ces acteurs ont pensés pouvoir maîtriser celui-ci, l’aprivoiser en maintenant leur modèle économique : ils ont alors focalisé leurs principaux efforts dans le combat contre le piratage. Ainsi, dès 2001, ces maisons de disques ont entamé des opérations de grande envergure en dotant les CD, principaux supports de la musique enregistrée d’alors, de système DRM. Ce procédé a permis de déterminer et ainsi de limiter l’usage pouvant être fait de ces supports physiques : transfert sur un baladeur numérique ou un autre ordinateur, copie, lecture à partir de différents appareils, durée d’usage, chargement utilisant un logiciel non-agréé, etc. (Chantepie & Le Diberder, 2005)

 

Mais, très vite, le système DRM s’est heurté à un certain nombre de limite. Premièrement, ce système de protection ne permettait pas (du moins au début de son utilisation) non plus (en sus des utilisations prohibées) à l’utilisation licite d’un CD du fait qu’il n’était pas possible de le « lire » (et non nécessairement « copier ») sur un ordinateur ou encore sur un lecteur de voiture. Ensuite, le système entre en conflit avec le droit à réaliser une copie privée ainsi qu’avec le principe de limitation de l’utilisation dans le temps du droit d’auteur. Aussi, il faut également citer un certain entrave au respect de l’utilisation des données personnelles (et donc au respect de la vie privée) en obligeant la transmission d’informations personnelles provenant d’un ordinateur servant de lecture des fichiers du CD en question. Certes, il est à reconnaitre une efficacité (même limitée) relative de ces dispositifs de protection sur le plan technique, mais les effets sur les consommateur sont parfois comprométants : Le système DRM de Sony BMG ayant masqué la présence d’éventuels virus informatiques, les consommateurs sont frustrés et se sont montrés réticents vis-à-vis de ces dispositifs, devenant alors un facteur qui a détourné davantage les acheteurs potentiels du support CD (Curien & Moreau, 2006).

 

En parallèle à ces moyens techniques, les maisons de disques ont aussi usé de l’arme judiciaire en partant en croisade pour essayer d’exterminer les logiciels de transmission gratuite et illicite de grande quantité de fichiers musicaux numériques. Ainsi, en 2001, des réseaux de traffic de fichiers électroniques tels que mp3.com et Napster ont été obligé de cesser leurs activités qui ne respectent pas les dispositions réglementaires sur le copyright, des évènements judiciaires très médiatisés de cette époque. Les développeurs informatiques ripostent en créant des logiciels de téléchargement peer-to-peer (P2P) pour pouvoir échapper aux poursuites judiciaires : il s’agit d’un système de partage suivant une structure décentralisée où chaque adhérente du réseau est à la fois « client » et « serveur ». Les attaques des maisons de disques se tournaient donc vers les internautes eux-mêmes (puisqu’il n’est pas possible de poursuivre judiciairement ces logiciels) : plus de 20 000 procès engagés, concernant 17 pays, à la fin de l’année 2015 (Giacomazzi, 2008).

 

Force est de constater que ces poursuites judiciaires n’ont pas véritablement résolu les problèmes relatifs à l’impact d’internet et du numéric sur l’industrie de la musique enregistrée. En effet, il n’est pratiquement pas possible d’attaquer les réseaux de logiciels libres sur lesquels s’appuient le partage de fichiers numériques sur internet, d’une part, et les logiciels P2P évoluent également de manière à garantir l’anonymat des internautes qui échangent sur ces réseaux, d’autre part. De plus, les réseaux P2P ne sont pas les seuls outils permettant l’échange des fichiers musicaux, en considérant par exemple des procédés alternatifs tels que peer-to-mail (à travers le courrier électronique), réseaux privés d’entreprises, réseaux privés d’universités, etc.

 

Par ailleurs, Sok (2007) identifie trois principales sources de cette crise de la filière de la musique enregistrée du XXIème siècle :

 

  • D’abord, « à cause de la bulle internet en 2000, les maisons de disques se sont montrées trop réticentes face aux nouvelles technologies» (Sok, 2007, p. 17). De telle méfiance vis-à-vis d’internet et de l’évolution des technologies numériques a été conjugué avec une difficulté des maisons de disques à trouver un compromis avec les différents interlocuteurs du marché de la musique enregistrée. Cela a constitué un frein à la mise en place de plateformes commerciales destinées à des échanges légaux de fichiers musicaux numériques. Il faut aussi citer l’absence d’harmonisation de la législation internationale sur le sujet laissant subsister un grand flou juridique, ce qui ne peut que favoriser le partage de contenus sans occasionner de rétributions d’usage.

 

  • Ensuite, il faut le rappeler, les maisons de disques n’ont pas su anticiper la mutation technologique. Elles ont alors sous-estimé les potentialités d’internet et du numérique (en tant qu’outils marketing, par exemple), ce qui a profité à d’autres acteurs comme les créateurs de logiciels. Voulant probablement entretenir le statu quo, les maisons de disques ont refusé la collaboration avec des sites de téléchargement (E-mule, Kazaa, Napster, etc.). Du coup, elles sont doublement perdantes : voyant leur empire s’écrouler à cause de l’évolution des technologies numériques, ces maisons de disques ont aussi laissé passer des opportunités de croissance considérables, au bénéfice de nouveaux acteurs entrant ainsi dans le secteur de la musique enregistrée mais sur les créneaux de la dématérialisation.

 

  • En effet, les maisons de disques n’étaient pas préparées à l’entrée de nouveaux acteurs dans leur secteur : YouTube, Apple, Myspace, etc. Ce sont des entreprises qui ont parvenu à attirer de grands nombres d’internautes et qui ont su exploiter leurs réseaux respectifs pour générer des profits considérables : cela démontre d’ailleurs une partie des potentiels d’internet et du numérique en termes de rentabilité que les maisons de disques n’ont pas tenue compte.

 

L’industrie musicale à la fin du XXème siècle est alors confrontée à une double évolution :

 

  • D’un côté, la naissance de la musique dématérialisée avec la facilitation du transport et de la transmission des fichiers électroniques musicaux grâce aux technologies de compression (dont les fichiers mp3) ;

 

  • D’un autre côté, le développement des échanges de fichiers musicaux sur les réseaux internet qui offrent de plus en plus de possibilités pour réduire considérablement les coûts de transaction.

 

Il faut dire que la convergence technologique a connu une accélération considérable à partir de 2002, ce qui fait que certains auteurs considèrent que la crise a véritablement commencé à compter de cette année (Giacomazzi, 2008 ; Grisot, 2008).

 

1.2.2. Une crise paradoxale de la musique enregistrée

 

« La révolution numérique a placé l’industrie de la musique enregistrée au cœur d’un processus de « destruction créatrice », au sens de l’économiste autrichien J.A. Schumpeter » (Curien & Moreau, 2006, p. 109). Giacomazzi (2008) considère le bouleversement de cette industrie en s’appuyant sur le développement d’autres secteurs d’activité pour soutenir cette thèse de la « destruction créatrice » pour la filière musicale : le chemin de fer a mis fin à l’âge d’or des sociétés de transport de diligence, mais cela a permis à une révolution du transport en termes d’amélioration du confort des passagers ; de même, l’ère de la transformation numérique a bouleversé l’organisation de l’industrie musicale, aussi bien du côté de l’offre que celui de la demande. La première décennie du XXIème siècle est donc désignée comme la période de transition dans cette « destruction créatrice » : durant cette période s’opère le processus de destruction des structures existantes. L’auteur attendait alors que, après cette phase transitoire, « les maisons de disques sont appelées à se muer en maison de musique » (Giacomazzi, 2008, p. 5).

 

Désormais, la crise de l’industrie de la musique enregistrée n’est pas caractérisée par une décroissance généralisée, accompagnée par une forte réduction des intérêts portés par le public aux produits du secteur touché, comme c’est souvent le cas en ce qui concerne certains domaines (crise boursière, crise immobilière, crise financière, etc.). En fait, la crise elle-même concerne plus précisément (du moins de manière directe) les majors. Ce sont eux qui connaissent de forte décroissance dans leurs activités au fil du temps. En réalité, cette crise ne s’accompagne pas d’une réduction de l’intérêt porté par le public aux produits de l’industrie musicale. Il y a des raisons qui laissent penser que c’est plutôt le contraire qui s’est produit et qui continue à se produire :

 

  • Le réseau internet lui-même ne cesse de se développer : « chaque jour, l’accès à Internet s’étend sur la planète, facilité par le développement de nouvelles technologies qui donnent accès à des lignes et à des débits de plus en plus hauts à des coûts de plus en plus bas» (Grisot, 2008, p. 6). Cela donne davantage d’aisance dans le transfert des fichiers musicaux dématérialisés sur internet.

 

  • L’augmentation de la capacité de stockage des appareils dédiés spécialement ou non à la musique (baladeur, ordinateur, etc.). Cela devrait accroitre la motivation des individus à télécharger davantage des fichiers musicaux et à étendre leurs bases de données musicales.

 

  • Le développement du streaming, l’écoute de morceau musical (et/ou le visionage de clip en ligne) sans nécessairement en télécharger le contenu pour ensuite le stocker localement.

 

  • L’accroissement exponentiel du nombre d’internautes qui s’intéressent au téléchargement de fichiers musicaux.

 

  • La multiplication des outils permettant le partage des fichiers musicaux, que ce soit de manière licite ou non.

 

Plus proprement alors, la crise dont il est question ici concerne en premier lieu les supports physiques qui perdent de plus en plus de place sur le marché de la musique enregistré. En effet, la « convergence des médias » joue en faveur des fichiers dématérialisés, délaissant les supports physiques. « La standardisation des fichiers numériques fait qu’ils peuvent être lus par plusieurs types de terminaux : téléphones mobiles, baladeurs numériques voire lecteurs DVD, dont les ventes explosent, et qui constituent de nouveaux moyens pour lire la musique téléchargée » (Grisot, 2008, p. 7).

 

Il suffit de se mettre à la place d’un agent économique rationnel pour juger du choix qu’il ferait devant deux types de produits substituables (répondant à un même besoin ou groupe de besoins) mais de caractéristiques très différents. En effet, il est attendu que l’acheteur potentiel des produits de la musique enregistrée fera un arbitrage entre ces deux types de produits.

 

D’un côté, il y a les produits transportés (gravés) sur des supports physiques (CD/DVD essentiellement). Ils peuvent donc être assimilés à des biens matériels :

 

  • Ces produits ont une transportabilité très limitée : combien de CD/DVD une personne peut-elle transporter ?

 

  • Ils sont achetés à des prix relativement élevés : ces prix contiennent au moins les coûts de production, de distribution et les marges bénéficiaires,

 

  • Ils sont soumis à des contraintes non négligeables en ce qui concerne sa transmission. En effet, sur ce dernier point, il faut entre autres citer comme contraintes :

 

  • Le risque de perte ou de dommage sur les supports physiques : un CD/DVD abimé connaitra forcément une perte très conséquente de sa valeur,

 

  • La dépossession que la transmission occasionne : un CD/DVD ne peut pas être en deux lieux différents à la fois, Celui qui transmet un CD sera ainsi privé de la détention et de l’utilisation de ce CD.

 

  • L’existence d’un dispositif de protection (DRM) empêchant la duplication ou la copie privée des supports physiques.

 

D’un autre côté, il y a les fichiers numériques dont le transport et la transmission (d’un individu à un autre) pourraient être réalisés indépendamment des supports physiques sur lesquels ils sont stockés initialement :

 

  • Ces fichiers ont une transportabilité quasi-illimitée de telle sorte qu’il est possible de transporter des milliers (voire des dizaines, des centaines, … de milliers) de fichiers dans un seul support (sans parler de la possibilité d’effacer même ce support en considérant l’écoute en streaming sur internet) ;

 

  • Ils peuvent être achetés à des prix relativement inférieurs : outre le fait de ne pas avoir à payer le prix du support, il est désormais possible de faire des achats par titre et non pas par album (comme c’est essentiellement le cas pour l’achat d’un CD/DVD : il faut acheter tous les titres même si quelques-uns seulement intéressent l’acheteur) ;

 

  • Ils ne sont pas nécessairement soumis à des contraintes relatives aux supports physiques :

 

  • Le risque de dommage et perte pourrait être moindre du fait de la dissociation des fichiers électroniques musicaux avec ses supports physiques traditionnels, les CD/DVD. Néanmoins, cela reste à nuancer car les fichiers transportés nécessitent (au moins temporairement) un support « alternatif » (disque dur externe, flash disc, etc.) : un dommage physique sur ce support alternatif lorsqu’il s’agit transporter un grand nombre de fichiers pourrait causer des dégâts encore plus considérables.

 

  • Aucune dépossession lors d’une transmission, le transfert étant associé à une copie et non à un déplacement de fichiers.

 

  • Les obstacles relatifs à la duplication des fichiers sont généralement réduits à néant (tout de même, il y a des fichiers soumis à protection limitant leur utilisation).

 

Ainsi, la crise vécue par l’industrie de la musique enregistrée depuis le début des années 2000 est paradoxale. D’une part, il y a une baisse continuelle des ventes des supports physiques (CD) musicaux : le chiffre d’affaires des maisons de disques en France a ainsi connu une baisse de 45.2% (donc en valeur) entre 2002 et 2007, la baisse de la quantité des disques vendus est de l’ordre de 52.9% dans cette période (Grisot, 2008). Aussi, dans le monde, « depuis 1999, les ventes de disques et supports audio ont chuté dans le monde » (Grisot, 2008, p. 8). Le « centre de gravité » de la distribution des produits musicaux s’est donc déplacé essentiellement. Dans son rapport pour l’année 2006, l’IFPI (International Federation of the Phonographic Industry) estimait que près de 1.2 milliards de CD, soit 37% de ceux achetés dans le monde ne respectaient pas le droit d’auteur. Pour l’IFPI, ces CD pirates représentent l’équivalent de 4.5 milliards de dollars perdus pour les maisons de disques. Le marché français du CD audio a connu une chute (la plus importante en Europe) des ventes de 11% en volume, soit de 14% du chiffre d’affaires du secteur entre février 2007 et février 2008 (Grisot, 2008). A l’échelle mondiale, les ventes de DVD audio ont aussi baissé depuis le déploiement de Napster, notamment entre 2007 et 2008 avec une baisse de 25% en volume.

 

D’autre part, toujours depuis le début des années 2000, « jamais la musique n’a été autant écoutée et aimée ; jamais la production n’a été à ce point diversifiée ; jamais la distribution, aussi universelle » (Bourreau, Gensollen, & Moreau, 2007, p. 15). Bourreau et al. (2007) soulignent ainsi l’omniprésence de la musique, les morceaux musicaux étant appréciés essentiellement pour leurs caractères intrinsèques, à l’aune des concerts qui attirent davantage de spectateurs. Cette omniprésence de la musique s’explique également dans le rôle social que jouent les produits musicaux qui s’intègrent presque facilement aussi bien dans les sonneries des téléphones jusqu’aux animations des sites internet. Entre 1998 et 2004, la fréquentation des spectacles vivants (concerts) a connu une hausse de 70%, laissant croire que les consommateurs des œuvres musicales modifient de manière substantielle leur budget en matière de dépense culturelle, en défaveur des supports physiques (Grisot, 2008).

 

Il faut alors dire que cette crise peut être assimilée à un remplacement (progressif certes, mais à une vitesse plus ou moins accélérée proportionnellement aux évolutions des technologies numériques) des CD par des fichiers numériques. Ce remplacement a comme principal moteur la réduction des coûts dans la production et notamment dans la distribution, c’est-à-dire une question d’efficience et non seulement d’efficacité : recherche de l’optimum en tenant compte des variables « qualité » et « coûts ». En fait, la qualité des musiques sur CD (format « wav » de débit très élevé) est assez satisfaisante comparée à celle d’autres formats de fichiers facilement transportables, donc compressés (le « mp3 » et le « wma » ont par exemple des débits très réduits qui impactent sur la qualité du son). La question de réduction des coûts (de production et de distribution) sera analysée plus en profondeur dans la partie suivante, mais il y a lieu seulement de mentionner la vraisemblance de cette baisse en considérant la dissociation des produits musicaux avec les supports physiques traditionnels qui leur servaient toujours de moyen de stockage, de conservation et de transport. Bourreau et al. (2007) parlent de gains de productivité permettant « une consommation plus diversifiée ainsi que le développement de pratiques intermédiaires entre la consommation et la production : les amateurs peuvent accéder à une qualité professionnelle pour les coûts limités d’un home studio » (p. 15).

 

Les maisons de disques n’ont pas vraiment compris les enjeux de cette substitution entre supports physiques et fichiers musicaux, cette dissociation des produits musicaux de leurs supports physiques, des opportunités de gains de productivité qu’offrent les nouvelles technologies numériques (au niveau de la production proprement dite et de la distribution). Du coup, ces maisons de disques n’ont pas été préparées à cette mutation du secteur de la musique enregistrée. Cela s’explique entre autre par leurs réactions vis-à-vis du changement de leur environnement : elles ont concentré leurs efforts dans des tentatives désespérées de maintenir le système existant sans chercher à adapter leurs modèles économiques pour survivre dans un climat leur devenant de plus en plus hostile.

 

Ces tentatives s’illustrent dans les procès intentés non seulement aux éditeurs de logiciels P2P mais également (et surtout) aux particuliers qui usent des téléchargements illégaux pour distributer (et se distribuer) les produits musicaux. Par exemple, la RIAA seul a mené une série de 15 000 procès en 2002 et 2003 avec des demandes de sanctions judiciaires lourdes aux téléchargeurs illégaux. Mais, les effets de ces stratégies d’attaque ont été très limitées car cela n’a pas empêché l’augmentation du nombre d’utilisateurs de ces logiciels : le nombre des personnes connectées aux réseaux P2P en 2005 (9 millions) représente 38% de plus que celui de l’année précédent et plus du double de celui de 2003. Les maisons de disques accusent également les Fournisseurs d’accès à internet (FAI) d’être des acteurs ayant favorisé le piratage musical en ligne. Il a été estimé en 2005 que 80% de la bande passante était consacrée à des téléchargements relatifs aux réseaux P2P, les FAI étant accusés d’être « passifs » devant ce phénomène car ils auraient même à gagner dans la croissance des flux de transferts de fichiers sur internet (Grisot, 2008).

 

Il est peut-être possible de dire que l’attaque constitue les principales stratégies adoptées par les majors pour faire face à la crise, une attaque non seulement à l’endroit de divers acteurs mais aussi à l’encontre même des facteurs d’évolution du système existant. En un sens, les maisons de disques se sont détournées d’internet et des nouvelles technologies numériques. Probablement, elles ont jugé trop coûteux le choix d’investir dans ces nouveaux éléments technologiques par rapport à ces stratégies d’attaque pour conserver leurs positionnements d’alors sur le marché de la musique enregistrée. Aussi, en complément à ces stratégies (d’attaque), les majors ont cherché à exploiter de nouvelles voies d’expansion à travers une stratégie dite de « 360 degrés » dans le but de trouver de « nouveaux supports » et d’utiliser de nouveaux supports pour la commercialisation des produits musicaux (IFPI, 2008). Cette stratégie se repose sur trois principes majeurs :

 

  • L’émancipation des artistes de leur maison de disque : c’est une stratégie qui consiste à dissocier les œuvres musicales de leurs supports physiques à travers un phénomène « d’alliance de marque ». En fait, il s’agit pour un artiste de s’allier à une entreprise dans le cadre d’une campagne de promotion avec comme contrepartie un soutien financier très important. Voici quelques exemples illustratifs : Lenny Kravitz qui a composé un titre pour Absolut (une marque d’alcool) en 2006, l’association entre Mika et Nokia pour promouvoir les produits de la marque, la participation de Feisl à une campagne TV d’Apple pour la promotion du baladeur « Ipod Nano ». Une prédiction a même été que « l’apport des marques au budget des maisons de disques, et à la rémunération des artistes, avoisinera 25% en 2010» (Grisot, 2008, p. 105). Cependant, cette la stratégie « 360 degrés » via ce principe comporte le risque de banalisation de la musique, une standardisation qui pourrait tuer son originalité.

 

  • L’alliance des majors avec les FAI, une alliance pouvant être qualifiée « d’artificielle » du fait de nombreuses accusations que les maisons de disques ont fait porter sur ces FAI de favoriser le piratage. Le premier pas a été entamé par Universal qui s’est associé à 9 Telecom pour un bouquet offert en 2007 comprenant la communication (internet haut débit, ligne téléphonique, chaînes de télévision) et un téléchargement illimité relatif au catalogue de la maison de disques. D’autres partenariats sont noués entre des majors et des sites internet tels que Google, MySpace, YouTube, etc. sur lesquels il est possible de télécharger et/ou écouter des morceaux ; ces sites versent ensuite des contreparties, un pourcentage de leurs recettes publicitaires. Ce principe d’alliance des FAI avec les maisons de disques montrent que celles-ci commencent à comprendre l’inéluctabilité des canaux internet pour le secteur de la musique enregistrée.

 

  • Un contrôle accru des majors sur les produits dérivés et les spectacles vivants : de nombreux exemples illustrent ce principe. En janvier 2008, Warner a choisi d’acquérir Jean-Claude Camus Production (qui gérait les tournées de Johnny Halliday et de Michel Sardou, de même que Sony-BMG a racheté Arachnée (qui organisait les tournées de Jennifer). « On peut remarquer que l’arrivée des majors et des grands acteurs de l’industrie musicale aura certainement des conséquences importantes sur l’organisation du secteur du spectacle vivant : les moyens financiers des grandes maisons de disques leur permettent de prendre le contrôle de beaucoup d’acteurs de la filière» (Grisot, 2008, p. 105).

 

A force d’attribuer les problèmes qu’ils ont rencontrés dans cette crise aux seuls facteurs de « piratage » et d’échange des fichiers musicaux sur internet, les maisons de disques ont négligé les impacts de la mutation technologique sur le secteur. C’est probablement ce qui explique (même en partie) l’échec de leurs interventions pour faire perdurer les sytèmes traditionnels. En effet, outre les pratiques illégales qui n’expliquent qu’une partie de la crise, l’essentiel des problèmes rencontrés par ces acteurs viennent de l’émergence d’un tout autre marché « différent de celui des supports, d’où un changement d’attitude de la part des consommateurs qui ne considèrent plus les disques comme auparavant » (Grisot, 2008, p. 8). Cela découle des nouvelles opportunités de commercialiser la musique, et ainsi de nouveaux modes de distribution différents des circuits traditionnels. Désormais, un simple particulier peut devenir un acteur de la distribution, en employant des outils à la portée même des consommateurs (ordinateurs, logiciels souvent gratuits et peu coûteux, et une connexion internet). La distribution se fait alors de manière de plus en plus désintermédiée, et les « majors » perdent leur monopole sur le marché des disques. « D’un système où les majors contrôlaient, de manière verticale, la production et la distribution, verrouillant ainsi l’acheminement de musique jusqu’au consommateur final, on est passé à un système dans lequel les consommateurs se servent directement à la source (la production) pour assurer eux-mêmes la distribution » (Grisot, 2008, p. 42).

 

Enfin, il convient de mentionner que la crise survenue dans le secteur de la musique enregistrée à partir du début du XXIème siècle est aussi « conjoncturelle » (Bourreau & Gensollen, 2006). En citant le cas français, la baisse des ventes de disques est également due à celle des revenus des consommateurs, notamment en 2003 (Bourreau & Labarthe-Piol, 2006). Plus proprement, cet élément conjoncturel pourrait être considéré comme un facteur « aggravant » la crise. Les consommateurs devenaient alors davantage sensibles vis-à-vis de leurs portemonnaies et sont en quelque sorte contraints de procéder à un arbitrage presque systématique dans leurs dépenses en produits culturels.

 

En fait, ce caractère conjoncturel de la crise pourrait être apprécié à travers la baisse tendancielle qu’a connue le marché de la musique enregistrée depuis 2002 (cf. Figure 2 – Evolution du marché mondial de la musique enregistrée). Des recherches réalisées par Oberholzer & Strumpf (2004, cités par Janowska, 2011) ont même donné des résultats quelque peu comprométtants sur le rôle joué par la numérisation et internet sur cette crise : « l’échange des fichiers musicaux sur l’Internet n’avait pas d’impact qui serait statistiquement significatif sur la chute des ventes des disques. Selon l’analyse, d’autres facteurs y ont joué un rôle important, parmi lesquels une situation macroéconomique qui serait défavorable pour les industries culturelles, la diminution du nombre de sorties des albums, la diminution de la variété de l’offre musicale, liée à une forte consolidation de la radio […] » (Janowska, 2011, p. 89). Certes, des recherches ultérieurs ont insisté sur la place centrale jouée par les évolutions des technologies numériques et internet dans cette crise (Kaplan & al, 2006), mais il y a lieu surtout de dire que ces évolutions n’ont pas été le seul facteur de cette perturbation de la filière de la musique enregistrée.

 

Figure 2 – Evolution du marché mondial de la musique enregistrée

Source : IFPI (HADOPI, 2012)

 

 

En conclusion, il apparait que la crise associée à l’industrie de la musique enregistrée concerne surtout les majors, liée au déclin du support « CD/DVD » en faveur des fichiers électroniques musicaux qui sont dissociés de leurs supports physiques traditionnels. Certes, il y a comme une prise de conscience des maisons de disques des enjeux forts de la mutation technologique et d’internet dans cette crise. Néanmoins, il semble qu’elles veulent toujours croire que cette perturbation est seulement une « histoire qui se répète », à l’aune des quelques crises « des supports » qui se sont déclenchées dans le passé. Dans cet ordre d’idées, il apparait que les majors ont surtout espérer un simple changement de supports « physiques », mais il s’avère que la transformation numérique a opéré une mutation bien plus profonde, non seulement en termes de supports mais également de modes de consommation des œuvres musicales.

 

 

Partie 2. Numérisation et internet : Evolution des supports et des modes de consommation

 

Cette deuxième partie de l’étude s’intéresse plus particulièrement aux impacts directs et/ou indirects de la numérisation et internet sur l’ensemble de la filière de la musique enregistrée. Ces impacts devraient être appréhendés en s’appuyant sur les diverses structures composant cette filière. Mais, il convient aussi d’apprécier les effets de la numérisation et internet en analysant la transformation de la nature même de l’œuvre musicale en devenant un bien numérique. Le véritable défi pour les acteurs de l’offre de ce secteur concerne alors stratégies devant permettre l’extraction de la valeur de ce bien numérique.

 

2.1. Impacts de la numérisation et d’internet sur l’industrie de la musique enregistrée

 

Pour avoir des idées sur l’avenir du secteur de la musique enregistrée, il apparait utile d’apprécier les impacts réels ou potentiels de la numérisation et d’internet sur l’ensemble de ce secteur. Il faut reconnaitre qu’il s’agit d’un exercice loin d’être aisé, surtout qu’il est nécessaire de ne pas se limiter à des faits souvent évoqués dans l’opinion publique (relayés généralement par la littérature scientifique) car il existe de nombreuses forces contradictoires qui agissent sur les différents acteurs de la filière à étudier.

 

2.1.1. Des faits avérés

 

Les travaux de Bourreau et Gensollen (2006) peuvent servir de cadre de référence pour apprécier les impacts d’internet des technologies numériques sur la production et la distribution de musique. Ces auteurs identifient trois aspects de la numérisation, trois perspectives résultant des impacts de la digitalisation :

 

  • Diminution des coûts de production sans que la numérisation ne joue nécessairement un rôle dans la distribution, les produits musicaux restent alors distribuer suivant les circuits traditionnels (c’est-à-dire avec des supports physiques soumis à protection ou non) ;

 

  • Distribution se faisant sur les réseaux en tant que fichiers numériques soumis à des dispositifs de protection, du point de vue technique et juridique ;

 

  • Distribution se faisant sous forme de fichiers non-protégés.

 

En fait, ces auteurs présentent les impacts directs ou non des technologies numériques et d’internet à divers niveaux : sur l’enregistrement et la production des supports, sur la distribution, sur la rémunération des artistes, sur la recherche des talents, et sur la promotion.

 

2.1.1.1. Réduction des coûts de production

 

Ainsi, au niveau de la production proprement dite, deux phases sont mises en exergue : l’enregistrement et la reproduction en plusieurs copies. En fait, l’enregistrement constitue la première copie, appelée matrice (master), d’une œuvre musicale captée lors d’une séance en studio ou lors d’un concert. Généralement, les coûts d’un enregistrement comprennent la main d’œuvre (salaires du producteur, des musiciens, de l’ingénieur de son, etc.) et la location du studio. Suivant la qualité de l’enregistrement, ces coûts varient fortement (entre une qualité minimale et celle d’une vedette internationale) (Vogel, 2001). Bourreau et Gensollen (2006) parlent de coûts fixes « échoués » (sunk cost) en considérant la possibilité de réaliser des économies d’échelle en augmentant la production.

 

« La numérisation des studios a permis une baisse des coûts d’enregistrement » (Bourreau & Gensollen, 2006, p. 8). Plusieurs facteurs peuvent être cités pour expliquer cette possibilité de baisse de coûts inhérents à la numérisation :

 

  • Les bandes magnétiques des enregistrements analogiques relativement couteuses sont remplacées par des dispositifs numériques plus performants, surtout que ces derniers sont presque infiniment réutilisables sans occasionner de perte conséquente sur la qualité des outputs.

 

  • Les possibilités d’édition sont étendues et facilitées avec les outils numériques, permettant ainsi d’économiser du temps. Cela devrait se refléter sur les coûts de location du studio et de la main d’œuvre.

 

  • Les équipements de studio matériels peuvent être remplacés par des outils logiciels équivalents généralement moins couteux. Cela donne même une occasion aux artistes de développer leurs studios personnels leur permettant de réduire certains coûts (l’enregistrement lors d’une première composition, par exemple).

 

Après l’enregistrement, la matrice est en principe envoyée au producteur de supports physiques, dans le système traditionnel. Les effets de la numérisation sur la production des copies musicales sont doubles :

 

  • D’une part, les innovations technologiques permettent la dématérialisation de la musique enregistrée, c’est-à-dire une séparation du produit musical de son support physique. De ce fait, le coût marginal des copies musicales est réduit sensiblement, se rapprochant alors du coût nul. De plus, les coûts associés à des pertes physiques sur les exemplaires à commercialiser (invendus, supports abimés, etc.) sont neutralisés.

 

  • D’autre part, les technologies numériques provoquent un changement dans les formats de la musique enregistrée. Cela permet d’arbitrer entre la qualité et la taille des fichiers de manière à obtenir l’optimum : « même lorsque le format d’enregistrement MP3 est réglé de façon à ce qu’il n’y ait aucune perte de qualité par rapport au CD, la taille des fichiers obtenus est comprise en 38 et 80 % de la taille des fichiers CD originaux» (Bourreau & Gensollen, 2006, p. 9).

 

2.1.1.2. Distribution : vers une dématérialisation des produits de la musique enregistrée

 

Internet et les technologies numériques ont principalement deux effets sur la distribution des produits musicaux :

 

  • D’un côté, les circuits de distribution traditionnels peuvent être remplacés par des réseaux numériques. Cela devrait engendrer une réduction conséquente des coûts (le transport, par exemple).

 

  • D’un autre côté, contrairement à celle d’un support physique, la livraison des fichiers musicaux se fait généralement en une seule fois sur une plateforme en ligne. Ce qui fait que les coûts de distribution de ces fichiers peuvent être assimilés à des coûts fixes (et non pas des coûts variables comme dans la distribution de supports physiques).

 

Le coût de distribution est alors pratiquement nul, d’autant plus que le périmètre couvert est largement étendu. En effet, les produits musicaux peuvent s’exporter sur le marché international plus facilement. Désormais, il est même possible pour un individu de « consommer » une œuvre musicale sans nécessairement détenir un support pour stocker ou transporter le fichier musical en question grâce au streaming. En fait, la musique en streaming connait une progression de plus de 50%, propulsée par une monétisation de l’audience à travers la publicité (Lombart, 2012).

 

Au niveau des acteurs, la commercialisation des produits musicaux s’émancipe de plus en plus des distributeurs traditionnels car l’e-commerce ne cesse de se développer en défaveur de la vente physique de CD/DVD. En 2011, environ un-tiers des produits musicaux vendus dans le monde ont été livrés en ligne (53% pour les Sud-Coréens et 52% pour les américains). Le chiffre d’affaires de l’e-commerce de la musique est estimé à 3.9 milliards d’euros, soit une croissance de 8% par rapport à l’année 2010. Les ventes de musique en France ont franchi pour la première fois le seuil de 100 millions d’euros en 2011, 110.6 millions d’euros plus exactement (plus du quart de l’année précédente), soit 21% des ventes totales. « Sur le marché national, plus de la moitié des revenus de la musique au format digital (51 %) provient des téléchargements, qui devancent le streaming et la vente de sonneries sur mobile : 56,7 millions d’euros selon le Snep » (Lombart, 2012). De nombreuses sociétés ont alors construit leurs empires sur ce créneau, tels qu’Amazon, Apple, etc.

 

En outre, il faut citer également l’amélioration de l’appariement entre les produits musicaux objets de la consommation et les préférences des consommateurs. En effet, les catalogues « online » mis à disposition des consommateurs s’élargissent de plus en plus. Aussi, il existe une panoplie d’outils logiciels dont le consommateur peut utiliser pour découvrir et identifier les produits correspondant à ses goûts particuliers. Désormais, il faut comprendre que la production musicale est une activité associée à la notion d’innovation en termes de recherche et création (il s’agit non pas de reproduire à l’identique mais de créer quelque chose de nouveau susceptible d’intéresser le public). Sur ce point, il convient d’apprécier les impacts d’internet et des technologies numériques sur deux éléments caractérisant la création des œuvres musicales sont caractéristiques : la recherche des talents et la rémunération des artistes.

 

2.1.1.3. Amélioration dans la recherche des talents et la rémunération des artistes

 

La recherche de nouveaux talents est réalisée soit de façon passive (lorsque les labels reçoivent des maquettes et en retiennent certaines susceptibles de réussir), soit de façon active (si les labels font des efforts dans l’observation des scènes musicales pour détecter les artistes prometteurs). « On peut penser que les TIC abaissent les coûts de recherche de talents, du fait de la conjonction de deux facteurs : la baisse des coûts d’enregistrement d’une « démo » pour les artistes (à partir d’un « home studio », par exemple), et la baisse des coûts de diffusion des démos vers les labels (existence de sites spécialisés pour les artistes amateurs) » (Bourreau & Gensollen, 2006, p. 18).

 

Pour ce qui concerne la rémunération des artistes, la dématérialisation apporte au moins une modification des méthodes de calcul des royalties. En effet, il existe des frais déduits des royalties (tels que ceux associés à des disques abimés, ou encore les frais de packaging) qui sont annulés avec cette dématérialisation. Aussi, du fait de la réduction de coûts dans la production (enregistrement et reproduction) qui peut être désormais réalisée par l’artiste lui-même (notamment dans la réalisation des échantillons à envoyer aux labels dans le cadre d’une recherche de talents), de même que dans la promotion des œuvres (faite par l’artiste lui-même, par exemple), les royalties additionnelles devant être versées à cet artiste pourraient augmenter. Enfin, de manière indirecte, les revenues des artistes pourraient aussi connaitre une amélioration en supposant que la réduction des coûts d’achat de produits de la musique enregistrée obtenue par le consommateur est dépensée dans d’autres produits musicaux (dans les concerts, par exemple).

 

2.1.1.4. Promotion des œuvres musicales : des médias de masse à des communautés

 

Avant la démocratisation d’internet, la promotion des œuvres musicales (à travers les méta-informations) est réalisée généralement par les médias de masse : exposition/diffusion dans ces médias (radio, télévision, presse, etc.), tournée et concerts, publicité, etc. Mais, il faut admettre l’existence de certaines limites relatives à ces canaux d’information traditionnels. Par exemple, à la radio ou à la télévision, les plages horaires pouvant être utilisées sont très limitées, d’autant plus que le nombre d’artistes pouvant être pris en charge dans ces plages horaires est également limité. Avec le numérique et internet, la plupart de ces limites n’ont plus raison d’être.

 

Désormais, la promotion des œuvres musicales n’est plus un monopole des médias de masse traditionnels (en considérant internet comme un nouveau média de masse). Outre la possibilité pour l’artiste de réaliser lui-même la promotion de ses œuvres, il peut s’appuyer également sur des communautés existantes sur internet. Il s’agit peut-être de ses admirateurs, mais aussi des réseaux de consommateurs qui font circuler des méta-informations sur l’artiste et/ou ses œuvres. Les médias de masse traditionnels sont également présents sur internet et constituent entre autres des « experts » susceptibles d’orienter les consommateurs potentiels vers certaines œuvres à promouvoir.

 

En synthèse, il y a modification de la chaine de valeur de la musique enregistrée sur trois plans, de manière simultanée :

 

  • D’abord, les technologies numériques et internet devraient réduire les barrières aux nouveaux entrants, en ce qui concerne les petits labels indépendants et les artistes. En fait, ils peuvent réaliser à des coûts relativement limités mais à des qualités professionnellement acceptables les enregistrements. De plus, les coûts de diffusion sont aussi réduits du fait du remplacement des supports physiques par des fichiers. D’où possibilité de l’autoproduction et de l’autodiffusion.

 

  • Ensuite, les consommateurs peuvent participer activement à la sélection (voire à la promotion des œuvres) à travers les traitements collectifs des méta-informations sur les sites de vente et les forums de discussion. Internet joue un rôle complémentaire de promotion avec les médias de masse traditionnels.

 

  • La numérisation entraine la non-rivalité technique de l’information, c’est-à-dire que les fichiers numériques peuvent faire l’objet de copie et de diffusion. Cette question de non-rivalité sera analysée plus en détail lorsque seront abordées les caractéristiques d’un bien numérique (cf. 2.1. Caractéristiques d’un bien numérique).

 

Alors, il est attendu que cette mutation technologique transforme les modèles d’affaires des différents acteurs de la filière de la musique enregistrée. Mais, il n’en est pas vraiment ainsi, du moins du côté des maisons de disques. Or, ce bouleversement technologique a entrainé aussi de profonds changements dans les modes de consommation des consommateurs (des impacts directs sur les consommateurs), d’une part. Ce bouleversement a également eu des impacts plutôt indirects sur les consommateurs car cela a en quelque sorte amené les industriels traditionnels de la filière à adopter une position d’attaque vis-à-vis du piratage des fichiers musicaux, ce qui n’est pas sans conséquence pour les consommateurs.

 

2.1.1.5. Impacts directs de la tendance à la dématérialisation de la musique sur les comportements des consommateurs

 

Désormais, le monde de la musique enregistrée fait face à une sorte de « gratuité » des produits musicaux, ceci étant propulsé par les réseaux P2P : une œuvre originale (généralement issue d’un CD ou d’une plateforme de distribution commerciale) est copiée par un individu et mis en ligne pour être à la disposition des internautes. Napster a été un précurseur dans ce domaine, ayant facilité cette pratique. A mentionner qu’il s’agit d’une « gratuité relative » du fait que le téléchargement payant se développe également en parallèle à cette pratique d’une part, et que l’acquisition non-payante de fichiers musicaux sur les réseaux de partage comporte des coûts autres que ceux du prix d’achat (par exemple : les temps dépensés pour s’intégrer dans un réseau de partage qui dépendent de l’expérience du consommateur). A cette gratuité relative de la musique, il faut aussi citer un élargissement du catalogue disponible en ligne sur les réseaux d’échange. En théorie, la consommation ne se voit plus être limitée par le budget et la possibilité d’obtention de nouveaux morceaux est quasiment illimitée.

 

Découle de cette « gratuité relative » un phénomène que les majors nomment « musique au robinet ». En fait, les consommateurs ont tendance à « stocker » de la musique plutôt que d’écouter effectivement les morceaux de leurs collections. Cette tendance est favorisée par les améliorations des technologies de l’information et de la communication (TIC) : développement des lignes à haut débit et amélioration de l’optimisation des fichiers numériques (réduction des tailles sans trop perdre de qualité). Aussi, les capacités de stockage s’améliorent (les disques durs se mesurent désormais en Téraoctets). Si auparavant, un individu ayant dépensé de l’argent pour acheter un CD est en principe disposé à écouter attentivement tous les titres de l’album payé à fort prix, il en est autrement pour un très grand nombre de fichiers téléchargés quasi-gratuitement. Il est probable que de très nombreux œuvres musicaux soient ainsi acquises et stockées sans jamais trouver quelqu’un pour les écouter.

 

La tendance à la dématérialisation de la musique a en général deux effets quelque peu opposés sur les consommateurs (Grisot, 2008) :

 

  • D’une part, il y a une tendance à la consommation « quantitative » (par opposition à « qualitative ») de la musique. Le fait que les fichiers numériques téléchargés et partagés sur internet (qu’ils soient acquis sur les plateformes de distribution commerciale ou sur les réseaux de partage plus ou moins gratuit) soient dissociés de leurs supports physiques traditionnels conduit à un mode d’écoute différent d’auparavant. Il ne s’agit plus d’un acte particulier tel qu’il est dans l’achat de support physique impliquant souvent une valeur intrinsèque probablement plus élevée de la musique. D’où une écoute moins attentive des fichiers achetés ou acquis d’une autre manière, rapprochant ceux-ci à des biens de consommation courante.

 

  • D’autre part, force est d’admettre que cette tendance à la consommation quantitative n’est pas à généraliser. Il y aurait une partie du public (certainement non majoritaire, mais restant non négligeable) qui reste attaché à l’achat des supports physiques. Pour ces consommateurs « traditionnels », la valeur qu’ils attribuent à la musique et aux produits dérivés associés aux supports physiques (photos, pochettes, graphisme, paroles, etc.) devrait être encore plus importante qu’auparavant. Il y a juste à se demander si ce segment de consommateurs constitue un marché viable et à long terme pour les majors (notamment). En tout cas, une fin de vie des supports physiques conduira à la raréfaction de ceux-ci et impliquera probablement à une hausse de leur valeur, mais cela rentrera alors dans une autre dimension où cette valeur n’est plus vraiment attachée à la musique mais plutôt à ces supports eux-mêmes considérés comme des objets précieux, objets de collection.

 

2.1.1.6. Impacts indirects de la tendance à la dématérialisation de la musique

 

Les industriels de la filière de la musique enregistrée ont concentré l’essentiel de leurs efforts dans la mise en place et le renforcement des dispositifs de protection afin de maintenir autant que cela est possible le système qui a permis à ces industriels un maximum de bénéfice. A titre de rappel, la stratégie (pouvant être qualifiée « d’attaque ») est double. D’une part, ils ont cherché à améliorer les moyens techniques permettant de protéger les contenus des produits musicaux, dont notamment à travers le DRM pour empêcher toute copie des fichiers numérisés, et obligeant ainsi les consommateurs à recourir au marché « légal ». Cela devrait permettre aux majors de capter au maximum les surplus des consommateurs. D’autre part, ces industriels ont œuvré pour le durcissement et le renforcement des dispositifs législatifs pour la protection des droits sur les œuvres musicales. Entre autres apports, les lois entrant dans cette perspective (en citant par exemple le Digital Millenium Copyright adopté aux Etats-Unis en octobre 1998 ou encore la loi DAVDSI adoptée en France en juillet 2006) a interdit formellement tout détournement des dispositions techniques mises en place pour empêcher toute copie des œuvres musicales.

 

Afin d’apprécier les impacts de cette double stratégie d’attaque menée par les maisons de disques, il apparait utile de se baser sur les travaux de Duchene et Waelbroeck (2004). Ces auteurs ont mis en exergue la distinction entre la technologie d’information dite push employée dans la distribution traditionnelle de la musique et la technologie d’information dite pull relative au système déployé avec le P2P. En fait, il ne faut pas oublier que la musique est un bien d’expérience, c’est-à-dire que les consommateurs ont besoin d’informations (les méta-informations) sur les nouveaux artistes, sur les nouveautés pour décider ensuite d’acheter ou non ces dernières ou de se rendre à un concert.

 

Dans le système traditionnel, cette promotion des œuvres musicales est pratiquement à la charge des majors. Ce sont eux qui fournissent les méta-informations par la publicité, et ils ont fait en sorte que les ventes se concentrent essentiellement sur seulement quelques artistes pour rendre le système encore plus profitable pour ces industriels, d’où l’appellation « star system ». Avec l’avènement du numérique et d’internet, les consommateurs ont un accès facilité et rapide sur ces méta-informations. Par conséquent, ce sont eux qui supportent désormais les coûts associés à la recherche de ces informations, des coûts supplémentaires qui revennaient aux majors auparavant.

 

Par ailleurs, il y a lieu de tenir compte de certains effets négatifs directs de la protection sur les consommateurs. En principe, plus la législation anti-piratage est renforcée (suite à des actions de lobbying effectuées par les industriels de la filière musicale), plus les maisons de disques sont incitées à hausser le niveau de protection à partir des dispositifs techniques. Elles espèrent alors une dissuasion vis-à-vis des pratiques illégales et les consommateurs seront plus attirés par l’achat des œuvres originales. Mais, en supposant que cela améliore les ventes légales, les producteurs sont donc incités à faire augmenter les prix des produits musicaux, une augmentation qui pourrait alors conduire certains consommateurs à se détourner du système légal de distribution de la musique et à retourner aux pratiques illégales. D’ailleurs, il faut dire que ce mécanisme est in fine néfaste surtout pour ceux qui empruntent la voie de la légalité. Aussi, de manière directe, à citer également la réduction de la possibilité de lire un CD protégé avec certains lecteurs qui n’occasionnent pas pourtant une entrave à la loi.

 

Même si cette stratégie des consommateurs de recourir aux réseaux P2P de partage de fichiers musicaux pourrait leur (les consommateurs) conférer une amélioration de leur bien-être à court terme, les impacts (de cette stratégie) sur les maisons de disque produisent en retour des effets plutôt négatifs sur le long terme pour l’ensemble des consommateurs. En effet, les producteurs sont découragés par la baisse ou l’absence de rentabilité que procurent leurs activités. Du coup, ils sont amenés à réduire leurs activités, ils ne sont plus incités à signer de nouveaux contrats avec de nouveaux artistes. Certes, les technologies numériques permettent aux artistes de s’émanciper de leurs producteurs traditionnels et de produire eux-mêmes leurs albums, ce qui conduirait probablement à une diversification accrue des œuvres musicales. Mais, il faut admettre que cela engendre une certaine baisse de la qualité des œuvres musicales sur une longue période, d’où une perte nette en termes de bien-être général (pour les producteurs, les artistes et les consommateurs).

 

En somme, il faut dire que les impacts des technologies numériques et d’internet sur la filière de la musique enregistrée sont complexes. Cela comporte même une sorte de paradoxe, surtout à l’aune des analyses critiques réalisées par Ménard (2011).

 

2.1.2. Paradoxes

 

Les travaux de Ménard (2011) offrent une vue critique des effets (souvent bénéfiques) de la numérisation et d’internet sur la musique enregistrée, des propos toujours évoqués dans la littérature pour vanter en quelque sorte la transformation numérique. Cette vue critique permet d’apprécier un certain nombre de paradoxes à divers niveaux : dans la production (l’enregistrement plus précisément), concernant la reproduction et la distribution des supports, ainsi qu’au niveau de la promotion.

 

2.1.2.1. Dans la production proprement dite

 

A titre de rappel, la numérisation est présentée souvent comme un facteur de réduction des coûts de production pour au moins trois raisons (Bourreau & Gensollen, 2006) : d’abord une baisse des coûts avec l’enregistrement numérique comparé à l’enregistrement sur bandes magnétiques ; ensuite, les possibilités étendues permettant une économie de temps ; et finalement, les coûts moindres des équivalents logiciels des équipements physiques de studios. A ajouter à cette liste (et de manière conséquente à ces trois raisons), il ne faut pas négliger la possibilité pour les artistes de produire eux-mêmes leurs œuvres avec des équipements performants comme le Home Studio.

 

Mais, il ne faut pas non plus négliger le fait que « les enregistrements maisons, une réalité fort ancienne dans le domaine musical, ont toujours occupés une position marginale en termes de part de marché » (Ménard, 2011, p. 5). En fait, il a été démontré que le public n’est pas insensible à la qualité de l’enregistrement d’une œuvre musicale, un élément intervenant dans la décision d’achat (Caron-Bouchard, Beaulieu, Denommé, & St-Pierre, 1998) De plus, les coûts associés à l’enregistrement sont généralement des coûts de main d’œuvre, celle-ci influence la qualité finale de l’œuvre. Du coup, la réduction évoquée des coûts pourrait avoir comme conséquences une baisse de la qualité des produits en output et/ou une réduction du bien-être des artistes eux-mêmes car ils sont alors contraints de « travailler » (à la place des ingénieurs de son, des musiciens, etc.) sans en être rémunérés à juste prix.

 

Il est alors à penser que les coûts associés à l’enregistrement sont difficilement compressibles dans le cadre de l’optimisation de la production. Mais, dans cet ordre d’idées, « les coûts moyens de production des enregistrements sonores professionnels, loin de se réduire, semblent au contraire augmenter » (Ménard, 2011, p. 5, une thèse qui se base sur les travaux de la SODEC, 2008). Cela s’explique entre autres par une complexification des outils (essentiellement logiciels, mais aussi matériels) en vue d’amélioration de la production, ce qui entraine finalement un coût en termes de temps, non seulement pour la maîtrise de ces outils, mais également dans la réalisation des enregistrements eux-mêmes.

 

2.1.2.2. Concernant la reproduction et la distribution des supports

 

La numérisation est généralement admise comme source de nombreux bouleversements importants sur ce niveau. Ainsi, le coût marginal de production (celle d’une copie supplémentaire) est fortement réduit et devient quasi-nul ; il en est de même de la distribution sur les réseaux virtuels (à comparer aux coûts marginaux de la reproduction et de la distribution d’un support physique). La numérisation et internet permettent aussi la vente au titre et non seulement à l’album. De plus, il y a une réduction conséquente, voire une disparition des risques d’inventaires (produits invendus ou abimés). Enfin, la possibilité d’optimisation entre la taille et la qualité du fichier numérique est toujours avancée comme avantage majeur de la numérisation.

 

« Néanmoins, fait rarement évoqué et encore moins documenté, d’autres frais apparaissent avec une reproduction et une distribution numérisée : transactions financières, sécurité des transactions, bande passante, serveurs et infrastructure de communication, encodage ou services d’agrégation, etc. » (Ménard, 2011, p. 6). Ménard (2011) rapporte même que ces coûts associés à la reproduction et la distribution numérisée pourraient représenter entre 15% et 25% des coûts totaux (suivant les résultats des travaux de Wunsch-Vincent & Vickery, 2005 ; cités par Ménard, 2011). D’ailleurs, d’éventuels bénéfices et/ou réduction de coûts engendrés par le numérique et internet seraient accaparés essentiellement par d’autres acteurs non issus de la filière, tandis que les majors doivent supporter de nouveaux frais (coûts d’encodage, service d’agrégation, etc.) dont les montants sont équivalents aux marges bénéficiaires que les maisons de disques devraient tirer de la vente de CD.

 

2.1.2.3. Au niveau de la promotion

 

Le monde numérique est caractérisé par une multiplication des canaux d’information, ce qui est sensiblement différent des médias traditionnels très limités. La prolifération des communautés de critiques constitue également une augmentation du nombre des prescripteurs sur internet. Il est souvent aussi fait mention d’amélioration (grâce à des logiciels encore plus performants) de la qualité non seulement des méta-informations descendantes (qui parviennent aux consommateurs) mais également des informations ascendantes laissées volontairement ou non par les consommateurs sur leurs préférences musicales. Par ailleurs, internet (et plus particulièrement les réseaux sociaux) offre des opportunités de promotion très intéressantes (publicité, référencement payant ou non dans les moteurs de recherche, l’existence de bases de données exploitables, la bouche à oreille notamment au sein des communautés, des outils logiciels permettant un meilleur appariement entre les goûts des consommateurs et les œuvres musicales, etc.). Tout cela pourrait être traduit comme une réduction substantielle des coûts marginaux de s’approcher du consommateur et d’entretenir une relation client encore plus profitable.

 

En revanche, « il est loin d’être aisé de faire la démonstration d’une réduction, radicale du coût marginal de rejoindre un consommateur » (Ménard, 2011, p. 7). En effet, il y a lieu de réfléchir aux coûts de certaines opérations telles que la création et la gestion d’un site web, l’entretien d’un blogue, l’animation des réseaux sociaux, le traitement des informations laissées par les internautes (problématique du big data, impliquant souvent des investissements considérables, sans parler de la nécessiter d’optimiser c’est-à-dire d’arbitrer sur les informations à retenir et à exploiter parmi une très grande quantité de données). Même s’il est difficile de faire une estimation précise de ces coûts, il faut reconnaitre qu’ils sont loin d’être à considérer comme négligeables.

 

 

En conclusion, il faut dire que les conséquences (réelles et potentielles) de la numérisation des œuvres musicales et de leur mise en réseau sont profondes, complexes et loin d’être stabilisées. Si souvent, les technologies numériques et internet sont loués pour leurs effets qualifiés de bénéfiques pour l’ensemble des acteurs de la filière de la musique enregistrée. Mais, la réalité invite à être prudent dans les conclusions à émettre sur ce point, surtout vis-à-vis des forces contradictoires qui agissent ensemble en tenant compte de tous les composantes de ce secteur. Ainsi, la réduction ou la disparition de certains coûts pour tel ou tel acteur occasionne souvent la génération de nouveaux coûts dont l’impact est parfois négligé. Cette complexité rend difficile toute tentative de prédire l’avenir de la filière. En fait, une partie de cette complexité réside dans la spécificité même des œuvres musicales (comparées à d’autres biens). Il importe alors d’étudier les enjeux de la numérisation et d’internet sur ces biens particuliers.

 

 

2.2. Enjeux de la numérisation et internet pour les œuvres musicales enregistrées

 

Désormais, la filière de la musique enregistrée fait face à une profonde transformation, et cela prend source dans une sorte de changement de la nature même de l’œuvre musicale. Il importe d’appréhender les composantes de ce changement et ainsi de sa portée sur l’ensemble de la filière. Il faut dire que cette transformation impacte profondément sur la question d’extraction de la valeur d’un produit musical numérisé, puisque la numérisation et internet a rendu quelque peu caduques les stratégies adoptées « traditionnellement » dans ce sens, bien que celles-ci ont longtemps fait leur preuve en faveur des industriels de la musique enregistrée.

 

2.2.1. Caractéristiques d’un bien numérique

 

En « devenant » un bien numérique, une œuvre musicale reçoit toutes les caractéristiques d’un fichier informatique. Ainsi, ce bien porte dans un sens le caractère d’un bien non-rival et celui d’un bien permanent. Mais, il est à se demander aussi la possibilité de parler d’un « bien public » et « d’un bien exclusif » concernant les œuvres musicales.

 

2.2.1.1. Non-rivalité et permanence de l’œuvre musicale en tant que bien numérique

 

Désormais, un bien est dit non-rival lorsque le fait de « le donner ne signifie pas s’en priver » (Kaplan & al, 2006, p. 3). Plus précisément, la musique devient un bien « techniquement non-rival » dans le sens où le fichier numérique est reproductible à un coût marginal quasiment nul (le coût moyen étant très faible), étant donné qu’un simple outil informatique ou électronique (ordinateur, smartphone, tablette, etc.) est susceptible effectuer cette reproduction. Un fichier numérique peut alors circuler facilement d’un individu à un autre sans que celui qui l’a transmis (à l’autre) ne s’en trouve pas dépouillé. « La diffusion du réseau internet, en particulier du réseau à haut débit, et la réduction des prix des équipements informatiques permettent ainsi un accès universel à la musique comme aux images animées » (Bourreau, Gensollen, & Moreau, 2007, p. 2).

 

Pour maintenir la valeur des contenus musicaux, les majors ont tenté de verrouiller techniquement les fichiers afin de limiter ou d’interdire toute copie et/ou tout usage non autorisé. C’est alors un moyen pour limiter ou enlever le caractère de bien non-rival aux fichiers musicaux numériques, de sorte à garder inchangés les modèles économiques traditionnels. La protection, c’est-à-dire, le mode de verrouillage du fichier numérique musical est multiple, soulignant la non-effectivité de cette non-rivalité de celui-ci (qui reste seulement « techniquement non-rival »). Dans certains cas, par exemple, pour conserver la valeur du fichier, celui-ci peut comporter des informations qui pointent vers un bien rival, et le fichier en question a alors la valeur de ce bien rival (à l’exemple d’un fichier acheté et qui est ensuite livré avec un code qui marche sur un seul ordinateur pour lire ce fichier, le fichier aura alors la valeur de ce code acheté).

 

Il en est de même de la permanence « technique » d’une œuvre musicale : « Un bien est permanent si son utilisation ne le détruit pas ni, même, n’en modifie les caractéristiques techniques » (Bourreau, Gensollen, & Moreau, 2007, p. 2). S’il est d’usage (des maisons de disques) de limiter la non-rivalité des biens musicaux par l’adressage personnel (ne pouvant être lu et/ou copier que par un seul lecteur, par exemple), la permanence technique de ces biens est souvent contrecarrée par un adressage temporel (un fichier qui a une durée de vie limitée). Mais, parfois, cette limitation est réalisée par des procédés non-techniques/juridiques, mais tout simplement à travers la nature économique du bien (cf. Tableau 1 – Diversité des biens numériques). En fait, l’utilité d’une œuvre musicale pourrait durée beaucoup plus longtemps comparée à d’autres biens culturels (par exemple, un film est généralement regardé une seule fois par un individu). Alors, certaines œuvres (bien que techniquement non-rivaux) sont adressés à une audience très étroite, ou encore dans le cas (assez rare) d’une consommation ostentatoire où l’œuvre musicale est un « bien-signal » dont la détention est source de prestige. Il existe aussi des stratégies d’adressage temporel pour lever la permanence d’un bien musical : c’est le cas par exemple d’un morceau distribué gratuitement pour promouvoir un évènement, perdant donc son utilité après cet évènement.

 

Tableau 1 – Diversité des biens numériques

  Protection
  juridique et technique économique
Non rivalité

(copie sans coûts)

Drm de copie, perte d’interopérabilité Adressage personnel : niche
Permanence

(non-usure)

Drm de péremption Adressage temporel : mode

 Source : Bourreau, Gensollen, & Moreau (2007)

 

A côté de la question de la non-rivalité, il faut aussi parler de la non-excluabilité de l’œuvre musicale lorsqu’il est devenu un bien numérique. La non-excluabilité d’un bien signifie qu’il est impossible (du moins, il est très difficile) d’empêcher (d’exclure) quelqu’un de consommer ce bien, même si ce dernier refuse de payer cette consommation.

 

2.2.1.2. La musique comme « bien public » avec la numérisation ?

 

Le croisement du caractère non-rival avec celui non-excluable d’un bien confère à ce dernier le statut du « bien public ». En fait, « la numérisation rend également les œuvres non-exclusives, puisqu’il est presque impossible d’interdire l’accès à des œuvres numérisées dès lors qu’elles sont en circulation » (Grisot, 2008, p. 77). Autrement dit, la numérisation de la musique enregistrée a pour effet économique de transformer les œuvres musicales, allant du statut de bien privé à celui du bien collectif (Zhang, 2002, Giraud, 2004, Gensollen, 2004, Duchêne & Waelbroeck, 2005 ; cité par Grisot, 2008 ; cf. Tableau 2 – Les types de biens économiques).

 

Tableau 2 – Les types de biens économiques

  Rivalité dans la consommation Aucune rivalité dans la consommation
Excluabilité Bien privé Bien de club
Non-excluabilité Bien commun Bien public/collectif

 

La « vraie » question qui se pose alors c’est de savoir comment assurer le financement de la filière si la musique entre dans cette « gratuité » du « bien public » ? En effet, les artistes et les divers acteurs de l’offre de la musique enregistrée ont besoin d’un tel financement pour être motivés à continuer à produire de nouvelles œuvres. Deux solutions dites « classiques » sont alors proposées (Ronan, 2006), des solutions « qui ont été appliquées par les professionnels de l’industrie du disque, sans qu’elles ne permettent un réel renouveau du marché de la musique » (Grisot, 2008, p. 77).

 

La première solution consiste à réintégrer le caractère « rival » des œuvres musicales numériques. Les divers dispositifs techniques et juridiques mis en place et défendus par les industriels du disque rentrent dans cette solution. Mais, le bilan ne semble pas être satisfaisant car le transfert de fichiers musicaux sur internet existe (voire se développe) toujours.

 

La deuxième solution proposée (et expérimentée sous différentes formes) consiste à financer directement ou indirectement la filière par des fonds publics. Cela devrait alors se concrétiser par des prélèvements obligatoires (taxes) sur certains produits susceptibles de favoriser la copie et la diffusion des œuvres musicales. Il en est alors des produits comme les CD vierges, mais il faut noter que la disposition dans ce sens sur ce type de support a déjà été prise bien avant la crise de l’industrie musicale. Une disposition similaire a également proposée dans le rapport Olivennes du décembre 2007 en France sur les disques durs commercialisés aux particuliers. L’application d’une taxation supplémentaire sur tout abonnement à internet permettant le téléchargement de fichiers a même également été envisagé, de telle sorte que tous ceux qui sont susceptibles de faire un téléchargement de musique sur internet participent au financement de la filière de la musique enregistrée.

 

Mais,, il s’avère que ces divers éléments composant cette deuxième solution ne donnent pas non plus de résultats suffisants, d’autant plus que la question d’un tel financement a été vivement critiquée par les acteurs mêmes de l’offre, surtout par les artistes. « En effet, la solution d’un financement global apporté par des fonds publics levés à partir d’une taxe portant sur des produits aussi généraux n’est pas perçue comme juste par ceux qui vendent beaucoup d’albums, et dont les œuvres sont donc beaucoup copiées » (Grisot, 2008, p. 78). Il est difficile de déterminer les indicateurs devant servir de base pour la redistribution des droits : nombre de ventes réalisées par un artiste (mais, en tenant compte quelles périodes, car le téléchargement se faisant désormais quasi-gratuitement ?), le nombre de téléchargement sur les œuvres d’un artiste (un indicateur très difficile à évaluer avec précision, surtout qu’il existe des techniques permettant de modifier « artificiellement » les statistiques sur ce point), etc.

 

Une mauvaise définition de ces indicateurs pourrait être encore plus néfaste pour l’ensemble du secteur de la musique car favorisant le phénomène de « passager clandestin » (« free rider », un concept modélisé par le socio-économiste Olson (1965) dans son ouvrage Logique de l’action collective[1]). En fait, un « passager clandestin » (celui qui s’embarque en cachette sans disposer ni autorisation, ni titre de transport) est un terme très connu des économistes qui désigne un agent rationnel qui profite d’une action collective sans toutefois y participer, celui qui jouit d’une situation favorable sans payer le prix. Appliqué au contexte du financement de la musique enregistrée, ce concept désigne le comportement que pourrait prendre certains artistes (voire des individus qui n’appartiennent pas à cette catégorie d’acteurs) qui, sans réaliser des efforts conséquents dans leurs activités, obtiennent tout de même une part dans ce financement. L’ambiguïté dans la définition des indicateurs devant servir de base pour ce financement comporte ainsi le risque d’une distribution « injuste » des droits qui conduirait à une démotivation des acteurs de l’offre et une baisse (de la qualité et de la quantité) de la production.

 

Un autre problème avec cette solution de taxation obligatoire sur certains produits dérivés et sur l’abonnement internet est que « tout le monde » est ainsi « pénalisé ». En effet, « tous » les consommateurs devraient payer les mêmes taxes bien qu’il existe des écarts considérables entre ceux qui réalisent des copies de manière occasionnelle et ceux qui le fait fréquemment et dans de très nombreuse quantité. « Malgré l’adoption d’une stratégie de financement public (taxe sur les CD vierges), ce système n’a en tous cas pas suffisamment fait ses preuves jusqu’à aujourd’hui pour être accepté par tous, y compris par les artistes » (Grisot, 2008, p. 78).

 

Tout cela met en exergue des problématiques sur la valeur d’un bien numérique et les moyens devant permettre l’extraction de cette valeur pour permettre le financement de la filière de la musique enregistrée.

 

2.2.2. Valeur d’un bien numérique

 

Ainsi, le véritable enjeu de la numérisation de la musique réside essentiellement dans les nouveaux moyens de diffusion/partage des fichiers musicaux occasionnés par les technologies numériques et internet. Cela pose ensuite le problème de la préservation de la valeur des œuvres musicales en tant que bien numérique, étant donné la tendance à la transformation de la musique en « bien public ».

 

2.2.2.1. Une mutation ?

 

« Les scénarios d’évolution de la filière de la musique enregistrée tentent de dessiner pour les années à venir une double transition : celle du changement de support pour les contenus, le support numérique se substituant progressivement au support physique ; celle de la transformation des systèmes de traitement de la méta-information nécessaire au développement d’une demande et d’une offre adaptées, internet venant enrichir les médias de masse et transformer leur logique centralisée » (Bourreau, Gensollen, & Moreau, 2007, p. 7).

 

2.2.2.1.1. Impacts de la numérisation et internet sur les usages de la musique

 

Désormais, de multiples usages (le terme « nouveaux usages » apparait impropre du fait que la convergence technologique date déjà du début du XXIème siècle) de la musique émergent avec la numérisation et le développement des réseaux internet. Un tour d’horizon de ces principaux usages devrait donner des idées sur certaines conséquences de la dissociation des œuvres musicales de leurs supports matériels.

 

Désormais, le principal usage naissant avec la numérisation et internet est probablement le téléchargement, c’est-à-dire la transmission via internet de fichiers numérisés entre quelqu’un qui émet les fichiers (téléchargement montant ou upload) et quelqu’un qui les reçoit (téléchargement descendant ou download). Principalement, le téléchargement (descendant) peut être qualifié de légal ou illégal :

 

  • Le téléchargement est qualifié de « légal » lorsqu’il est réalisé dans des conditions non contraires à la loi. Plus précisément, un téléchargement légal est autorisé par un opérateur habilité à le faire, c’est-à-dire respectant les droits associés aux œuvres musicales répertoriées comme téléchargeables. En général, le téléchargement légal permet aux internautes d’accéder à un large catalogue de produits musicaux. En principe, ce type de téléchargement exige des « téléchargeurs » (downloaders) de payer une certaine somme (un droit d’accès, en quelque sorte) incluant bien entendu les droits que devraient toucher les acteurs de l’offre ayant contribué à la production et éventuellement à la distribution des œuvres musicales ainsi soumises à téléchargement.

 

Il est constaté que le téléchargement légal tend à se substituer à l’achat de supports physiques (les CD audio) musicaux. « Après plusieurs années de fort recul (près de 2 milliards de dollars perdus entre 2007 et 2010), en 2011 le marché américain a vu son volume de ventes d’albums numériques enregistrer une hausse de 19,5%, ce qui a permis de compenser pour la première fois la diminution des ventes de supports physiques » (HADOPI, 2012, p. 2). A l’échelle mondiale, les revenus du marché physique ont connu un taux de substitution d’environ 30% par les revenus du marché de la musique numérisée entre 2007 et 2010. En France, le marché de la musique enregistrée a reculé de 5.9% en 2010 par rapport à 2009, puis de 5.7% l’année suivante, une baisse qui s’explique essentiellement par le repli (de 8.9% en 2010 par rapport à 2009) du marché physique alors que le marché numérique progresse (de 14.1% sur la même période). La hausse qu’a connue le marché numérique français entre 2007 et 2010 (58%) aurait même permis à la France d’enregistrer les taux de substitutions les plus élevés du support physique par le numérique, notamment pour la période 2009-2010 (cf. Figure 3 – Evolution des ventes en 2009 et 2010).

 

  Ventes physiques Ventes numériques Taux de substitution
Suède -28 +16 56%
France -63 +18 29%
Allemagne -103 +29 28%
Royaume-Uni -218 +57 26%
Etats-Unis -505 +24 5%
Japon -303 -57 Double perte

Figure 3 – Evolution des ventes en 2009 et 2010

Source : IFPI (HADOPI, 2012)

 

Les plateformes de téléchargement légal s’alignent généralement aux prix fixés par les leaders du marché, comme c’est par exemple le cas d’iTunes d’Apple qui offre une large gamme de produits issus des grandes maisons de disques et des labels indépendants (et même les produits de distributeurs d’artistes qui autoproduisent leurs œuvres). La plupart des œuvres téléchargeables légalement étaient dotées de DRM pour limiter la reproduction de celles-ci dans le sens de leur redonner les caractéristiques d’excluabilité et de rivalité. Le DRM définit entre autres les logiciels autorisés à réaliser le téléchargement des fichiers musicaux. Mais, progressivement, les plateformes de distribution légale ont offert des fichiers libres de DRM : le mouvement a été entamé par Amazon en 2008, et les autres dispositifs de commercialisation de musique en ligne lui ont emboité le pas, dont Napster en mai 2008, et même iTunes. « La technologie des systèmes DRM se révèle ainsi un échec en matière de protection des œuvres musicales en ligne, notamment en ce qui a trait à la facturation des droits d’auteur et à la rémunération des ayants droits. Le potentiel de traçabilité des DRM n’a guère été remplacé par une autre technologie qui jouerait le même rôle, de sorte que les reproductions qui peuvent être faites d’une œuvre musicale numérique, au-delà de son téléchargement initial et de sa reproduction sur cd vierge, cette dernière étant couverte par la redevance pour la copie privée, ne peuvent être identifiées pour fins de perception des redevances qui y sont liées » (Bissonnette, 2009, p. 21).

 

Outre l’option d’achats par titre ou par album, le téléchargement légal offre aussi la possibilité de s’abonner à un catalogue (téléchargement dit « limité »). Cela consiste en un accès illimité à un catalogue comprenant un très grand nombre de pièces musicales, et cela en contrepartie d’un paiement périodique (généralement mensuel) de frais d’abonnement. A la fin de l’abonnement, les fichiers ainsi téléchargés (et stockés sur le disque dur de l’abonné) deviennent inutilisables.

 

Aussi, il y a le téléchargement de sonneries pour téléphones portables, des fichiers utilisés soit comme sonnerie d’appel, soit comme sonnerie d’attente (ou tonalité). « Les sonneries de téléphones cellulaires se paient donc généralement plus cher que les fichiers musicaux destinés au disque dur d’un ordinateur ou à un lecteur audionumérique et ne subissent pas la compétition du piratage » (ibid., p.22).

 

  • Le téléchargement est qualifié d’illégal lorsqu’il méprise/ignore les droits qu’il convient de verser à ceux qui ont contribué à la production des œuvres musicales ayant fait l’objet du téléchargement. Ce téléchargement attire les internautes à cause de son caractère « gratuit » : en moins de 3 ans de création, Napster (né en 1999) a conquis 60 millions d’utilisateurs qui échangeaient environ 1.5 milliards de titres(HADOPI, 2012). Après la fermeture de Napster en 2001, les systèmes P2P ont émergé, dont le plus célèbre BitTorrent. Plus spécifiquement, le P2P repose sur des protocoles décentralisés où les utilisateurs sont à la fois « client » (celui qui reçoit des fichiers en téléchargement, download) et « serveur » (celui qui envoi des fichiers, upload).

 

« Le téléchargement s’avère ainsi exponentiellement plus rapide à mesure que les fichiers téléchargés gagnent en popularité » (Bissonnette, 2009, p. 23). Les serveurs décentralisés de ce type de téléchargement illégal sont difficiles à contrôler à cause de la quasi-impossibilité d’identification de la source d’un fichier partagé.

 

A côté du téléchargement, il y a aussi la transmission ou streaming (dite aussi « lecture en transit », « lecture en continu », « diffusion en mode/flux continu ». Le principe du streaming est simple : un fichier audio/vidéo est envoyé depuis un serveur vers un ordinateur (« client ») qui ne stocke que seulement une partie nécessaire à la lecture fluide du fichier sur cet ordinateur, c’est-à-dire que cette lecture peut démarrer sans attendre la fin du téléchargement du fichier. En réalité, ce fichier n’est pas stocké en permanence sur le disque dur de l’ordinateur, mais la partie mémorisée temporairement est analysée à la volée par un lecteur multimédia qui lit alors la musique/vidéo.

 

Il faut parler également de la webdiffusion (ou webcast) qui désigne la diffusion (essentiellement en streaming, mais des diffuseurs rendent aussi disponibles une partie des contenus qu’ils diffusent sur internet) de contenu audio/vidéo par internet. Ce sont en général des radios et télévisions, c’est-à-dire dont le choix des contenus n’est pas en principe contrôlé par les internautes qui suivent les émissions diffusées.

 

Enfin, il convient de citer également la baladodiffusion (ou podcasting) et la radiodiffusion numérique par satellite (ou digital satellite radio). Le baladodiffusion est un mode de diffusion permettant aux internautes de télécharger des contenus télévisuels/radiophoniques censés être transférés sur un baladeur numérique pour être visionner/écouter en différé. Le téléchargement en question peut être réalisé automatiquement grâce à l’entremise d’un abonnement aux flux RSS ou équivalents. Les services de radiodiffusion numérique diffuse des émissions radiophoniques par voie numérique, celles-ci étant captées par des abonnés qui reçoivent des programmes non-interrompu par de publicité, à partir d’un récepteur particulier.

 

Il est alors à suggérer que ces diverses formes d’usages de la musique numérique sont en train de remplacer les usages traditionnels des CD audio. En effet, il est constaté un intérêt accru des internautes pour la musique numérique, suivant des statistiques de 2011 (HADOPI, 2012) :

 

  • Environ 68% des internautes consomment de la musique en ligne au minimum une fois par semaine ;

 

  • Les pratiques sont mixtes : 41% de ces internautes consommateurs de la musique en ligne paient pour avoir accès aux contenus musicaux, mais encore faut-il dire que 98% de ces internautes ont recours à la musique gratuite en ligne ;

 

  • Près de 98% de ces internautes accèdent à la musique en ligne via le streaming et 52% le font par téléchargement des contenus.

 

En fait (selon les mêmes statistiques, 2011), en France, il existe principalement trois grands modèles économiques dans le domaine de la légalité (HADOPI, 2012) :

 

  • Le modèle « tout payant » comme celui d’iTunes d’Apple qui se fait rémunérer sur la vente de titres et d’albums en téléchargement.

 

  • Le modèle « tout gratuit » comme celui de Beezik qui permet le téléchargement gratuit, mais l’internaute est obligé de visionner une publicité.

 

  • Le modèle « freemium » (gratuit/abonnement) comme ceux de Spotify et de Deezer qui propose le streaming gratuit avec une obligation pour l’internaute d’entendre ou de voir de la publicité (sonore/visuelle), le temps d’écoute étant limité (5 heure au maximum par mois pour Deezer). Pour écouter de la musique en streaming sans publicité et de façon illimitée, les prestataires proposent la formule « premium », le paiement d’un abonnement mensuel.

 

« Selon le rapport de l’Observatoire de la musique numérique du premier semestre 2011, les premiers six mois de 2011 ont été marqués par l’essor rapide du modèle du streaming. 45% des éditeurs de sites étudiés […] proposent du streaming à la demande, soit 9 points de plus en 6 mois, et 42% du streaming de playlists (+13 points en 6 mois). Le téléchargement reste le modèle prédominant (59% des sites selon l’Observatoire) mais progresse moins vite (+3 points en 6 mois) » (HADOPI, 2012, p. 8). Il reste à vérifier les évolutions de ces différents chiffres, mais, il faut remarquer que la numérisation et internet a fait en sorte qu’il y a de profonds changements au niveau des moyens utilisés pour apprécier la musique. Par ailleurs, il apparait que de tels changements se soient également opérés au niveau du système de prescription de la musique.

 

2.2.2.1.2. Impacts de la numérisation sur le système de prescription de la musique

 

Il importe de rappeler que le système de prescription de la musique est caractérisé par deux variables jouant un rôle central dans la diffusion des méta-informations :

 

  • D’une part, il y a la « sélection » des œuvres qui se réalise avant même la phase de production musicale. En général, cette sélection est, soit réalisée par un professionnel, soit considérée comme n’ayant pas eu lieu (d’où deux modalités pour cette variable « sélection »).
  • D’autre part, il y a la « promotion » des œuvres réalisée après la phase de production. En général, cette promotion est effectuée, soit de manière centralisée (par les médias de masse traditionnels), soit de manière décentralisée (bouche à oreille, directement par les artistes, ou sur internet) (d’où également deux modalités pour cette variable « promotion »).

 

Le croisement de ces deux variables bimodales donne lieu à quatre structures méta-informationnelles (cf. Tableau 3 – Les structures méta-informationnelles) :

 

  • Le modèle « Star system », caractérisé par le rôle central joué par les labels indépendants dans la sélection des œuvres et par celui joué par les médias de masse dans la promotion de celles-ci. Le système de prescription se concentre alors à favoriser les ventes autour de quelques artistes vedettes (d’où l’appellation « Star system »).

 

  • Le modèle « Push » caractérisé par l’absence de sélection (d’où un certaine baisse de la qualité dans sa généralité, une uniformité de produits et un formatage des goûts) mais les œuvres restant promue par les médias de masse (qui poussent sur le devant de la scène des vedettes éphémères, généralement à travers des diffusions répétées des œuvres plus ou moins standardisées). Dans ce cas de figure, l’œuvre musicale est surtout assimilée à un bien d’ostentation ou de mode qui n’est pas vraiment consommé pour sa qualité intrinsèque (ce qui explique en partie la non-nécessité de la sélection avant la phase de production).

 

  • Le modèle « Pull structuré » caractérisé par une forte présence des labels indépendants dans la sélection des œuvres (notamment en ce qui concerne les standards techniques), mais la promotion étant décentralisée. De telle promotion se manifeste par des conseils personnalisés fournis, par exemple sur des plateformes de commercialisation de produits culturels, par un bouche-à-oreille, etc. « Ce modèle peut permettre, notamment par le biais d’internet, un traitement de la méta-information plus diversifié que celui des médias de masse et le respect des schémas […] de mise en valeur des contenus par des supports rivaux» (Bourreau, Gensollen, & Moreau, 2007, p. 5).

 

  • Le modèle « Pull libre » caractérisé par l’absence de sélection professionnelle et de promotion centralisée. Cela occasionne une possibilité pour les artistes d’entrer en contact direct avec leur public, sans intermédiaire. « Pour certains, il s’agit là d’une utopie et des médiations sans doute peu différentes des formes actuelles se remettront rapidement en place ; ainsi, sur internet (blogs, sites de type MySpace), les visites des internautes se font vers les artistes très connus, qui sont justement ceux qui sont promus par les médias de masse» (ibid.). Par ailleurs, certes, internet peut jouer un rôle important dans la sélection des œuvres, mais cette dernière diffèrerait sensiblement de celle réalisée par les médias de masse traditionnels (internet permet plus de diversité).

 

Tableau 3 – Les structures méta-informationnelles

    Sélection
    Par des professionnels Pas de sélection
Promotion Centralisée Star system Push
Décentralisée Pull structuré Pull libre

Source : Bourreau et al. (2007)

 

Depuis le début du XXIème siècle, c’est-à-dire dans le cadre de la crise de l’industrie de la musique enregistrée, il s’opère une sorte de transition dans le système de prescription de la musique : des chercheurs ont vu dans cette phase de transition une migration allant du modèle « Star system » (celui en vigueur, du moins jusqu’au début de la crise) vers les trois autres (Bourreau, Gensollen, & Moreau, 2007). Cela donne lieu alors à trois types de transition (cf. Tableau 4 – Dynamique des modèles d’affaires dans la filière de la musique enregistrée avec la numérisation et internet) :

 

  • Du modèle « Star system » vers celui de « Pull structuré » : dans cette perspective, les labels indépendants détiennent un rôle central ;

 

  • Du modèle de « Star system » vers celui de « Push » : théoriquement alors, le marché de la musique enregistrée s’ouvre à « tout le monde », mais en pratique, les artistes qui bénéficient de la promotion médiatique sont très peu nombreux ;

 

  • Du modèle de « Star system » vers celui de « Pull libre » : dans cette optique, il y a disparition progressive des maisons de disques (avec la forme dont elles ont été connues avant la crise).

 

Tableau 4 – Dynamique des modèles d’affaires dans la filière de la musique enregistrée avec la numérisation et internet

  Sélection Pas de sélection
Promotion centralisée Star system                              Push

 

Pull structuré                           Pull libre

Promotion décentralisée

Source : Bourreau et al. (2007)

 

Devant ces transformations profondes, une question reste en suspens : celle de la préservation de la valeur d’une œuvre musicale en tant que bien numérique.

 

2.2.2.2. Préserver la valeur d’un bien numérique

 

Cette question de la préservation de la valeur d’une œuvre musicale numérisée a déjà été abordée par endroits. Le présent paragraphe fait uniquement une sorte de synthèse dans ce sens, celle-ci pouvant même être considérée comme relative à l’ensemble de la présente partie, de sorte à constituer des outils devant permettre d’imaginer (dans la partie suivante) les scénarios envisageables dans le cadre de la transition portée par la numérisation et internet. En fait, il y a deux principales stratégies génériques pouvant être adoptées par les acteurs de l’offre de la filière de la musique enregistrée : la protection des contenus d’une part, et le « déplacement de la valeur des contenus vers des consommations liées » (Bourreau, Gensollen, & Moreau, 2007, p. 3) d’autre part.

 

La stratégie de protection elle-même se décline en protection directe par des dispositifs d’adressage personnel (Drm de copie) et/ou d’adressage temporel (Drm de péremption), d’un côté, et la protection indirecte à travers divers procédés relatifs à la nature des œuvres musicales diffusées, d’un autre côté. Deux procédés sont ainsi identifiés concernant cette protection indirecte des contenus des œuvres musicales :

 

  • Le renouvellement des contenus avec une fréquence relativement élevée : à rechercher par-là un caractère éphémère des biens culturels à travers des effets de mode. Le consommateur, voyant alors la durée de vie sociale très courte d’une œuvre musicale, serait peu incité à la partager, celle-ci devenant en quelque sorte un véhicule de signal social, un produit d’ostentation ou de mode. Mais, l’existence des réseaux de téléchargement gratuit (de type P2P) constitue une importante limite à cette stratégie car ces réseaux permettent l’obtention des fichiers numériques musicaux (audio ou vidéo) peu de temps après leur sortie.

 

  • La vente par ensembles cohérents : cela consiste à « définir, soit un produit complexe constitué d’un paquet de biens (bundle), soit une source homogène de biens successifs» (Bourreau, Gensollen, & Moreau, 2007, p. 5). Cette stratégie tente d’intégrer les utilités élémentaires des biens considérés séparément, et le consommateur est incité à suivre l’ensemble des productions pour obtenir l’utilité totale offerte par l’ensemble ainsi constitué. Dans un autre secteur, les images animées, le fait que certains épisodes d’une série sont présents sur les réseaux de type P2P ne nuit pas à la valeur de la source ; cela contribue même à la promotion de la série en question. Dans le secteur de la musique enregistrée, cette stratégie s’exprime souvent dans des offres de produits globaux, soit par collection, soit par abonnement.

 

En ce qui concerne le déplacement de la valeur des contenus musicaux vers des consommations liées, il existe deux procédés s’inscrivant dans cette stratégie :

 

  • D’une part, le déplacement des valeurs vers des biens rivaux (la rivalité de consommation d’un bien numérique étant remise en question). Autrement dit, le contenu plus ou moins libre d’une œuvre musicale devrait être lié à des biens rivaux créant donc une sorte d’insatisfaction chez le consommateur de l’œuvre jusqu’à ce qu’il achète aussi ces biens : textes de présentation, partitions, livrets, clips, etc. « Les marchés de l’accès à internet haut débit, des appareils de lecture (baladeurs numériques, téléphones portables, etc.) constituent également des biens liés rivaux» (ibid.).

 

  • D’autre part, le déplacement des valeurs vers les méta-informations (une œuvre musicale étant un bien culturel, et donc un bien d’expérience, c’est-à-dire que le consommateur a besoin des méta-informations avant de pouvoir consommer avec efficacité l’œuvre en question). Bien que les contenus des œuvres musicales numérisées peuvent être techniquement non-rivaux, les méta-informations qui leur sont associées peuvent être rivales lorsque celles-ci sont adressées : c’est par exemple le cas des recommandations personnalisées émises par un site de vente. « Dans certains scénarios, on peut envisager que la méta-information ne se limite pas, pour un consommateur, aux informations nécessaires pour découvrir un bien culturel qui lui plaise mais s’étende aux informations nécessaires pour l’apprécier pleinement ou, éventuellement, l’adapter à ses goûts particuliers (formation d’un capital culturel)» (ibid.).

 

Généralement, les stratégies de protection sont associées à des stratégies de ventes en faible quantité pour des prix relativement élevés. En revanche, les stratégies de déplacement consistent essentiellement en une vente de produits dérivés, ou encore par la mise à disposition gratuite de ces produits mais en recueillant indirectement la valeur associée, par la publicité par exemple.

 

 

En conclusion, la numérisation et internet ont des impacts profonds mais complexes sur l’ensemble de la filière de la musique enregistrée. En fait, il faut dire que les évolutions des technologies numériques n’ont pas eu des effets systématiques sur les modes de consommation des œuvres musicales. Il faut tenir compte de l’ensemble des acteurs et de leurs interactions avant d’émettre une quelconque prédiction sur l’avenir de la filière portée par ces évolutions. Le véritable défi pour les industriels du secteur consiste à préserver et capturer la valeur de l’œuvre musicale qui est en passe de perdre ses caractères rival et excluable en devenant un bien numérique. Certes, il existe des stratégies devant permettre aux entreprises commerciales de retrouver la profitabilité des activités dans ce secteur, mais il y a lieu d’admettre qu’une partie non négligeable de la valeur d’une œuvre musicale risque de ne plus être récupérable dans ce contexte évoluant. La dernière partie de la présente étude est désormais consacrée à un essai de prédiction de l’avenir de la filière de la musique enregistrée.

 

 

Partie 3. Evolution de la filière : vers quel(s) scénario(s) ?

 

Cette troisième partie cherche plus particulièrement à apprécier l’évolution de la filière en essayant d’en estimer les scénarios les plus probables. Pour cela, il convient d’abord de définir et expliquer la méthodologie adoptée pour cette étude empirique. Les informations recueillies ainsi seront analysées et donneront lieu à une synthèse sur l’avenir estimé de l’industrie de la musique enregistrée.

 

3.1. Méthodologie de l’étude empirique

 

Dans un premier temps, il faut déterminer les éléments de base de l’étude empirique, c’est-à-dire identifier les scénarios théoriquement probables de l’évolution de l’industrie de la musique enregistrée. Cela conduira à définir les variables et les indicateurs devant servir à apprécier les évolutions vers l’un ou plusieurs des scénarios ainsi identifiés. Enfin, il sera expliqué également les méthodes d’investigation (et leurs choix) pour recueillir les informations nécessaires dans ce sens.

 

3.1.1. Les scénarios probables de l’évolution de la filière de la musique enregistrée

 

Il convient de rappeler la problématique de la présente recherche : « Comment l’industrie de la musique s’adapte-t-elle aux nouvelles pratiques culturelles dans un secteur où les nouvelles technologies sont en perpétuelle évolution ? ». En conséquence, l’objectif principal de cette étude est d’essayer d’appréhender l’évolution de cette industrie, c’est-à-dire les transformations qui sont en train de s’opérer au niveau de la filière de la musique enregistrée, une appréhension qui devrait donner des idées sur l’avenir de cette filière. De nombreuses recherches ont été entamées dans ce sens, mais il faut admettre que la quasi-totalité de celles-ci datent déjà de plusieurs années, alors qu’il est attendu une évolution plus rapide de la filière, proportionnellement à la vitesse de changement porté par les innovations en matière de TIC.

 

Une de ces recherches apparait plus intéressant car tenant en compte l’ensemble de la filière de manière plus complète, c’est-à-dire incluant toutes les variables-clés devant permettre une meilleure prédiction de l’avenir du secteur. Il s’agit de la recherche menée par Bourreau, Gensollen, et Moreau (2007) rapportée dans leur article intitulé « Musique enregistrée et numérique : quels scénarios d’évolution de la filière ? ». Ces variables-clés peuvent être regroupées dans deux « super-variables » :

 

  • D’un côté, il y a lieu de tenir compte de la transition qui s’est opérée dans le système de prescription en matière musicale. En effet, il ne faut pas oublier qu’une œuvre musicale est un bien d’expérience, et le système de circulation des méta-informations tient donc un rôle central au niveau de la consommation de ce type de bien. A rappeler que ce système est caractérisé par deux variables : la sélection et la promotion des œuvres (qui se déroulent respectivement avant et après la phase de production de ces œuvres.

 

  • D’un autre côté, il faut aussi considérer le mode d’extraction de la valeur de l’œuvre musicale. En fait, la crise de l’industrie de la musique enregistrée concerne essentiellement cette valeur du fait de la tendance à la transformation de l’œuvre musicale en « bien public » sous les effets de la numérisation et les TIC. Désormais, en tant que bien numérique, l’œuvre musicale tend à devenir un bien techniquement non-rival et non-excluable. Le véritable défi pour les acteurs de l’offre musicale est de trouver et d’utiliser des moyens permettant de préserver la valeur de cette œuvre et ainsi d’extraire cette valeur.

 

En ce qui concerne la première « super-variable », trois types de transition probables, en tenant compte les quatre structures méta-informationnelles de la filière de la musique enregistrée. A rappeler aussi que ces modèles méta-informationnels sont le « Star system » (le modèle en vigueur avant la crise de l’industrie musicale dans lequel le système de prescription était entre les mains des médias de masse), le « Push » (surtout adapté aux biens d’ostentation ou de mode, avec absence sélection professionnelle, mais une promotion décentralisée), le « Pull structuré » (le modèle des labels indépendants qui maîtrisent la sélection, mais avec une promotion décentralisée), et le « Pull libre » (permettant aux artistes d’entrer en contact direct avec leur public, dans un système de prescription entièrement décentralisé). Les trois types de transition probables sont donc, étant donné que la numérisation et internet est en train de défaire le modèle traditionnel de « Star system », les tendances vers les trois autres modèles.

 

Pour la seconde « super-variable », deux grands modes d’extraction de la valeur peuvent être identifiés : d’un côté, la protection des œuvres musicales (que ce soit de manière directe par des procédés techniques essentiellement ou encore indirecte) caractérisée par une production en faible quantité et un prix élevé et, de l’autre côté, le déplacement de la valeur des contenus des œuvres musicales vers des consommations liées (vers des biens rivaux ou vers la méta-information).

 

En théorie, le croisement de ces deux super-variables devrait donner lieu à six (6) scénarios d’évolution de la filière de la musique enregistrée. Mais, il s’avère que le sixième scénario est de moins en moins possible, étant donné que la protection des contenus musicaux n’est pas compatible avec le modèle « Pull libre » car ces contenus deviennent alors ouverts au réemploi, modifiables et appropriables. Il en résulte donc cinq scénarios dans l’univers du possible (cf. Tableau 5 – Les 5 scénarios d’évolution possible de la filière de la musique enregistrée), les noms attribués à ces différents scénarios étant choisis par les auteurs (Bourreau, Gensollen, & Moreau, 2007) :

 

  • Le « Hit and Run » : C’est le maintien des modèles pré-numériques (la transition CD vers fichier numérique se faisant très lentement). Ce scénario voit un rôle central joué par la protection technique et juridique des contenus. Il s’agit d’un cas de figure ne tenant pas compte des opportunités offertes par la numérisation pour le développement de la filière de la musique enregistrée.

 

  • Le « Jingle » : La musique est distribuée quasi-gratuitement et les revenus de la musique est ensuite captés sur d’autres marchés (les Drm étant jugés plus néfastes par rapport à leur vocation de protecteur). Le succès de l’œuvre dépend essentiellement de sa promotion et du rôle économique et social qu’elle joue.

 

  • Le « Happy few » : Bien qu’il soit toujours possible dans ce scénario de recourir à la protection technique des fichiers via les Drm, cette protection se fait toutefois de manière plus variées et plus subtile (adressage, segmentation, Drm de péremption au lieu de Drm de copie, etc.). La distribution de la musique est payante et moins concentrée par des acteurs généralistes et spécialistes, avec enrichissement de la vente par la promotion décentralisée. Les réseaux P2P sont d’ailleurs pris en main par les majors et les distributeurs, dans ce scénario.

 

  • Le « NetLabel » : Dans ce scénario, la recherche des talents se fait de manière décentralisée sur internet. Le financement des artistes se fait (outre la vente des fichiers musicaux) par les recettes des concerts et par du marchandisage, mais probablement aussi par une contribution provenant des marchés d’accès.

 

  • Le « Consumartist » : Avec le « Pull libre », il y a tendance à l’estompage des différences entre professionnels, producteurs occasionnels et amateur ; tous les acteurs étant considérés comme des contributeurs à la production de l’œuvre musicale. Une part de la valeur des contenus musicaux reste non marchande dans ce cas de figure. Il s’agit d’une transformation profonde de la façon de produire et de consommer la musique, exigeant alors une longue et inconfortable période de transition, surtout pour les grands acteurs de l’offre dans le modèle « Star system ».

 

Tableau 5 – Les 5 scénarios d’évolution possible de la filière de la musique enregistrée

  Mode d’extraction de la valeur
Transition au niveau du système de prescription Protection Déplacement
Star system vers Push Hit and run Jingle
Star system vers Pull structuré Happy few NetLabel
Star system vers Pull libre   Consumartist

 

Ainsi, pour appréhender le devenir de l’industrie de la musique enregistrée, il importe de se baser sur cette base théorique, de manière à déterminer le(s) scénario(s) le(s) plus probable(s) en tenant compte l’évolution des différents paramètres déterminant chacun de ces scénarios. Cela implique donc la définition d’un certain nombre de variables et d’indicateurs devant permettre l’appréciation de cette évolution, ou plus précisément, de savoir si la situation tend vers un scénario plus que vers les autres.

 

3.1.2. Les variables et indicateurs de l’étude

 

Quelques critères sont définis par Bourreau, Gensollen, et Moreau (2007) pour caractériser chacun des cinq scénarios :

 

  • D’abord, la vision du bien musical, chaque scénario diffère sensiblement d’un autre sur ce point :

 

  • Dans le modèle « Hit and run », l’œuvre musicale est considérée comme un bien économique standard soumis aux droits de propriété ;

 

  • Pour « Jingle », le bien musical est un bien social qui ne possède pas nécessairement de valeur intrinsèque. Il est surtout associé à d’autres biens, dont des biens d’ostentation ou de mode qui constituent un signal d’appartenance.

 

  • Dans « Happy few », le produit musical est un bien culturel à capital individuel, et la découverte d’une nouveauté musicale est réservée à une minorité ayant un pouvoir d’achat (et une disposition à payer) élevé.

 

  • Le modèle « NetLabel » conçoit le bien musical comme un bien culturel à capital social étant donné un important flux d’échanges d’information et d’opinions émis et vus par les consommateurs concernant les œuvres musicales qu’ils consomment. Les communautés (notamment sur internet) jouent un rôle très fort.

 

  • Pour le modèle « Consumartist », l’œuvre musicale est un bien contributif où tous les acteurs participent à la production musicale.

 

  • La diversité des œuvres musicales qui pourrait être moyenne (Hit and run), faible (Jingle), très grande sur l’offre mais très inférieure sur la consommation à cause du prix élevé de la musique (Happy few), très grande sur l’offre et sur la consommation (NetLabel et Consumartist).

 

  • La source de la valeur des contenus musicaux et le recueil financier, pouvant être différents suivant le scénario :

 

  • Hit and run : essentiellement par vente de fichiers sur internet ;

 

  • Jingle : dans la valorisation des œuvres par la promotion des médias de masse, la valeur étant recueillie dans des produits dérivés, notamment par la publicité ;

 

  • Happy few : également par la vente de contenus musicaux, mais plus particulièrement à travers la vente par paquets (généralement avec utilisation de l’adressage personnel et l’adressage temporel) ;

 

  • NetLabel : la valeur de la musique réside essentiellement dans les dispositifs permettant la circulation efficace des méta-informations.

 

  • Consumartist : la valeur peut être extraite à partir des œuvres réutilisées (sous licence Creative Commons) et des services de formation aux activités de composition (création et production à partir d’échantillons musicaux).

 

  • Le type d’asservissement entre l’offre et la demande : la production suit les goûts des consommateurs dans le Hit and run. Pour le jingle, il y a une relative absence de goûts et de demande car les médias de masse produisent en général des œuvres de faible diversité (goûts formatés et standardisés), d’où absence d’asservissement entre l’offre et la demande. C’est plutôt la demande qui suit l’offre dans le cas du modèle Happy few. Dans NetLabel, il y a asservissement de la demande à l’offre sur le court terme (à cause des remontées fortes d’information sur les gouts des consommateurs vers les producteurs, mais la demande est aussi orientée par une offre novatrice sur le long terme. Enfin, il y a coévolution de l’offre et de la demande dans le scénario Consumartist du fait de la confusion quant aux frontières entre les différents acteurs.

 

  • La nature des rapports entre le système de production-diffusion-promotion, les consommateurs, et les artistes : Les divers scénarios peuvent être favorables ou non aux consommateurs et aux artistes. Si le Hit and run est défavorable à ces deux types d’acteurs, le jingle est favorable aux consommateurs et défavorables aux artistes. Les scénarios NetLabel et Consumartist sont favorables à ces deux types d’acteurs, et le modèle Happy few est un scénario intermédiaire (car il ne tourne pas le dos aux progrès techniques, mais ne tirant pas avantage de manière complète de ces progrès techniques).

 

  • Les acteurs clés :

 

  • Hit and run : les acteurs du verrouillage des contenus musicaux, dont les majors, les producteurs de terminaux et de supports, les concepteurs de DRM, le producteur de lecteurs logiciels ;

 

  • Jingle : les médias de masse, les majors et les plateformes de distribution commerciale en ligne ;

 

  • Happy few : les labels indépendants, les distributeurs spécialisés, les plateformes de distribution de fichiers musicaux (protégés ou non) ;

 

  • NetLabel : les industriels et les vendeurs d’équipements de production musicale (dont les matériels pour Home studio) ;

 

  • Consumartist : les artistes, les plateformes de commercialisation de services et d’éléments réutilisables (en termes de production musicale), les vendeurs d’équipement Home studio, les opérateurs réseaux, ainsi que les plateformes de commercialisation de fichiers ouverts sous licence Creative Commons.

 

  • Activité et structure du marché, montrant encore les caractéristiques de chaque scénario :

 

  • Hit and run : il y a baisse du marché, en valeur et en volume, à cause de la baisse du prix de vente de la musique. La tendance est à l’achat par titre et au renforcement de la protection par les DRM.

 

  • Jingle : le marché est dominé par les gros acteurs du secteur qui ont un accès à une promotion plus efficace, ces acteurs ayant de plus forts pouvoirs de négociation.

 

  • Happy few : Bien que le marché ait une perspective de croissance, le prix élevé de la musique provoque un effet dissuasif. Les majors sont en déclin, au bénéfice des labels indépendants qui se concentrent. Le marché est dominé par des acteurs non-issus initialement du secteur de la musique enregistrée (tels que Apple, Microsoft, les opérateurs de téléphonie).

 

  • NetLabel : le marché est en croissance rapide en volume, mais au niveau de la valeur, il a incertitude (dépendant de l’efficacité des modèles reposant sur la valorisation de la méta-information). De nombreux petits labels pourraient coexister (l’entrée au secteur étant facilitée à cause de la baisse des coûts de promotion et de distribution du fait de la décentralisation dans le système de prescription). Des segments de demande homogènes peuvent émerger.

 

  • Consumartist : le marché connait une forte croissance en volume. Les notions d’auteur et de propriété intellectuelle tendent à disparaitre. C’est un scénario néfaste pour les professionnels de la filière de la musique enregistrée : les majors, les gros labels, les studios, les distributeurs et les éditeurs.

 

Ces différents critères ont alors permis d’identifier les quelques variables et indicateurs ci-après (à noter que seuls sont pris en compte les variables et indicateurs essentiels) :

 

  • Utilisation des diverses formes (support) pour la musique : Support matériel, fichiers numériques, dématérialisation (streaming/webdiffusion) ;

 

  • Vision du bien musical : bien économique standard, bien social, bien culturel à capital individuel, bien culturel à capital social, bien contributif ;

 

  • Source de la valeur et recueil financier : vente des fichiers, la publicité, vente par paquets, circulation efficace de la méta-information ;

 

  • Type d’asservissement demande-offre : production selon les goûts, gout selon l’offre ;

 

  • Satisfaction du consommateur (vis-à-vis du système de distribution-promotion existant) ;

 

  • Le marché : tendance de l’achat par titre, acceptation des DRM, efficacité de la promotion, perception du prix, acteurs dominants du secteur (issus ou non du secteur).

 

3.1.3. Méthode d’investigation et collecte des informations relatives à l’étude empirique

 

Afin d’obtenir les différentes informations relatives à ces variables et indicateurs, il apparait qu’appréhender le marché de la musique à partir de la demande est la stratégie la plus optimale. En fait, il faut expliquer que la réalisation du présent mémoire est soumis à certaines contraintes, dont une en matière de temps, limitant alors la marge de manœuvre dans les investigations devant être réalisées. Désormais, pour obtenir des informations de quantité et de qualité satisfaisantes au regard des variables à étudier, des entretiens devraient être réalisés pour recueillir les avis des acteurs de l’offre sur la crise et l’évolution de la filière. Mais, étant donné les contraintes évoquées précédemment, l’étude empirique ne tient compte que des informations obtenues à partir d’une enquête menée auprès des consommateurs (réels et potentiels) de la musique enregistrée.

 

Le choix de l’enquête comme méthode d’investigation, c’est-à-dire une étude quantitative, a été motivé par le fait qu’il s’agit surtout d’une vérification de l’état d’une situation ponctuelle (la situation « actuelle ») à partir d’un ensemble d’informations théoriques. Plus précisément, il est principalement question de vérifier un ensemble d’hypothèses sur l’état de la filière, chacune de ces hypothèses étant liée à chacun des scénarios possibles découlant des travaux de Bourreau, Gensollen, et Moreau (2007). Autrement dit, plutôt que de collecter des opinions et/ou des informations explicatives, l’étude empirique cherche à valider ou non les scénarios ainsi modélisés.

 

Pour cela, un questionnaire a été élaboré sur la base des variables et indicateurs identifiés. Les questions (au nombre de 26) ont été classées en quatre thèmes pour éviter que les enquêtés n’auront pas de confusion en répondant à ces questions (celles-ci n’ont pas été classées en fonction des variables car une question est souvent impliquée dans plusieurs variables) :

 

  • Usage de la musique
  • Protection des œuvres musicales
  • Habitude d’écoute musicale
  • Appréciation du système actuel de production-distribution-promotion de la musique enregistrée

 

Chaque question (à l’exception d’une demandant une liste de trois plateformes de distribution) a été formulée sous forme de Question à choix unique, facilitant encore la manière de répondre.

 

Concernant l’échantillon de l’enquête, le questionnaire est principalement administré sur les réseaux sociaux (essentiellement sur Facebook) en utilisant les réseaux d’amis, les amis des amis, etc. Une partie des enquêtés ont aussi reçu le questionnaire par courriel, et une autre partie dans des forums de discussion (non nécessairement spécialisés en matière musicale). Il faut dire que la population étudiée concerne en général des internautes, ce qui devrait correspondre en premier lieu à l’étude puisqu’il y a surtout lieu de comprendre les impacts d’internet et des technologies numériques sur la filière de la musique enregistrée. Aussi, la grande majorité des répondants sont des individus relativement jeunes (85% ont entre 18 et 35 ans) : certes que cela pourrait ne pas coïncider à la répartition exacte de la population française, mais étant donné qu’il s’agit notamment de s’intéresser à l’avenir du secteur de la musique enregistrée, les opinions des jeunes vont probablement avoir beaucoup plus d’impacts sur cet avenir que celles des catégories de personnes plus âgées. La taille de l’échantillon (301) est assez élevée pour permettre à l’utilisation d’éventuels tests statistiques. La collecte d’information a eu lieu durant le mois d’août 2016.

 

Pour avoir une vue synoptique sur l’utilisation des informations recueillies, voici un tableau de correspondance des variables, des indicateurs et des différentes questions du questionnaire :

 

Tableau 6 – Tableau des variables, des indicateurs et des questions (relatives au questionnaire)

Variable Indicateurs Questions de référence dans le questionnaire
Formes de la musique Support matériel Utilisation du lecteur CD/DVD traditionnel (Q.A.1)
Fichiers numériques Téléchargement payant (Q.A.3) et non payant (Q.A.7)

Principale utilisation du téléchargement (Q.A.8)

La dématérialisation (streaming-webdiffusion) Ecoute/visionnage de la musique sur internet (Q.A.4)

Principale utilisation du streaming et/ou de la webdiffusion (Q.A.8)

Vision du bien musical Bien économique standard Soumis aux droits de propriété (Q.D.26)

Acceptation de la protection (Q.B)

Acceptation de payer (Q.A.3 et Q.A.4 du fait que tous les enquêtés pratiquent le téléchargement sur les réseaux P2P, Q.A.7)

Bien social Tolérance de l’application de l’adressage personnel et/ou temporel (Q.B.10 et Q.B.11)

Influence de la prescription (Q.C.16)

Choix des titres se basant sur la célébrité (Q.C.13)

La (non) disposition à payer pour une meilleur qualité de produit (Q.D.18)

Bien culturel à capital individuel Choix des titres à écouter sur la base des gouts et préférences musicales (Q.C.12)

« Aimer » des titres en dehors de ses préférences musicales (Q.C.14)

Curiosité et/ou envie de découvrir quelque chose d’autre (Q.C.15)

Bien culturel à capital social Choix des titres à écouter sur la base de ses préférences (Q.C.12)

Influences des sites d’information et/ou d’analyse critique en matière musicale (Q.D.20 et Q.D.21)

Influences des articles ou programmes diffusés les médias de masse traditionnelle (Q.D.22 et Q.D.23)

Bien contributif Considération de la musique non pas comme un bien économique standard (Q.D.26)
Extraction de la valeur Vente des fichiers musicaux Achat de fichier (Q.A.3)

Téléchargement sur les réseaux P2P (Q.A.7)

Disposition à payer plus pour la célébrité (Q.D.17 et Q.D.18, aussi Q.C.13)

La publicité Disposition à payer plus pour ne pas voir de la publicité (Q.A.5)

Consommation de streaming freemium (Q.A.8)

Vente par paquet, via de l’adressage personnel ou temporel Recours à l’abonnement (Q.A.6 et Q.A.8)

Tolérance à l’adressage personnel (Q.B.10)

Tolérance à l’adressage temporel (Q.B.11)

Circulation efficace de la méta-information Efficacité du système de prescription (Q.D.19 à Q.D.22)

Asservissement de l’offre par la demande (Q.C.16, en relation avec Q.C.14 et avec Q.C.15)

Type d’asservissement demande-offre Production selon les goûts Consommateurs qui se basent sur leurs goûts dans leurs choix musicaux (Q.C.12)
Goût selon l’offre Consommateurs qui se basent sur la célébrité dans leurs choix musicaux (Q.C.13)

Disposition à payer plus pour les œuvres produites par les grands producteurs (Q.D.18)

Satisfaction du consommateur Attitude vis-à-vis de la protection des œuvres via les DRM (Q.B.9)

Appréciation de l’utilisation des techniques pour distribuer/promouvoir la musique (Q.D.24)

Perception du prix de la musique enregistrée (Q.D.25)

Le marché Tendance de l’achat par titre Téléchargement payant par titre (Q.A.3)

Principale utilisation de téléchargement payant (Q.A.8)

Acceptation des DRM Acceptation de la protection technique des contenus (Q.B.9)

Tolérance à l’adressage personnel et/ou temporel (Q.B.10 et Q.B.11)

Efficacité de la promotion Les mêmes que celles de l’indicateur « Circulation efficace de la méta-information » de la variable « Extraction de la valeur »
Perception du prix Perception du prix de la musique enregistrée (Q.D.25)
Les acteurs dominants non-issus du secteur Liste des plateformes commerciales de la musique (Q.D.23)

 

La section suivante est consacrée aux analyses des informations résultant de cette enquête.

 

3.2. Analyse des résultats : pour quels scénarios ?

 

Afin d’avoir une meilleure cohérence dans les idées, il convient d’effectuer les analyses suivant les différentes variables de l’étude.

 

3.2.1. Formes de la musique

 

Il apparait que l’ordinateur constitue le moyen privilégié par les consommateurs pour écouter (ou visionner) de la musique (47%), suivi par les appareils mobiles (baladeur-téléphone-tablette-etc. : 33%). La radio et la télévision (les médias de masse traditionnels) tiennent encore une place non négligeable (mais largement moindre par rapport aux nouveaux supports numériques : 13%). Le lecteur CD/DVD traditionnel est probablement en phase de déclin puisqu’il n’est plus utilisé principalement que par 7% des enquêtés : 85% de ceux qui utilisent fréquemment l’ordinateur ou les appareils mobiles n’achètent plus de CD, le reste (15%) en achète 5 au plus. 4 sur les 5 personnes qui achètent 6 à 10 CD/DVD par mois utilisent le lecteur CD/DVD principalement pour écouter/visionner de la musique : ces appareils de lecture traditionnels vont probablement aussi disparaitre avec les CD.

 

Tableau 7 – Nombre d’individus suivant le moyen utilisé pour écouter de la musique et le nombre de CD audio acheté mensuellement

Nombre de CD achetés par mois
Moyen utilisé pour écouter/visionner de la musique Aucun 1 à 5 6 à 10 Total
Ordinateur 120 22 142
Lecteur CD/DVD 6 10 4 20
Appareil mobile 86 14 100
Radio/TV 17 21 1 39
Total 229 67 5 301

 

Le phénomène de substitution du CD par le fichier numérique est observable : ceux qui achètent plus de fichiers numériques sont ceux qui achètent moins le CD (cf. Figure 4) : Aucun de ceux qui achètent plus de 10 fichiers par semaine n’achètent de CD, et environ 60% de ceux qui n’achètent aucun fichier sont des consommateurs de CD. En tout cas, l’utilisation du fichier numérique peut être considérée comme généralisée car « tous » les individus de l’échantillon utilisent le réseau de partage gratuit (P2P) pour télécharger de la musique. Désormais, 79% des individus utilisent le téléchargement (payant ou non) comme principal moyen pour écouter ou visionner de la musique sur internet.

 

Figure 4 – Pourcentage des individus suivant le nombre de fichiers numériques qu’ils achètent par semaine et le nombre de CD qu’ils achètent par mois

 

21% des enquêtés ont recours principalement au streaming (freemium ou premium) pour écouter/visionner de la musique sur internet. Dans l’ensemble, 77% de ces enquêtés écoutent ou visionnent au moins une fois par semaine via le streaming. Vraisemblablement, plus les internautes achètent des fichiers, moins ils s’intéressent au streaming/webdiffusion. Ce sont deux segments de consommateurs apparemment plus ou moins exclusifs.

 

Tableau 8 – Nombre d’individus selon sa fréquence d’écoute de musique via le streaming et selon le nombre de fichiers qu’ils achètent sur internet

  Nombre de fichiers achetés sur internet
Fréquence d’écoute/de visionnage de musique via le streaming Aucun 1 à 10 11 à 20 21 à 30 Total
0 fois 70 25 11 106
1 fois 70 1 1 72
2 à 5 fois 46 28 23 97
Plus de 5 fois 26 26
Total 70 141 40 50 301

 

En somme, les différents supports (matériel, fichier numérique, dématérialisé) ont du mal à cohabiter. Les scénarios privilégiant les supports non-matériels subsisteront probablement.

 

3.2.2. Vision du bien musical

 

Pratiquement la moitié des individus de l’échantillon voient l’œuvre musicale comme un bien économique standard soumis aux droits de propriété, acceptant alors que toute utilisation de cette œuvre soit payante. Mais, cela ne veut pas nécessairement dire que ces individus acceptent systématiquement l’utilisation des dispositifs techniques de protection des contenus musicaux, certes, ceux qui sont partisans du DRM sont plus nombreux à concevoir l’œuvre musicale comme bien économique, mais l’inverse n’est pas vrai (ces partisans sont toujours moins nombreux, quelle que soit la vision du bien musical).

 

Etant donné que « tout le monde » pratique le téléchargement P2P, ceux qui n’adoptent pas cette vision du bien musical seront possiblement ceux qui ne sont pas présents sur les plateformes payantes, soit 23% (70 individus) de l’échantillon (cf. Tableau 8). Il est possible d’associer cette proportion à celle de ceux qui considèrent la musique comme un bien contributif.

 

Ceux qui conçoivent l’œuvre musicale comme un bien social devrait avoir une certaine tolérance à la protection par adressage parce que le bien musical serait alors associé à un produit d’ostentation ou de mode, permettant de diffuser un signal social. Ils sont minoritaires ceux qui tolèrent l’utilisation de la protection par adressage personnel (15%, soit les 3/4 de ceux qui acceptent la légitimité de l’utilisation du DRM) ou par adressage temporel (10%, soit un peu plus de 1/3 des partisans du DRM), soit au total 16% de l’échantillon. L’adressage temporel est généralement moins apprécié que l’adressage personnel. A priori, ceux qui se réfèrent toujours à la célébrité (de l’artiste ou de la maison de production) pourraient également faire partie de cette catégorie de personnes qui utilisent la musique comme un bien social, mais presque la totalité des enquêtés se réfèrent au moins quelquefois à la célébrité, et il arrive que cette célébrité soit considérée comme un indicateur de qualité de la production musicale (cela concerne 54% des enquêtés).

 

Les personnes qui voient l’œuvre musicale comme un bien culturel basent essentiellement (au moins souvent) leurs choix d’écoute sur leurs gouts et préférences, soit 279 (91%) individus de l’échantillon. Ces personnes peuvent être classées en deux catégories :

 

  • Celles qui conçoivent la musique comme bien culturel à capital social: ce sont celles qui se laisseront plus facilement influencer par le système prescriptif (internet ou les médias de masse), soit 68% de l’ensemble des enquêtés.

 

  • Celles qui conçoivent la musique comme bien culturel à capital individuel: cette catégorie d’individus pourrait être tout simplement estimée par ceux qui n’appartiennent pas à l’autre catégorie, c’est-à-dire celles dont la constitution du capital culturel ne dépend pas d’une quelconque prescription (74 individus, soit 25% de l’échantillon).

 

Tableau 9 – Nombre des individus influencés par le système prescriptif parmi ceux qui basent leurs choix d’écoute sur leurs gouts et préférences

  Influencés par les médias de masse traditionnels
Influencés par internet Jamais Quelquefois Souvent Toujours Total
Jamais 17 7 4 4 32
Quelquefois 16 34 17 4 71
Souvent 9 22 24 20 75
Toujours 7 16 18 60 101
Total 49 79 63 88 279

 

Plus de la moitié des individus dans chacune de ces catégories choisit d’investir au moins souvent dans la constitution de nouveau capital culturel (écoute de musique d’un nouveau genre, en dehors des goûts et préférences habituelles).

 

Ces pourcentages sont un peu caricaturaux mais donnent au moins des idées sur la représentation du bien musical pour les consommateurs. Il faut noter que la répartition faite ainsi n’est pas exclusive, c’est-à-dire qu’un individu peut avoir plus d’une vision du bien musical (identifier la vision dominante d’un individu est assez complexe à réaliser).

 

3.2.3. Extraction de la valeur

 

L’achat de fichiers musicaux sur internet attire environ 2/3 des enquêtés, dont 63% d’entre eux achètent plus de 10 fichiers par semaine. Bien que tous les individus de l’échantillon ont recours au téléchargement sur les réseaux de partage, ce sont généralement ceux téléchargent le plus sur ces réseaux P2P qui achètent moins sur les plateformes commerciales (cf. Tableau 10) : la commercialisation des fichiers musicaux est en quelque sorte en compétition directe avec ces réseaux P2P (le développement du P2P est en défaveur du commerce des fichiers).

 

Tableau 10 – Nombre d’individus suivant le nombre de fichiers musicaux qu’ils chètent et le nombre de fichiers qu’ils téléchargent sur P2P

  Nombre de fichiers téléchargés sur P2P
Nombre de fichiers achetés 1 à 10 11 à 20 21 à 30 Plus de 30 Total
Aucun 77 26 2 1 106
1 à 10 11 52 9 72
11 à 20 11 19 44 23 97
Plus de 20     4 22 26
Total 99 97 59 46 301

 

Il y a des plateformes (qualifiées de « légales ») qui permet le téléchargement et/ou l’écoute-visionnage gratuit de la musique, mais en contrepartie, le consommateur est contraint de visualiser une publicité. En général, 24% des individus enquêtés acceptent de payer pour ne pas voir cette publicité. Pour ceux qui achètent le streaming/webdiffusion, plus ils en consomment davantage (plus fréquemment), plus ils veulent payer pour ne pas être dérangés par de la publicité (car ils ne veulent pas perdre le plaisir qu’ils paient déjà : cf. Tableau 11) : 141 (100%) de ceux qui visionnent une seule fois par semaine, puis 19/40 (48%) de ceux qui visionnent 2 à 5 fois par semaine, et enfin 1/50 (2%) de ceux qui visionnent plus de 5 fois. Une situation presque similaire est constaté pour ceux qui achètent des fichiers, mais de façon moins systématique (cf. Tableau 11) : 71/72 (99%) de ceux qui achètent 10 fichiers au plus, puis 65/97 (67%) de 11 à 20 fichiers, et enfin aucun de ceux qui achètent 20 à 30 fichiers.

 

Tableau 11 – Nombre d’individus selon leur disposition à payer pour ne pas voir de publicité et selon le nombre de fichiers qu’ils achètent (haut) ou selon le nombre de fois qu’ils écoutent/visionnent de la musique via streaming/webdiffusion (bas)

Acheteurs de fichiers par téléchargement
Payer pour ne pas voir de Pub 10 fichiers au plus 11 à 20 fichiers 21 à 30 fichiers Total
Ne veulent pas payer 71 65 0 136
Veulent payer 1 32 26 59
Total 72 97 26 195

 

Consommateurs de streaming/webdiffusion
Payer pour ne pas voir de Pub 1 seule fois 2 à 5 fois Plus de 5 fois Total
Ne veulent pas payer 141 19 1 161
Veulent payer 21 49 70
Total 141 40 50 231

 

Si ce sont ceux qui consomment davantage qui ont une disposition à payer plus élevée pour ne pas voir de la publicité, ce sont surtout les consommateurs occasionnels qui « tolèrent » cette dernière : 70% des acheteurs de fichiers et/ou des consommateurs de streaming/webdiffusion (plus ou moins la moitié de l’échantillon). En tout cas, il y a au moins 11% de l’échantillon qui ont principalement recours au streaming freemium comme moyen d’écoute/de visionnage de la musique sur internet.

 

En revanche, ceux qui ont recours à l’achat par paquet (abonnement), au moins souvent, représentent 43% de l’échantillon. Globalement, ceux qui achètent davantage de fichiers et/ou ceux qui consomment davantage de streaming/webdiffusion sont les plus intéressés à l’abonnement (cf. Tableau 12).

 

Tableau 12 – Nombre d’individus selon leur recours à l’abonnement et selon le nombre de fichiers qu’ils achètent (haut) ou selon leur fréquence d’utilisation du streaming/webdiffusion

  Recours à l’abonnement
Nombre de fichiers achetés Jamais Quelquefois Souvent Toujours Total
Aucun 83 13 5 5 106
10 au plus 10 42 20 72
11 à 20 22 66 9 97
21 à 30 15 11 26
Total 93 77 106 25 301

 

  Recours à l’abonnement
Nombre d’écoute/de visionnage Jamais Quelquefois Souvent Toujours Total
Aucun 64 6 70
1 seule fois 29 61 51 141
2 à 5 fois 3 28 9 40
Plus de 5 fois 7 27 16 50
Total 93 77 106 25 301

 

L’extraction de la valeur par la vente par paquet ou bien par adressage (personnel ou temporel) peut toucher 57% de l’échantillon (soit respectivement, et de manière non-exclusive, 43% pour la vente par paquet, 15% pour l’adressage personnel et 10% pour l’adressage temporel).

 

Pour apprécier l’extraction de la valeur à partir de la circulation des méta-informations, il faut juger de l’efficacité du système de prescription de la musique. Généralement, 73% des individus de l’échantillon choisissent d’écouter une œuvre musicale sous l’influence de quelqu’un, 74% des enquêtés choisissent (au moins souvent) d’écouter un titre après en avoir entendu parler sur internet ou sur les médias de masse traditionnels. Cependant, il ne semble y avoir aucune relation fonctionnelle (du moins de nature linéaire) entre l’acculturation et l’influence du système de prescription, c’est-à-dire que ce dernier n’apporte aucun changement sur le capital culturel d’un individu. Il en est de même entre l’écoute sous l’influence de la prescription et le choix d’écouter par curiosité (indépendance entre ces deux variables). Cela s’explique, soit par l’inefficacité du système prescriptif en place, soit par un fort asservissement de la demande par l’offre (la production est réalisée de manière à suivre les préférences musicales des consommateurs potentiels) : en confrontant avec les proportions évoquées plus haut, c’est cette deuxième thèse qui semble être la plus probable.

 

3.2.4. Type d’asservissement entre offre et demande

 

Comme analysé précédemment, la production semble suivre les gouts et préférences des consommateurs potentiels. Désormais, une large majorité des répondants à l’enquête (93%) affirment qu’ils se basent essentiellement sur leurs gouts et préférences musicaux dans le choix d’un titre à écouter.

 

Par ailleurs, 52% des individus de l’échantillon se base (au moins « souvent ») sur la célébrité (de l’artiste et/ou de son producteur) lorsqu’ils choisissent un titre à écouter. Cela pourrait avoir plusieurs raisons. D’une part, il y a ceux qui considèrent cette célébrité comme indicateur de la qualité des produits musicaux (29% des enquêtés, 19% sont même prêts à payer plus pour les produits de meilleure qualité). Il est probable et non pas certain que, pour ces individus, la demande suit l’offre. D’autre part, il y a ceux (22%) qui se réfèrent à cette célébrité sans toutefois juger que celle-ci soit un indicateur de la qualité des produits musicaux. Pour ces individus, il est clair que la demande est fonction de l’offre. Autrement dit, il y aurait entre 22% et 51% (22% + 29%) de consommateurs qui sont essentiellement influencés par l’offre.

 

3.2.5. Satisfaction du consommateur vis-à-vis du système de production-distribution-promotion existant

 

En général, 45% des répondants pensent que les techniques utilisées actuellement pour distribuer et/ou promouvoir la musique sont plutôt satisfaisantes. Concernant la protection des œuvres, seulement 20% des enquêtés approuvent l’application du DRM sur les produits musicaux. Au niveau du prix, pratiquement la moitié des individus de l’échantillon considèrent le prix de la musique actuel comme « juste ».

 

Il faut noter que ceux qui sont les plus actifs sur les réseaux P2P sont les moins satisfaits du système de distribution-promotion des œuvres musicales : plus un individu télécharge davantage de fichiers sur les réseaux P2P, plus il se montre non satisfait de ce système de distribution-promotion de la musique.

 

Tableau 13 – La perception du système de distribution-promotion des oeuvres musicales selon le nombre de fichiers téléchargés sur les réseaux P2P

  Perception du système de distribution-promotion des œuvres musicales
Nombre de fichiers téléchargés sur P2P par semaine Le système n’est pas satisfaisant Le système est satisfaisant Total
1 à 10 fichiers/semaine 50 (51%) 49 (49%) 99 (100%)
11 à 20 fichiers/semaine 53 (55%) 44 (45%) 97 (100%)
Plus de 20 fichiers/semaine 64 (61%) 41 (39%) 105 (100%)
Total 167 (55%) 134 (45%) 301 (100%)

 

3.2.6. Le marché

 

A priori, ils sont beaucoup plus nombreux ceux qui achètent des fichiers musicaux par titre ou par album (93 + 77 = 170 individus, soit 57% des enquêtés : des acheteurs n’ayant eu recours à l’abonnement que quelquefois au plus), par rapport à ceux qui ont recours à l’abonnement (souvent ou toujours) pour acheter ces fichiers (cf. Tableau 12). En reprenant le Tableau 12, et en estimant le nombre de fichiers achetés effectivement par les individus selon leur recours à l’abonnement[2], on obtient le Tableau 14 ci-après :

 

Tableau 14 – Estimation des nombres de fichiers achetés par les individus selon leur recours à l’abonnement

  Recours à l’abonnement
Nombre de fichiers achetés Jamais Quelquefois Souvent Toujours Total
0 0 0 0 0 0
[1 ; 10] 55 231 110 0 396
[11 ; 20] 0 341 1023 140 1504
[21 ; 30] 0 0 383 281 663
Total (a) 55 572 1516 420 2563
Nombre de personnes (b) 93 77 106 25 301
Nombre moyen de fichiers achetés selon la fréquence de recours à l’abonnement (a/b) 0,59 7,43 14,30 16,80 8,51

 

Il est remarqué nettement que ceux qui ont recours plus souvent à l’abonnement achètent beaucoup plus de fichiers (que ceux qui achètent par titre ou par album, sans abonnement). Plus le nombre de l’échantillon augmenterait, plus il sera montré que le nombre de fichiers téléchargés par ceux qui ont davantage recours à l’abonnement sera plus élevé. Il est logique alors d’estimer que la part de marché attribuée à la vente par titre ou par album est relativement moindre par rapport à celle par abonnement.

 

En ce qui concerne l’acceptation du DRM, le Tableau 15 montre que ceux qui téléchargent davantage sur les réseaux P2P sont les moins partisans de ce dispositif technique de protection des contenus musicaux. Le développement du P2P constaté actuellement[3] va probablement influencé sur l’appréciation du DRM : la frustration du public vis-à-vis de ce dispositif technique de protection pourrait entrainer le retrait de celui-ci de manière généralisée sur toutes les plateformes de commercialisation de la musique en ligne. D’ailleurs, un peu plus de la moitié des partisans du DRM tolère l’application de l’adressage personnel, et encore moins pour l’adressage temporel.

 

Tableau 15 – Pourcentage de ceux qui acceptent la légitimité du DRM en fonction du nombre de fichiers téléchargés par semaine sur P2P

  Partisans de la DRM
Nombre de fichiers téléchargés sur P2P Non Oui Total
1 à 10 64% 36% 100%
11 à 20 76% 24% 100%
21 à 30 97% 3% 100%
Plus de 30 100% 0% 100%
Total 80% 20% 100%

 

Le système de prescription existant pourrait être considéré comme relativement efficace, mais cela dépend bien entendu de la vision que le consommateur se fait du bien musical. Le système sera beaucoup plus performant vis-à-vis des individus qui utilisent la musique comme bien social ou comme bien culturel à capital social.

 

Plus le consommateur se réfère à la célébrité (de l’artiste ou du producteur) dans son choix d’écoute, moins il est enclin à une acculturation (aimer une nouvelle œuvre en dehors de ses préférences musicales). Il n’en est pas ainsi systématiquement en matière de goût : il apparait que le goût est plutôt subordonné à la célébrité dans le sens où le goût est plus souple que la considération de la célébrité. Autrement dit, pour ceux qui se basent sur la célébrité, le système prescriptif sera plus efficace s’il ne sort pas du domaine de cette célébrité. En revanche, ceux qui se basent sur leurs goûts sont moins difficiles à convaincre par le système prescriptif même si la prescription sort du domaine de ces goûts.

 

Tableau 16 – Individus qui « aime » une œuvre musicale en dehors de ses préférences, en fonction de la considération de la « célébrité » ou du « goût »

  Aimer une œuvre en dehors de ses préférences musicales
Tenir compte de la célébrité/du goût Quelquefois Souvent Total
Jamais 0% / 0% 100% / 0% 100%
Quelquefois 48% / 36% 52% / 64% 100%
Souvent 55% / 69% 45% / 31% 100%
Toujours 73% / 53% 27% / 47% 100%
Total 54% 46% 100%

 

En matière de prix, à peu près de la moitié des enquêtés reconnaissent que les prix fixés sont « justes ». Il apparait que la soi-disant « qualité » des produits musicaux n’influent pas sur cette perception du prix (la répartition sur la perception du prix reste relativement inchangé quelle que soit la disposition à payer pour une œuvre considérée par le sujet comme de bonne qualité).

 

Finalement, concernant les plateformes commerciales de distribution de la musique, leurs notoriétés respectives peuvent être appréciées dans la liste suivante :

 

Tableau 17 – Liste des 6 plateformes de commercialisation de la musique les plus citées par les enquêtés

Nom des plateformes Nombre d’individus ayant cité la plateforme Activité principale
iTunes 145 Vente de fichier
Deezer 126 Streaming
MusicMe 125 Vente de fichier
Spotify 115 Streaming
Beezik 75 Streaming
Qobuz 64 Vente de fichier

 

Bien que la première de cette liste soit (principalement) une plateforme de commercialisation de fichiers musicaux, le top 5 inclus trois site de streaming.

 

3.3. Synthèse

 

Dans un sens, quelques éléments semblent être favorables au scénario « Hit and run » : la moitié des enquêtés conçoivent l’œuvre musicale comme un bien économique standard, les 2/3 pratiquent l’achat de fichiers numériques, et la production serait probablement et essentiellement réalisée pour répondre aux gouts des consommateurs. Néanmoins, tout porte à croire que le DRM est dans une phase de retrait progressif au niveau des plateformes de distribution des fichiers musicaux. Il est alors attendu que les situations caractéristiques de ce scénario (Hit and run) ne survivront pas longtemps.

 

Pour ce qui est du scénario « Jingle », le retrait généralisé attendu du DRM sur ces plateformes de commercialisation de la musique devrait être favorable aux consommateurs, d’autant plus que la moitié d’entre eux ne sont pas hostile à la publicité, ce qui pourrait être un important moyen d’extraction de la valeur pour les acteurs de l’offre. De plus, la promotion via les méta-informations apparait relativement efficace, mais les médias de masse semblent toujours avoir une place très importante sur ce point. Cependant, ceux qui voient le bien musical comme un bien social sont encore minoritaire, et vraisemblablement, la musique est toujours consommée avec sa valeur intrinsèque puisqu’une large majorité des consommateurs se basent principalement sur leurs gouts quant à leur choix d’écoute musicale (c’est une situation qui ne pourrait évoluer que modestement).

 

Même si le développement de la vente par paquet (abonnement) est un argument en faveur du scénario « Happy few » (avec une situation pouvant être qualifiée d’intermédiaire quant à la satisfaction des consommateurs vis-à-vis du système de production-distribution-promotion en vigueur), les consommateurs utilisant l’œuvre musicale comme un bien culturel à capital individuel restent encore minoritaire (25% environ). L’offre n’influence pas totalement la demande, mais cela pourrait évoluer dans le temps.

 

La proportion des consommateurs concevant le bien musical comme un bien culturel à capital social est relativement élevé, et il semble y avoir une relative efficacité du système prescriptif de la musique. De plus, bien que la production suive généralement la demande a priori (c’est-à-dire sur le court terme), l’influence apportée par l’offre sur les préférences des consommateurs tend aussi à accroitre sur le long terme. Il peut être attendu une certaine croissance en volume de la consommation de la musique sur internet. Tout cela soutient en quelque sorte la probabilité du scénario « NetLabel ».

 

Le scénario « Consumartist » se trouve quelque peu à l’extrême de la situation actuelle (surtout avec une certaine persistance du scénario « Hit and run » attendue dans les prochaines années, même si la tendance est en défaveur de celui-ci). En fait, ils sont encore très peu de voir la musique comme un bien culturel contributif. Aussi, la frontière séparant les producteurs et les consommateurs apparait toujours assez nette.

 

En guise de synthèse et de conclusion, il peut être conclu que c’est surtout le scénario « NetLabel » qui apparait comme le plus probable. Mais, outre les deux scénarios extrêmes (« Hit and run » et « Consumartist ») les autres ont également une chance de se reproduire. En effet, la filière de la musique se trouve encore dans une phase de transition. L’avenir effectif de cette filière dépend essentiellement des comportements de deux acteurs :

 

  • D’un côté, les consommateurs qui auraient surtout à arbitrer entre deux grands moyens de consommer de la musique : d’une part, le téléchargement de fichiers et d’autre part, le streaming. Avec la tendance à la dématérialisation et l’évolution des TIC, il est fort probable que l’écoute/le visionnage direct de la musique en ligne l’emporte sur le téléchargement de fichiers dans les années à venir. Mais, la prolifération des logiciels de téléchargement de fichiers numériques sur les réseaux de partage P2P fera probablement en sorte que ces deux grands moyens pour consommer la musique coexisteront, peut-être jusqu’à la survenance d’une autre crise (de support ?) de l’industrie musicale.

 

  • D’un autre côté, les producteurs (dont font partie les majors) qui doivent choisir la stratégie la plus optimale pour « reconquérir » le secteur. En fait, au regard de l’émergence de plusieurs nouveaux business models dont les acteurs sont pour la plupart non initialement issus du secteur musical, les producteurs ont eu un certain retard à s’adapter à l’évolution des technologies numériques. Ces producteurs pourront bien entendu rattraper ce retard : c’est faisable même s’ils décident d’agir dans ce sens sans partenariat, mais cela nécessiterait des efforts considérables (en termes d’investissement), et ce sont surtout les plus robustes qui survivront. Les autres s’engageront probablement dans des partenariats avec les acteurs ayant déjà leurs places « d’honneur » dans la distribution et la promotion de la musique.

 

Conclusion

 

La filière de la musique enregistrée est « de nouveau » en crise depuis le début du XXIème siècle, une crise qui est encore due à l’évolution technologique agissant plus particulièrement au niveau des supports des œuvres musicales. Cette crise est alors avant tout une crise de supports, et donc celle des producteurs qui attachent la valeur des contenus musicaux aux supports matériels. Les caractéristiques de cette crise sont complexes du fait de la complexité même de la transformation que les technologies numériques et internet sur le bien musical. Ainsi, principalement, l’œuvre musicale devenant un bien numérique est en train de perdre ses caractères de rivalité et d’excluabilité pour tendre vers un « bien commun » (« bien public » ou « bien collectif »). Le véritable défi qui s’impose alors aux acteurs de l’offre musicale réside dans la possibilité et les moyens nécessaires pour préserver et extraire la valeur de ce bien numérique musical. Ces moyens existent, mais il faut admettre qu’une partie non négligeable de la valeur de ce bien ne serait plus récupérable (ou plus proprement, « monétisable »).

 

L’étude empirique a montré que l’industrie de la musique enregistrée se trouve encore dans une phase de transition (impliquant par-là que la crise en question est encore persistante). Les places, les rôles, les pouvoirs, etc. ne sont pas encore véritablement distribués entre les acteurs de l’offre musicale. Mais, il y a tout de même des indices qui laissent entrevoir que les scénarios extrêmes ne seront pas plausibles après une ou quelques décennies : d’une part le « Hit and run » (très proche de la situation d’avant la crise), dont certaines caractéristiques sont encore très visibles, s’estompera bientôt car la distribution de la musique en ligne pourrait ne plus être soumise à aucune protection technique (DRM) et, d’autre part, le « Consumartist » qui s’éloigne trop de la situation actuelle, un scénario « trop alternatif » (même s’il y a une certaine tendance bien plus théorique que pratique à l’économie collaborative, le scénario « Consumartist » peut être qualifié d’utopique car nécessitant un long et douloureux transition et adaptation de la part des acteurs de l’offre musicale).

 

Les scénarios intermédiaires restent possibles, dépendant essentiellement des comportements des consommateurs et des producteurs. Il est encore difficile de prédire les caractéristiques des besoins des consommateurs à l’avenir du fait de leur subjectivité, mais il y a lieu de prévoir la coexistence de deux segments importants : ceux qui continueront à télécharger des fichiers numériques musicaux (même s’il y a lieu de penser que cette pratique s’atténuera avec les évolutions technologiques et internet) et ceux qui opteront surtout pour l’écoute/le visionnage de musique directement par internet (streaming, notamment). S’il y a encore amélioration de la performance du système prescriptif sur internet, il y aura probablement une tendance à concevoir le bien musical comme un bien culturel à capital social, d’où une forte chance pour le scénario « NetLabel » de se produire. Les producteurs traditionnels ont encore leur chance dans ce nouveau climat des affaires à condition de s’adapter au nouvel environnement technologique qui ne cesse de s’évoluer. Si les grands producteurs auront la possibilité de faire « cavaliers seuls » car disposant des moyens pour investir dans ce sens, les labels plus modestes s’associeront aux grands acteurs déjà en place. Avec la forte diversité des œuvres musicales, aussi bien du côté de l’offre que celles consommées, la recherche des talents se trouve au centre des préoccupations de la production, dans un univers caractérisé surtout par la promotion décentralisée sur internet. Le système prescriptif en ligne permettra une meilleure adéquation entre l’offre et la demande. Les artistes se feront surtout rémunérés, outre par les plateformes de commercialisation légales, par les recettes de concerts et par du marchandisage. Par ailleurs, le meilleur appariement de la demande et de l’offre pourrait faire augmenter la disposition à payer des consommateurs vis-à-vis des œuvres musicales, ce qui inciterait davantage les artistes (et de nombreux arrivants encore) à investir beaucoup plus dans la création musicale, favorisant la diversité. Il est alors attendu, le cas échéant, que ce scénario (NetLabel) est auto-renforçant, c’est-à-dire qu’une fois entrée dans celui-ci, la filière ne pourrait plus en sortir, sauf peut-être pour une autre nouvelle crise.

 

 

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[1] (Olson, 2011)

[2] Pour cela, on multiplie le nombre des individus par le « centre de classe » (somme des bornes divisé par 2) qui leur correspond. Exemple : Le nombre de fichiers achetés par ceux qui téléchargent 1 à 10 fichiers par semaine est de : 83 * (1 + 10) / 2 = 55.

[3] A citer par exemple l’arrivée de « Aurous » en 2015-2016, un logiciel de P2P très performant (surnommé « le pop-corn Time de la musique » qui risque de réduire la popularité de Spotify et de Deezer (Morel, 2015).

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