La Quête de l’Idéal : Charles Baudelaire et les Fleurs du Mal
Charles Baudelaire :
Au centre de l’expérience existentialiste et poétique de Baudelaire est le spleen, cette sorte de langueur de l’esprit qui empêche le poète de vivre la réalité dans sa consistance ordinaire. Le seul moyen de surmonter ce sentiment d’écoeurement pour l’existence est d’écrire : « Subir le spleen, mais savoir le peindre, c’est passer d’une extrême faiblesse à l’effort créateur. » Dans les Fleurs du mal, qui rassemble plus de cent vingts poèmes, Baudelaire évoque son expérience de la dualité entre divinité et enfer, le Spleen et l’Idéal, ses amours maudits (Jeanne Duval la mulâtresse) ou platoniques (Madame Sabatier, sa muse et protectrice), l’expérience douloureuse ou spirituelle de la solitude, les paradis artificiels (vin, opium, haschich), la débauche
et les voluptés interdites (homosexualité, plaisirs sadiques). Baudelaire parle encore de ses rapports avec la religion, qu’il exècre, de la tentation qu’il éprouve envers la mort. Toutes ces experiences sont des tentatives pour échapper au spleen, les Fleurs du mal sont des fleurs vénéneuses, l’oxymore qui nomme cette somme poétique reflète bien cette tension, cette tentation de trouver l’extase dans les plaisirs interdits de la morale bourgeoise. La poésie de Baudelaire est de facture classique, utilisant les artifices traditionnels du vers, et de l’alexandrin en particulier. Rimbaud en a critiqué la forme mesquine parfois. Mais cette poésie est lourdement fardée, jusqu’à apparaître comme un masque, recouvrant une grande détresse. Pourtant, dans les Petits poèmes en prose (1862), Baudelaire se libère un peu des formes traditionnelles, même s’ils restent minutieusement métrés. L’éclatement de la forme classique ne viendra que plus tard, avec Rimbaud, puis Mallarmé. L’oeuvre de Baudelaire, dans son romantisme exacerbé et sombre, située au seuil de la modernité poétique, expose longuement le déchirement d’un individu, pris dans le mouvement contradictoire entre le bien et le mal, la laideur et la beauté, Dieu et Satan, l’enfer et le ciel, la félicité et la douleur.
Présentation des Fleurs du Mal
Ce recueil de 100 poèmes a été publié le 25 juin 1857 à Paris chez Poulet-Malassis. Ces poèmes sont répartis en 5 sections comportant respectivement 77, 12, 3, 5 et 3 poèmes. Ils sont precedes d’une dédicace à Gautier et du poème au lecteur.
Les 5 sections initiales sont : Spleen et Idéal, Le Vin, Fleurs du Mal, Révolte et La Mort.
Une seconde édition augmentée de 35 poèmes nouveaux (et d’une section inédite : Tableaux
parisiens) est publiée en 1861. L’édition définitive des Fleurs du Mal a été publiée en 1868, après la mort de Charles Baudelaire (1821-1867). Ce recueil est mal accueilli, par la critique. Seuls quelques-uns, dont son ami Barbey d’Aurevilly, défendent la poésie de Charles Baudelaire. Le 5 juillet 1857 parait un violent article du Figaro, qui
tout à la fois assure une grande notoriété au poète et le conduit devant les tribunaux.
En août 1857, six mois après le procès de Madame Bovary (pour des chefs d’inculpation similaires: immoralité et obscénité), Baudelaire est condamné ( Flaubert ne l’avait pas été) pour « offense à la morale publique, … la morale religieuse et aux bonnes moeurs ». Il est condamné à 300 francs d’amende et à la suppression de six poèmes. Ces 6 poèmes seront publiés à nouveau, en 1864, en Belgique dans le Parnasse satyrique du dix-neuvième siècle. Baudelaire a apporté un soin particulier à la disposition de son recueil. Les Fleurs du Mal ne sont pas une succession de poèmes qui prennent place au fur et mesure de l’inspiration de l’auteur. Baudelaire les a disposés suivant un itinéraire bien précis. Il est d’ailleurs une lettre célèbre
adressée en 1861 par Baudelaire à Vigny : » le seul éloge que je sollicite pour ce livre est qu’on reconnaisse qu’il n’est pas un pur album et qu’il a un commencement et une fin. »
L’édition définitive des Fleurs du mal a la structure suivante:
Spleen et Idéal (poèmes I à LXXXXV)
Tableaux parisiens (poèmes LXXXXVI à CIII)
Le Vin (poèmes CIV à CVIII )
Fleurs du Mal (poèmes CIX à CXVII )
Révolte (poèmes CXVIII à CXX)
La Mort (poèmes CXXI à CXXVI)
Charles Baudelaire, dans son recueil de poèmes Les Fleurs du mal, oeuvre novatrice mais provocante publiée en 1857, confère au poète un rôle nouveau d’intermédiaire entre la Nature et l’homme. Le début du recueil expose la situation difficile de l’artiste dans le monde bourgeois positiviste et étriqué du Second Empire: ainsi est-il maudit dans «Bénédiction», exilé, rejeté par le monde dans «L’Albatros». Mais dans le sonnet «Correspondances», le poète renoue avec la fonction romantique du mage. En effet, Baudelaire est persuadé que seul le poète peut percevoir intimement le monde sensible, sa première source d’inspiration. Ici, le poète ouvre dans la méditation sur la Nature une nouvelle voie de connaissance en même temps qu’il invente ou plutôt affine les expressions novatrices qui lui permettront de rendre compte de cette experience mystique. Le poète livre une méthode, celle des synesthésies, c’est-à-dire des equivalences sensorielles. Les outils littéraires aptes à rendre compte de cette démarche sont essentiellement les figures d’images: comparaisons et métaphores. Le sonnet «Correspondances» est donc d’abord un poème didactique organisé selon la progression logique propre à ce type de texte: l’instauration de la relation, les correspondances dans la nature elle-même, enfin les parfums dont seul le poète peut discerner les significations. Baudelaire utilise habilement la structure du sonnet: les deux quatrains constituent le temps théorique, les deux tercets livrent le développement d’équivalences. Ainsi «Correspondances» se présente-t-il comme un véritable «art poétique», c’est-à-dire la formulation d’un projet esthétique en même temps que son illustration par l’exemple. Innovateur, il ouvre des voies nouvelles :
– en se situant dans une conception platonicienne de l’univers,
– en conférant à la poésie la fonction de symboliser, c’est à dire d’unifier, de relier, pour cela en systématisant le pratique des correspondances.
Ce sonnet, »Correspondances », est donc très important dans l’esthétique symboliste et
Baudelairienne.
Une vision idéaliste du monde : le naturel et le surréel
La nature est présentée comme un lieu sacré. Il ne s’agit pas ici de la campagne même si la Nature est ensuite comparée à une forêt. Baudelaire envisage l’univers perceptible par nos sens. La Nature est évoquée sous la forme du temple, lieu de communication privilégié entre notre existence et l’au-delà. Baudelaire renvoie peut-être à la pythie de Delphes dont les propos obscurs pour le commun des mortels étaient compréhensibles seulement pour les prêtres (le poète) qui les traduisaient à destination des fidèles.
Le premier quatrain est bâti sur la double métaphore filée du temple et de la forêt. La constitution de l’univers sensible est rendue par des références à l’enceinte sacrée de l’architecture grecque ou égyptienne. Notre existence terrestre constitue seulement le téménos, sa signification et sa réalité ultime ne peuvent être assumées que dans l’ombre propice et mystérieuse du sanctuaire où trône la divinité. De même la Nature sensible est évoquée par la forêt, lieu impénétrable par excellence, lui aussi marqué par l’ombre et la présence d’une vie secrète. Ce dernier thème invite également à
l’élévation vers l’au delà. En effet l’arbre est le trait d’union entre la terre où s’implantent ses racines et le ciel vers lequel s’élancent ses branches. Les deux comparants sont réunis par l’analogie des « vivants piliers » en forme d’oxymoron. Les troncs rectilignes des arbres rappellent les fûts des colonnes. La forêt devient une cathédrale végétale. La Nature se définit par la symbiose des différents domaines antinomiques évoqués : la minéralité de l’architecture, le dynamisme du vivant, la vie secrète du mystère. La Nature est un Tout complexe, non réductible à ses aspects
positivistes. Aussi l’artiste nous invite-t-il à entrer dans le lieu sacré en allant au-delà des apparences sensibles. Tout est « symboles », ce qui est renforcé par la rime sémantique « paroles ». Le poète est bien celui dont la mission est d’employer le langage au service du mystère indicible. Ce nouvel ordre du monde perçu intuitivement, cette continuité entre les états de la Nature sont évoqués par deux enjambements. La fluidité des alexandrins qui se succèdent par paires souligne
cet équilibre subtil des deux versants du symbole. Aucun obstacle ne vient déranger l’équilibre de cette unité fondamentale. Les assonances en « I » de la fin du premier vers, les « vivants piliers », confèrent une énergie particulière à l’oxymore et soulignent la personnification du minéral.
Si la nature semble un temple pérenne, l’homme en revanche ne fait que « passer ». L’homme appartient à un règne éphémère. La cadence des deux derniers alexandrins en forme de tétramètres souligne l’harmonie entre cette Nature éternelle et ce voyageur en escale. Les symboles sont curieusement des « regards familiers ». Cette expression mérite qu’on s’y attarde. Pour Baudelaire, la Nature est habitée par une présence intelligente qui parle à l’intelligence humaine. L’initiative n’appartient pas à l’homme, ce n’est pas l’homme qui, le premier, découvre la surréalité par son regard intérieur. Il est « observé », accompagné de manière bienveillante, et ainsi invité à entrer dans le mystère. Baudelaire rompt avec la tradition de l’effroi sacré. La patrie de l’artiste est l’invisible, l’indicible.
Les correspondances verticales
L’artiste est invité à décrypter les signes. Ce langage, comme les hiéroglyphes des temples égyptiens, est difficile à interpréter. La représentation en cache le sens. Ce sont les « confuses paroles ». Cette relation entre l’homme et le mystère de la Nature reste d’abord occasionnelle, ce qu’indique le « parfois ». Elle est de plus souvent opaque et sibylline. L’homme doit donc chercher une voie à l’intérieur du temple, c’est-à-dire une signification, une interprétation spirituelle derrière la réalité prégnante du monde. Les correspondances sont d’abord verticales, elles conduisent
l’homme à entrer en relation avec une surréalité qui donne un sens et une forme à l’univers sensible. Finalement il faut inverser notre point de vue commun, remonter vers la source : ce qui est premier n’est pas l’information donnée par nos sens, mais l’Intelligence, l’Idée qui a informé le monde sensible. Baudelaire a découvert cette voie chez Platon et chez Swedenborg Cette approche repose sur une philosophie idéaliste : la matière n’est qu’apparence, le spirituel demeure la réalité profonde et cachée. C’est l’Idée qui est à l’origine de l’univers.
Les correspondances horizontales
Dans le second quatrain, Baudelaire expose sa théorie des correspondances horizontales entre les différentes sensations. Ce sont les synesthésies, la superposition des sens. Baudelaire utilise un sens pour évoquer les perceptions enregistrées par un autre. Ainsi l’odorat sera-t-il suggéré par des sensations tactiles ou visuelles…
Ce quatrain est composé d’une seule phrase dont l’information la plus importante est située à la fin. Le lecteur est invité à parcourir le même chemin que le poète en se mettant à l’écoute des « confuses paroles » dont il était question dans la première strophe. Puis de proche en proche, par des phases floues, il parvient à une évidence énoncée avec force.
Ces « confuses paroles » sont devenues les « longs échos », ces perceptions indistinctes que les allitérations en KDL prolongent de « Comme de longs échos […] » en « qui de loin […] ».
L’aspect sec, hésitant et liquide de ces consonnes est amplifié par l’étirement et l’assourdissement des voyelles nasalisées abondantes : « Comme de longs échos qui de loin se confondent […] ».
Le mystère de la vision nocturne est rendu par un recours aux valeurs contrastées du noir et blanc :
« ténébreuse », « nuit » et « clarté ». Ce rendu antithétique souligne la « profonde unité » de l’intuition : la vérité de la sensation est complexe, elle se situe à un niveau accessible seulement à celui qui creuse ses perceptions. De toute façon elle reste globale, fugace et indistincte, ce qui est suggéré par les trois comparaisons chargées de donner des équivalences plus que d’expliquer cet état voisin de la transe. Le mystère se laisse seulement approcher et non contempler. Il doit conserver l’aura sacrée du songe nocturne.
Le dernier vers du quatrain est l’axe du sonnet, il est l’évidence qui clôt les lentes preparations précédentes comme des vagues successives. Baudelaire voit au-delà de la diversité de ses sensations l’unité profonde de l’univers. Le début de l’alexandrin, dans un rythme ternaire qui en souligne l’ordre et l’équilibre, énonce la synthèse de l’intuition sensorielle. Trois sujets participent à la même démarche, leur interaction est soulignée par l’emploi de la voix pronominale réciproque.
La formule en forme de tétramètre est assenée comme une maxime, elle constitue ainsi dans son énoncé magistral un des fondements du symbolisme ainsi que le troisième vers du sonnet :
« L’homme y passe à travers des forêts de symboles ». Remarquons enfin qu’en plaçant les parfums en tête de son énumération, Baudelaire leur confère une prédominance personnelle dans cette connaissance mystique de l’univers, ce qu’il va développer dans les deux tercets.
Analyse de la pratique de la synesthésie
Baudelaire se sert des parfums pour explorer cette voie confuse des synesthésies et en tirer tous les enseignements possibles. Il procède par une succession de constats ou d’affirmations. Les deux tercets forment une seule phrase bâtie comme celle du second quatrain : le lecteur est à nouveau invité à suivre le poète dans ses expériences pour progressivement parvenir à une evidence extatique. Nous pouvons noter également le rôle prédominant des comparaisons qui servent de passerelles pour créer ces fameuses équivalences entre l’ordre sensible et l’ordre psychologique ou
moral.
Baudelaire part donc d’une expérience sensorielle olfactive peu exploitée par les poètes qui se montrent en général plus séduits par les formes, les couleurs ou les sons. L’exercice de l’odorat ne dispose sans doute pas d’un lexique aussi développé que celui de la vue ou de l’ouïe. Les sensations olfactives sont évanescentes et subtiles, elles sont rendues dans le premier alexandrin, « Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants », par des allitérations opposées de D (sonores et instantanées) et de F (sourdes et continues). De même la fin du vers mêle l’intensité d’une voyelle ouverte « chair » qui s’atténue dans la nasalisation d’« enfants ». Baudelaire va donc exprimer la qualité de la sensation par des équivalences tirées d’autres domaines sensitifs. Pour ce faire, il utilise la comparaison qui unit des réalités différentes et la
polysémie des adjectifs introducteurs. Trois qualificatifs expriment l’harmonie des senteurs simples : « frais » renvoie aux sensations tactiles en même temps qu’au repos ou à l’innocence morale. « Doux » exprime aussi le toucher en même temps que la paix, le confort et la suavité, le comparant relie à l’ouïe. « Verts » évoque la vue, connote la fraîcheur, la satisfaction chantée par le psalmiste et sans doute aussi l’innocence. Toutes ces épithètes renvoient à l’enfance, à la nostalgie de la pureté. La fin du premier tercet est marquée par un tiret qui souligne la rupture et le passage à
l’antithèse. À l’enfance succède l’âge adulte ; à l’innocence, le péché ; à la fusion, l’exclusion ; à la paix, l’inquiétude ; à la simplicité et à l’évidence, la complexité et la remise en question… Les fragrances épicées sont elles aussi définies par trois qualités, non plus sensibles mais morales. Elles évoquent implicitement par hypallage l’érotisme (dans leur pouvoir aphrodisiaque), le luxe et enfin la pompe ecclésiastique. Ces qualités sont attribuées avant que ne soit cité l’objet. Ainsi « corrompus » appelle « ambre » et « musc», deux parfums associés à la femme. « Riches et triomphants » annoncent « benjoi » qui apporte sa note orientale exotique, mais qui est surtout nommé pour son utilisation semblable à celle de l’encens. Ces épithètes renvoient enfin à l’ « encens » dont le christianisme, dans la continuité de l’Ancien Testament, a fait, dans ses cérémonies, le symbole de la prière qui monte vers le ciel. Ces deux derniers parfums sont donc synonymes de raffinement et d’élévation spirituelle. Notons de plus que les parfums complexes sont quatre pour évoquer dans leur rythme accumulatif le déséquilibre et la richesse de l’expérience olfactive. En effet le parfum est envoûtant, il enivre et porte en lui « l’expansion des choses infinies ». Ce que Baudelaire relève est la capacité du parfum à envahir tout l’espace, la senteur paraît moins matérielle que le son, la couleur ou le toucher. L’emploi de l’oxymore « choses
infinies » souligne sa puissance d’évocation magique aussi bien dans la relation amoureuse que dans la liturgie. Le parfum est bien la porte qui ouvre aux extases l’être humain borné, ce qu’exprime la chute : « Qui chantent les transports de l’esprit et des sens ». Il faut bien comprendre le mot « transports » comme un « mouvement violent de passion qui nous met hors de nousmêmes» (Littré). Le parfum est donc un des instruments de l’Idéal, capable comme Les Paradis artificiels de solliciter l’imagination pour quitter un moment la prison terrestre. Cette expérience
d’élévation saisit l’être entier du poète, corps et esprit. Le parfum en un sens dématérialise la perception.
Le sonnet est construit sur une note ascendante qui passe de la « ténébreuse et profonde unité » à la clarté et aux vertiges d’une ascension spirituelle. Par un usage raisonné des sens, principalement l’odorat, le poète peut accéder à la surréalité et à la vision extatique.
Nature et fonction de la poésie
Naissance de la poésie symboliste
Baudelaire, au départ très influencé par le romantisme et le Parnasse, s’en éloigne progressivement pour devenir l’initiateur de l’école symboliste et de ses avatars comme le décadentisme.
Baudelaire, « prince des poètes », est celui qui fait entrer la poésie dans l’ère moderne par son invention de voies nouvelles :
– en la rattachant à une conception néo-platonicienne de l’univers, où le monde réel n’est que le reflet d’une surréalité supérieure, – en lui conférant la fonction de symboliser, c’est-à-dire d’unifier, de relier les diverses expériences sensibles et psychologiques. Le symbole devient la passerelle entre les apparences contingentes et l’essence ; les figures d’image, la forme privilégiée pour l’exprimer.Une nouvelle connaissance de l’univers
– La poésie n’est plus un art descriptif chargé d’embellir la réalité ordinaire. Loin de la cantonner dans une peinture illusoire, Baudelaire la promeut comme une forme de connaissance intuitive, la voie royale pour parvenir au secret du monde. L’exercice de la poésie devient une activité essentielle, un sacerdoce.
– À cette fin Baudelaire systématise la pratique des correspondances à l’intérieur de l’acte d’écriture poétique. De même la poésie doit entretenir des correspondances étroites avec les autres formes artistiques comme la peinture ou la musique. Le poète doit rechercher ces équivalences picturales ou musicales à l’intérieur même de sa poésie, ce que Baudelaire nomme la « sorcellerie évocatoire ». La poésie devient un exercice conceptuel et musical, un acte religieux, une celebration d’envoûtement.
La modernité est une forme de romantisme maîtrisé, ancré dans le présent de l’Histoire. Elle est aussi une manière de mettre les pouvoirs de l’art au service de l’inspiration. Il s’agit aussi d’une poétique de l’imagination : c’est l’imagination qui, au coeur du langage, permet l’expression de la modernité.Baudelaire est l’un, sinon le précurseurs de l’art de la modernité.
Poème fondateur de la poétique de Baudelaire (et à terme du mouvement symboliste),
Correspondances réussit le tour de force d’exposer une théorie tout en la mettant en pratique. Il s’agit de déchiffrer les symboles que nous transmet la nature afin d’accéder à un univers supérieur (spirituel). Pour cela, il faut accepter l’idée d’une mobilisation des sens en synergie.
Au-dela de la théorie, on trouve l’exotisme, la pureté et la corruption… autant de themes omniprésents dans les Fleurs du Mal.
D’abord Baudelaire se rattache à un courant idéaliste, à une pensée philosophique, celle de Platon.
Chez ce philosophe grec classique apparaît la notion de monde des idées développée en particulier dans le fameux mythe de la caverne. Pour être concis, Platon affirme que le monde réel qui nous entoure n’est que l’image d’un monde idéal. Dans le monde réel, nous constatons diversité, désordre, manque de sens. Dans le monde idéal au contraire règnent ordre et unité, source de beauté. Baudelaire se rattache à ce courant de pensée. Il est aussi persuadé d’avoir été exclu d’un paradis originel; Il vit son existence dans les déchirements (spleen et idéal). Aussi rêve-t-il de retrouver le chemin de cet Eden. Cette exclusion dont on a trace dans Vie antérieure et une servante au grand coeur ou Moesta et errabunda…remonte sans doute à une expérience traumatisante vécue dans son enfance : sans doute le remariage de sa mère avec le général Aupick et le besoin d’affection mal comblé reporté sur la servante Mariette promue au rang de grand-mère de substitution. D’une certaine manière, nous y retrouvons la dualité entre spleen et idéal qui déchire l’âme du poète : le désespoir de la condition humaine vouée à disparaître sans laisser de trace et la nostalgie d’une enfance heureuse et choyée, proche d’un paradis originel. La poésie sera le moyen privilégié de retrouver au travers de l’intuition des correspondances (nées des synesthésies), grâce à un langage magique fait d’images, de sonorités envoûtantes – la fameuse « sorcellerie évocatoire » – le chemin de ce paradis, ce lieu d’ordre, d’unité et de bonheur. Cette recherche de l’unité se traduit aussi dans le désir fusionnel amoureux que nous retrouvons dans l’invitation au voyage. « Là, tout n’est qu’ordre et beauté/ luxe, calme et volupté ». D’ailleurs l’expérience esthétique (tableaux), l’expérience amoureuse et l’expérience poétique se confondent (expérience de l’unité) pour un trop bref instant de bonheur. Ce désir se traduit aussi dans l’usage des « paradis artificiels », un raccourci pour retrouver très vite le chemin de cet Eden perdu. Ce sont au sens littéral des substances psychotropes, des excitants : vin, tabac, alcool, haschisch, opium… qui provoquent un « dérèglement des sens » et dans une certaine
mesure une expérience similaire à celle des synesthésies. L’esprit sous l’influence de ces substances voit le monde plus beau, plus riche, plus compréhensible, plus unifié, c’est une évasion vers des hauteurs vertigineuses… du moins pour un moment et avant la rechute déprimante (Baudelaire a une santé de plus en plus atteinte, il souffre de migraines…). Finalement le poète s’enfonce plus lourdement à chaque fois et sa faute comme son échec deviennent plus lancinants, plus irrémédiables.
Finalement le spleen, l’échec de Baudelaire prend trois formes :
Échec de la rencontre amoureuse et de la médiation féminine : la rencontre renvoie à la solitude, l’extase et la promesse de bonheur ne sont pas au rendez-vous. Le plaisir se révèle fallacieux et insatisfaisant. Échec de l’unité intérieure, expérience de la « double postulation » baudelairienne comme exprimée dans « Mon coeur mis à nu » : « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan. L’invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en
grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre ». Le poète est déchiré entre spleen (la tentation charnelle qui ramène le poète-oiseau à terre) et l’idéal (l’unité de la surnature néoplatonicienne entraperçue au travers des correspondances).
Échec de la tentative poétique : la poésie ne peut suffire à créer la permanence de l’instant fugace, l’accomplissement, le bonheur. Le poète est vaincu. Baudelaire a toujours souffert d’écrire. L’acte d’écriture lui a demandé de grands efforts et il a souvent débouché sur un constat d’impuissance créatrice.
Conclusion
L’Art est cette évasion nécessaire par laquelle l’homme peut retrouver sa dignité. Il doit partir à la recherche du paradis dont il a été exilé, essayer de retrouver la voie vers le monde des Idées dont il est issu. Telles sont les ambitions de la poésie baudelairienne sans cesse écartelée entre ce spleen qui la cloue à terre et cet Idéal qui l’appelle. Ces tentatives nécessitent la constitution d’un langage opératoire magique. Cependant les réussites sont fugaces et peu nombreuses au point que la victoire du spleen sur l’Idéal va se confondre peu à peu avec la douloureuse impuissance créatrice. Dans ce poème qui constitue un des rares instants de victoire pour le poète, l’olfaction prend toute sa place et appelle «Parfum exotique» ou «La chevelure». Baudelaire, par son invention poétique et les rapports dont il se sert, y réunit les deux mondes naturel et surréel, sensible et infini. Il s’inscrit ici dans un courant de pensée mystique et idéaliste qui, de Platon aux romantiques allemands en passant par Balzac et Lamartine, cherchait à percer le secret de l’Univers par l’analogie. Si la fonction du poète est toujours de retrouver l’unité du monde visible et invisible, Baudelaire renouvelle cet héritage en inventant une langue magique pour enchanter le destin malheureux des hommes et retrouver ainsi le paradis perdu où «[…] tout n’est qu’ordre et beauté,/ Luxe, calme et volupté ». Dans cette création d’un langage nouveau, Baudelaire ouvre la voie au courant poétique symboliste, il appelle en cette fin du XIXe siècle, véritable âge d’or de la poésie française, les vocations de ces «alchimistes du verbe» que seront aussi Verlaine, Mallarmé et Rimbaud.
Bibliographie :
BAUDELAIRE, Charles. Les fleurs du mal et autres pensées, Paris, Garnier-Flammarion,
1964, p.57-58.
MAETERLINCK,Maurice. Pelleas et Melisande, Bruxelles, Éditions Labor, 1983, 115 p.
RIMBAUD, Arthur. Poésies, France, Le livre de poche, 1972,p -81-82.
Moréas, Jean. « Le symbolisme », Le Figaro, 18 septembre 1886, supplément littéraire, p. 1-2
(Chronologie littéraire 1848-1914 – site de Patrick Rebollar)
Ségalen, Victor. « Les Synesthésies et l’École Symboliste », Mercure de France, no 148, avril
1902, p. 57-90 (Bibliothèque nationale de France, Gallica – mode image, format PDF)
Mazel, Henri. « Les temps héroïques du symbolisme », Mercure de France, no 168, décembre
1903, p. 666-674 (Bibliothèque nationale de France, Gallica – mode image, format PDF)
Retté, Adolphe. Le symbolisme: anecdotes et souvenirs, Paris, Vanier, 1903, 276 p.
(Bibliothèque nationale de France, Gallica – mode image, format PDF)
Wikipédia L’encyclopédie libre. (2 février 2006). Symbolisme (art).
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