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Le Spectateur : L’Incarnation du Processus de Perception dans le Spectacle Vivant

INTRODUCTION

 

Le spectacle est l’un des divertissements les plus anciens et qui, au cours des siècles s’est décliné sous plusieurs formes. Sur un point de vue structurel, un spectacle, qu’il soit un évènement impromptu ou un jeu dans un environnement cadré, est constitué de deux groupes. D’un côté, les acteurs qui interagissent entre eux et qui sont au centre du spectacle, et de l’autre, les spectateurs qui eux, regardent le spectacle. Il est pourtant important de préciser que d’une manière ou d’une autre, ces deux groupes interagissent parfois entre eux. Dans le cas d’un spectacle vivant, celui qui nous intéresse particulièrement, cette interaction est vraiment un point très important dans le déroulement du spectacle car le jeu des acteurs est fortement influencé par les réactions du public. Ce public, par sa seule présence, aide l’acteur à se surpasser. Ce public, qui, sans le savoir, est aussi un acteur du spectacle, rend chaque représentation unique. Les spectateurs, avec leurs bagages intellectuels et émotionnels, sont dans une certaine attente par rapport à un spectacle. Que ce soit un public d’avertis, d’initiés, un jeune public, un public néophyte, celui-ci est dans l’attente d’un certain plaisir, divertissement et parfois même d’une certaine éducation. Tous ces spectateurs sont donc non seulement des âmes, mais aussi des corps en demande, en curiosité, en devenir.

Comme l’a exprimé Jacques Rancière,  « les spectateurs voient, ressentent et comprennent quelque chose pour autant qu’ils composent leur propre poème, comme le font à leur manière, acteurs ou dramaturges, metteurs en scène, danseurs ou performers… Congédier les fantasmes du « verbe fait chair », et du « spectateur rendu actif », savoir que les mots sont seulement des mots et les spectacles seulement des spectacles peuvent nous aider à mieux comprendre comment les mots et les images, les histoires et les performances peuvent changer quelque chose au monde où nous vivons ». Dans cet effort de simplification de la perception d’un spectacle, cet auteur a voulu s’éloigner des préoccupations corporelles de l’art contemporain.

Mais en réalité, pouvons nous séparer le spectateur de son corps ? Quelle représentation réelle du spectateur avons-nous réellement durant un spectacle ? Participe t-il ou non au spectacle ? Est-il vraiment conscient de son environnement, se trouve-il dans sa tête ou dans son corps ?

Une simplification pareille à celle de Jacques Rancière n’est réellement possible qu’en effectuant des recherches complexes sur le corps du spectateur. Par corps, nous ne parlons pas ici de la matière qui constitue le physique du spectateur mais surtout l’ensemble complexe qui constitue la psychologie, la position, le statut, le rôle qu’il tient dans les diverses interactions qui naissent entre celui-ci et tout son environnement. Le mot corps ici prend en compte deux concepts que sont le corps sociétal (rituel) et le corps organique (soma). Ces interrogations nous amènent donc à nous poser la question suivante : comment le spectateur s’intègre dans un processus de modulation corporelle dans le spectacle vivant ?

Je me suis intéressée à ce sujet car ayant jouée dans une pièce de théâtre, et étant aussi une spectatrice avertie, je me suis rendu compte que les sentiments, l’état physique et mental acteur évoluaient durant les représentations. En effet, il réussit tant bien que mal à s’adapter aux besoins du spectacle et du public selon les circonstances. Dans ma pratique d’actrice, j’ai vu que durant ma première représentation, puis les quelques suivantes me prenaient beaucoup d’énergie. Puis, au fur et à mesure des représentations, j’ai pu acquérir de l’assurance, quelques repères personnels, une connaissance du jeu des autres acteurs, une écoute plus sensible à la salle, qui m’ont aidé à économiser efficacement et mon énergie, qui avec la pratique, s’est affinée et nuancée. Malgré ces nouvelles capacités acquises, il est pourtant important de garder un certain état de fragilité, essentielle au comédien pour mieux faire parler son personnage.

Dans mon hypothèse, durant la représentation, le spectateur, lui aussi, est dans un travail proche de celui du comédien. En effet, le spectateur a son propre bagage émotionnel et cognitif qui forme sa personnalité. Durant un spectacle, il acquiert une certaine expérience qui fait qu’il envisage les possibilités liées à l’histoire, essaie d’apprivoiser ses ressentis, améliorer sa perception sur tout ce qui se déroule, l’affine et recherche en profondeur chaque signification. Ce mémoire a donc pour but de démontrer que le spectateur est l’incarnation du processus de perception, dans un mouvement d’interprétation et qu’il effectue un travail avec dépense d’énergie : observation, absorption et régurgitation. Cette étude est une hypothèse de recherche abordant une philosophie de l’art, abordé par le prisme de ma pratique.

Afin de vérifier ces hypothèses, nous verrons en premier lieu les généralités et le cadre de la recherche afin de comprendre exactement sur quoi porte notre sujet. En second lieu, nous aborderons une analyse qualitative et quantitative des données et des observations afin d’avoir une base mathématique sur laquelle nous pourrons mieux corroborer ou démentir nos hypothèses. Enfin, nous ferons une analyse prospective de toutes les données afin d’en faire ressortir les évidences qui nous aideront à approfondir le sujet et répondre à la problématique.

 

 

PARTIE I : GENERALITES ET CADRE DE LA RECHERCHE

 

  1. Présentation du terrain

 

1 Généralités sur le spectacle

Le spectacle, dont l’étymologie du latin « spectaculum » (observer, contempler), est, selon le dictionnaire Larousse, « l’ensemble de ce qui se présente au regard, à l’attention, et qui est capable d’éveiller un sentiment ». Et toujours tiré du dictionnaire Larousse, le spectacle est «une représentation ou l’ensemble des activités du théâtre, du cinéma, du music-hall… ». Nous avons donc pour le spectacle, deux définitions qui, ensemble, peuvent se compléter. D’un côté, nous avons donc un évènement quelconque qui est capable de susciter l’attention d’une ou plusieurs personnes et d’éveiller leurs sentiments. De l’autre côté, nous avons un évènement cadré, créé pour une industrie, pouvant aller de la projection cinématographique, en passant par le théâtre et la danse. Ce terme recouvre donc plusieurs notions, dû à un usage peu rigoureux de cette appellation. Mais au fond, qui n’a jamais ressenti quelque chose en regardant un film ou en allant dans un concert ? Nous pouvons donc tirer de ces définitions, que le spectacle est un évènement, créé intentionnellement ou non, qui met en rôle des actants et des spectateurs. Les actants sont ceux qui sont au centre du spectacle et qui essaient d’attirer les regards et l’attention des spectateurs. Ceux-ci peuvent être des humains, des objets. (Théâtre, spectacle de marionnette ou le spectacle d’un coucher de soleil.). Les spectateurs eux, sont ceux qui assistent à l’évènement, à la représentation et qui expriment leurs satisfactions ou leurs insatisfactions par rapport aux performances des actants.

Dans le cadre de notre étude, le type de spectacle qui nous intéresse le plus est le spectacle vivant. Selon l’encyclopédie Larousse, « Le spectacle vivant est un spectacle qui se déroule en direct devant un public, par opposition aux créations artistiques de l’audiovisuel issues notamment du cinéma, de la télévision ou d’Internet. Elle s’applique majoritairement au théâtre (en salle ou dans l’espace urbain), à l’opéra, à la danse, au cirque et au cabaret. Elle peut être aussi employée pour désigner les diverses formes de musique (…). Cependant, il s’agit là d’un élargissement de la notion, car le concert de musique, mis à part quand il se déroule avec des effets spectaculaires, ne relève pas exactement de la représentation ».

Même si le terme « spectacle vivant » n’a été utilisé que depuis 1993 par le ministère de la culture français pour désigner la Commission Paritaire Nationale Emploi Formation Spectacle Vivant (CPTEFSV), afin de réunir sous cette appellation un ensemble des pratiques et de comportements professionnels, économiques, artistiques, sociologiques, pour la nuancer de la commission du « spectacle enregistré » (radio, cinéma…). Si nous nous basons sur la définition de l’encyclopédie Larousse, le spectacle vivant est la plus vieille forme de représentation au monde. Nous pouvons imaginer que l’être humain, ne serait ce qu’à travers les peintures rupestres de Lascaux, a déjà eu un sens artistique et une aptitude innée à la représentation. Mais les réelles représentations d’une œuvre de l’esprit, dans le monde occidental, prennent leurs formes dans les célèbres théâtres grecs qui se passaient lors des cérémonies religieuses, fortement critiqués dès le début du christianisme car considéré comme démoniaque et provoquant un attrait pernicieux par les théologiens comme Terullien (Des spectacles) et Augustin d’Hippone[1]. Le spectacle vivant a évolué depuis le temps et regroupe à présent non seulement le théâtre, mais aussi la danse, le chant, le cirque…

A présent, le concept de spectacle hybride, dont le théâtre est le meilleur exemple, regroupe en une seule représentation, deux ou plusieurs domaines comme, le théâtre lyrique (théâtre lyrique) d’où dérive les comédies musicales (alliant souvent à la fois, chant, danse, tragédie, acrobaties de cirque…). Par spectacle hybride, on peut aussi parler de représentations où l’art rencontre un autre domaine, comme l’informatique par exemple. Ce concept nouvellement « créé » est encore assez ambigu et sert à désigner une représentation mêlant un amalgame de plusieurs éléments.

Durant cette étude, afin de mieux représenter et exprimer les interactions présentes entre les actants et le public, nous allons donc focaliser notre analyse sur les spectacles vivants, notamment les théâtres.

 

  1. Définition anthropologique du rituel contemporain

La notion de rituel est et reste toujours l’un des plus grands enjeux théoriques et empiriques dans l’anthropologie et l’ethnologie. Souvent débattue par les chercheurs sur ses caractéristiques, et se déclinant sous diverses définitions souvent aussi divergentes les unes que les autres, le monde savant oublie souvent d’e regarder objectivement les faits, ce qui résulte de l’action des « gens » dans ce que certains appellent le rituel, tandis que d’autres non. Doit-on donc nous contenter de prendre comme rituel un ensemble de gestes et d’activités ayant relation avec le surnaturel (le rite) ? Dans un cadre contemporain, il est évident que la plupart des actions qui ont rapport avec le surnaturel entre seulement dans le cadre de la religion, de l’église. Le monde contemporain, plus ancré dans la matière et l’objectivité scientifique ne peut par exemple rallier les gestes habituellement exécutés avant d’aller à un spectacle comme des actes ayant trait au surnaturel. Ou bien le rituel est-il l’ensemble de toutes les actions ou séquences d’action qui se font régulièrement ou ayant un caractère routinier, stéréotypé, religieux ou sacré si l’on se base sur une posture « émique ». Il est évident que définir ce qu’est exactement un rituel est difficile même si au fond, chaque individu a une idée de ce qu’englobe la notion de rituel.

 

Ce qui nous intéresse ici est ce que l’on appelle le rituel contemporain du spectateur. Dans l’ancien temps, la plupart du temps, les spectacles avaient, pour la plupart du temps un caractère religieux. En effet, comme dit précédemment, par exemple, les premières représentations théâtrales en Grèce se faisaient lors de la célébration des fêtes du dieu Dionysos (dieu du vin, de la nature des arts et de la fête). D’où un aspect « rituel » très marqué des actes du spectateur. Mais le spectateur contemporain, malgré un aspect assez régulier de ses actes, doit il être qualifié comme acteur d’un rituel ? Cette question demande que l’on établisse ce que l’on considère comme un acte rituel dans ses actions.

 

Nous pouvons découper le « rituel » du spectateur en trois différentes étapes : avant, pendant et après la représentation.

L’acte « spectatoriel » commence au moment même de la prévision du spectacle, de la question du choix, du vouloir : « je décide d’aller au théâtre ». De cette idée de prévision jusqu’à sa présence dans la salle, le spectateur se met en condition : il lit des critiques, demande l’avis de ses amis, les invite, prévoit la date dans son calendrier, s’habille, fait le trajet, etc… Il engage une démarche personnelle et/ou collective qui peut se répéter à chaque fois qu’il décide d’aller à un spectacle. Il y a donc déjà ici une certaine régularité des gestes.

Vient ensuite le moment où il assiste au spectacle. Son acuité perceptive est accrue, changée en fonction de la façon dont-il s’est mis en disposition avant le spectacle. Il peut applaudir, huer, crier… selon la manière dont il va percevoir le spectacle.

Enfin, après la représentation, il garder un souvenir plus ou moins clair de l’ensemble de ses perceptions. Il synthétise automatiquement ses émotions, ses ressentis… avant et pendant la représentation qui vont sur le court terme changer son état d’esprit final.

Dans chacune de ces étapes entre en jeu la façon dont il vit cet évènement, son ressenti, ses impressions, ses émotions, ses interprétations, sa distance vis-à-vis de l’œuvre, les critiques qu’il peut formuler, et enfin le souvenir qu’il en garde sur le long, le moyen et le court terme. Ce jeu d’actions, réactions, sentiments peuvent apparaître, revenir, disparaître à chaque étape de l’acte « spectatoriel ». Mais peut-on dire spectateur est-il alors dans une forme de rituel ? Plutôt que de nous attarder à nous plonger dans une analyse sans fin de ce qu’est réellement un rituel, pour ensuite être contesté tant son champ de définition est ambigu, nous allons nous intéresser sur l’état de perception du spectateur dans cet ensemble d’actes qui se rapproche de ce que le commun peut considérer de « rituel ».

 

 

3 Méthodologie et problématique de la recherche

Dans cet ensemble d’actions qui caractérisent le « rituel » du spectateur, qui peut être ou non  reconduit, il s’engage de diverses façons : en tant que témoin, observateur, regardant, voyeur, participant, selon sa prédisposition, sa disposition, ou sa position, nous nous demandons comment cette expérience fait « sens » chez lui ?

Avec l’amélioration des techniques d’imagerie cérébrale en rapport avec les différents états de conscience atteints durant le sommeil ou l’hypnose, les scientifiques ont découvert l’existence de ce qu’ils appellent les neurones miroirs. Ces neurones jouent un rôle dans la cognition sociale, dans l’apprentissage par imitation mais aussi dans les processus tels que l’empathie. Ils peuvent faire progresser l’étude des arts, la compréhension des sentiments, leurs transferts de personne à personne dans le domaine de l’art. Ainsi, nous pouvons donc expliquer la perception de l’art par les sciences. Mais ici, nous mènerons une étude basée sur une empathie plus générale, sur une communication entre scène et salle, sur un rapport de

corps à corps.

 

Le spectateur, au cours des événements rythmés par les actes spectatoriaux, s’inscrit dans un processus de participation qui rappelle la notion de rituel. On retrouve le travail d’identification, d’empathie, ou de plaisir, un travail de mémoire, rapport à la résonance et au résidu. On remarque aussi un travail de transformation d’état où le spectateur se met dans un d’esprit propice à l’ouverture, à la perception, à l’émotion.

 

Ces trois spectacles semblent très différents dans leur problématique car, « Lendemain Des Fêtes » traite de la problématique de la mort, « Pororoca » la problématique du territoire tandis que « Falling Into Place » celle de la mémoire.

Et pourtant pour répondre à la question du statut de spectateur, adopter une approche par rapport à différentes œuvres nous a paru importante pour découvrir les différentes facettes de sa perception. Nous pouvons malgré tout recouper ces différents thèmes sous forme de mise en avant du corps. Un corps sur scène réagit sur un corps en salle et c’est cette interaction que nous souhaitons analyser. Le spectateur n’est pas en position passive car il « reçoit » et « donne ». Dans cette relation de «chair à chair », dans ce système d’identification, le spectateur est dans une certaine empathie lorsqu’il entre en résonance avec la scène et/ou avec la salle. Ce lien qui se tisse peut non seulement être qualifié de spirituel, psychologique mais aussi d’organique. Il est vrai que voir ce lien ainsi peut paraître difficile à imaginer mais au-delà de la magie du spectacle, c’est un lien corporel, une corporalité scène-salle qui se dessine.

 

A travers ces trois spectacles, c’est donc bien au-delà des mots que se situe cette interaction. Pavis, dans l’analyse des spectacles précise bien que « rien ne nous interdit de se placer dans le pré-linguistique, juste avant le langage, de saisir le corps dans l’esprit et c’est bien d’ailleurs ce que nous faisons lorsque nous percevons une danse, un geste. » Ainsi, nous sommes dans une posture observatrice plutôt paralinguistique. Plutôt que de nous préoccuper de ce que ces spectacles veulent retranscrire à travers les mots, nous allons nous focaliser sur ce qu’ils expriment à travers les gestes, leurs mimiques, leur corps, les sons. Ce n’est donc pas l’ordre (pré ou post) qui est importante mais le « autour » du langage, ce qui complète la parole et les mots. « Confronté à un geste, à un espace, ou à une musique, le spectateur appréciera aussi longtemps que possible sa matérialité : il sera d’abord touché et comme frappé d’étonnement et de mutisme par ces choses qui s’offrent à lui dans leur être-là avant de s’intégrer au reste de la représentation et de se volatiliser en un signifié immatériel. Mais tôt ou tard, il est fatal que le désir se vectorise et que la flèche atteigne sa proie, la transformant en signifié. Lire les signes du spectacle, c’est ainsi paradoxalement, résister à une sublimation : mais pour combien de temps ? »

 

Dans cette analyse du spectacle, le corps, les gestes sont centraux et mettent en mouvement les pensées et impressions du spectateur. En effet, nous ne sublimons pas mais nous cherchons à mettre des mots sur ce va-et-vient dans sa perception. Nous pouvons définir cette perception comme « le corps à corps avec la matérialité : pour faire l’expérience esthétique d’un spectacle de cirque, d’une performance, ou tout simplement d’une mise en scène utilisant de nombreux matériaux, il faut se laisser impressionner par leur matérialité, ne pas chercher à leur donner un sens. ». La matérialité permet ainsi de confronter le réel et l’abstrait, la pensée au corps, et peut être de mieux harmoniser ces rapports parfois trop dualistes et opposés. Le spectateur doit donc se mettre dans un état de disponibilité à l’ouverture des sens, de réceptivité.

 

Comme nous l’avons précisé précédemment, « Il n’existe pas une seule définition du rituel. Les points de vue varient selon les horizons théoriques. »[2]

 

Toute recherche se base sur une problématique à résoudre. Mais pourquoi se concentrer sur la façon dont un spectateur s’intègre dans un processus de modulation corporelle dans un spectacle vivant ? Comme l’a énoncé Jacques Rancière, le spectacle contemporain fantasme sur le « spectateur rendu actif ». Pour expliquer cela, beaucoup de recherches artistiques comme notamment celles de Bob Wilson[3], démontrent une volonté de mettre le spectateur au cœur de la représentation, afin qu’il puisse participer à la création de l’atmosphère du spectacle et à son déroulement. Nous pouvons par exemple, dénoter cela dans le spectacle « Einstein On the Beach »[4] (1976), repris en 2012, qui fait appel à un engagement physique du spectateur et à sa mémoire. Pouvons nous donc dire que la perception du spectateur évolue-t-elle avec le cours du spectacle et les moments qui le composent ? Que l’implication du spectateur nécessite un apprentissage réel de sa perception afin qu’il puisse au mieux se sentir investi de l’évènement ? Doit-il absolument effectuer cet apprentissage consistant à une prise de conscience de son rituel de spectateur ? L’intérêt de cette problématique est donc dans l’approfondissement de notre perception du rôle réel que tient le spectateur lors d’une représentation.

Afin de mener à bien cette étude, nous essaieront de cerner les fondements de ce qui rattache psychologiquement le spectateur à une suite d’actions normée que l’on peut définir comme un rituel. Cette approche par rapport au rituel nous permettra de comprendre comment pourra t-il se mettre dans une sensibilité réceptive qui l’intègrera dans l’environnement du spectacle. Ainsi pour créer notre propre champ de réflexion, nous rappellerons les principaux théoriciens du rituel contemporain que nous élargirons à notre étude de terrain : Bateson et son concept de « cadre » ou contexte, Turner et « la dynamique transformationnelle des rites » ; et Schechner avec son ambivalence du rituel, son « pas vraiment », Babcock et « le nonsense » et Stewart avec son recensement d’opérations créatrices du nonsense, et enfin Goffman et ses « modalisations ». Nous reprendrons donc quelques unes de leurs avancées pour les mettre en corrélation avec les éléments scéniques des trois spectacles étudiés. Nous nous baserons ainsi sur une analyse de ces trois œuvres artistiques nommées respectivement la Pororoca, Falling into Place, Lendemains de fête dont les spécificités permettent de mettre en avant l’importance de l’engagement corporel du spectateur. Ces spectacles aussi différents les uns par rapport aux autres (danse et/ou théâtre, hybride, indiscipliné), ont été volontairement choisi pour leur caractère hétéroclite. Cela nous sera utile pour avoir une vue d’ensemble des différentes formes de spectacles que l’on propose aux spectateurs contemporains, où les genres s’interpénètrent et dont la position varie selon la mise en place du dispositif scénique.

 

Malgré leurs innombrables différences, ces trois spectacles ont un point commun. « La danse cultive l’art de déjouer toute tentative de substantialisation et le projet d’être contemporain ne se confond pas avec celui de faire rupture avec l’histoire de la danse ou de l’art.»[5]. La danse contemporaine est l’élément commun de nos événements artistiques choisis et permet l’articulation de cet engagement corporel du public.

Afin d’avoir une vision claire du ressenti des spectateurs, de chaque compagnie sur ces spectacles, nous avons effectué quelques interviews. Cela nous a donc permis d’avoir des données non seulement qualitatives mais aussi quantitatives sur lesquelles nous pourrons illustrer la véracité de nos hypothèses. Nous tenterons donc de définir notre propre rituel du spectateur ou plutôt le processus de perception en rapport à nos témoignages, et à ma propre expérience. Bien sûr, nous avons aussi utilisé certaines œuvres littéraires, constituant un corpus substantiel, pour une meilleure compréhension de l’éducation somatique, du rituel contemporain…

 

Pour notre recherche, il nous a paru plus avisé de parler de performances, selon la définition des Performance Studies de Scherchner qui essaie d’englober tout l’évènement, tout ce qui se produit dans la salle de spectacle ou dans l’espace ou il se déroule et non seulement du jeu des acteurs sur la scène. Nous pouvons donc regrouper à travers le terme de « performance », la quintessence de l’évènement artistique, le processus d’interaction entre les différents belligérants qui composent la « performance » qui aboutit à une modulation de la perception.

 

Malgré les efforts que nous avons fourni dans l’élaboration de cette étude, nous pouvons affirmer qu’elle n’est pas complètement aboutie. En effet, nous sommes dans l’incapacité aussi bien matérielle que psychologique d’appréhender tous les spectacles du 21ème siècle. Le manque d’éléments statistiques aussi ne nous permet d’approfondir certains aspects du spectacle contemporain, étant donné que les personnes interviewées ne sont sûrement pas représentatives de tous ceux qui assistent à diverses sortes de spectacles. Nous avons quand même essayé de conceptualiser et de synthétiser toutes les données à notre disposition pour mener une analyse logique sur le processus psychosomatique d’apprentissage du spectateur lors d’une représentation.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PARTIE II : ANALYSE QUALITATIVE ET QUANTITATIVEDES DONNEES ET DES OBSERVATIONS

 

  1. Description des spectacles

 

  1. Pororoca
  • Le créateur :

 

Pororoca a été crée par Lia Rodrigues, une talentueuse chorégraphe née au Brésil. Elle étudie la danse classique à Sao Paulo et fonde en 1977 le « Grupo Andança ».  Durant près de deux ans (1980-1982) elle est interprète auprès de Maguy Marin. Une fois revenue au Brésil, elle s’installe ensuite à Rio de Janeiro où elle fonde sa propre compagnie de danse, la « Lia Rodrigues Companhia de Danças » en 1990. Non seulement elle met en scène et produit tous ses spectacles, elle crée en plus en 1992 le Festival annuel de danse contemporaine « Panorama RioArte de Dança » dont elle assure la direction artistique en 2005. Figure nationale dans le domaine de l’art, son engagement artistique va de pair avec son engagement social. Cet engagement se voit à travers l’entreprise pédagogique qu’elle mène auprès des jeunes de Rio en utilisant la danse. Voilà pourquoi elle installe sa compagnie dans la Favela de la Maré durant toujours l’année 2005. Elle met souvent en scène dans ses chorégraphies la souffrance et la violence faite aux femmes comme dans « Ma » ou « Folia ». Elle développe dans ses œuvres un univers où le corps est redécouvert dans sa nudité, son étrangeté, démarche poussée à son paroxysmes dans sa pièce « Ce dont nous sommes faits », présentée à Lyon en 2001. Elle fait aussi appel aux arts plastiques pour créer ses spectacles suivant comme « Création 2009 » présenté à Paris. Animée par la conviction que la dans doit être révolutionnaire, Lia Rodrigues n’a de cesse de réinventer son art pour mieux parler de son pays, de l’homme et de sa souffrance[6].

 

  • L’œuvre :

 

Le mot POROROCA vient du terme ‘Poroc Poroc’ qui signifie ‘rugissement’ dans la langue des indigènes brésiliens tupi. Il s’agit d’un phénomène naturel produit par la confrontation des eaux du fleuve avec celles de l’océan. En France, on le nomme « mascaret ».

Au Brésil ce phénomène se manifeste à l’embouchure du fleuve Amazone. La force de ce choc bruyant peut renverser des arbres et modifier le lit des rivières et pourtant c’est un processus fragile, résultant d’un équilibre délicat. Pororoca provoque la rencontre des courants contraires. Elle génère des vagues, des invasions, des mélanges.

 

Le spectacle, exécuté sur la scène de l’hexagone, fait preuve d’une interaction forte avec le public dans sa scénographie et dans sa mise en scène. Dès le début, le spectateur est mis en attente dans une atmosphère neutre, sans aucun élément pouvant faire penser à la fantaisie. Il garde donc avant la représentation le contact avec le réel et ne peut avoir accès à cette approche d’un univers spectaculaire ou onirique.

 

Le noir entre l’attente et le début de l’événement est persistant. Cette attente se prolonge et le début fait place à la vigilance du spectateur. Il n’y a pas de musique, on entend un vague bruit hors-champ que les danseurs manifestent, un brouhaha, puis des objets sont projetés sur la scène : des vêtements, des chaussures, une valise, une table, un parasol. Les danseurs ramassent et jettent ces accessoires en avançant et pénétrant l’aire de jeu. Cette arrivée rocambolesque dénature l’univers posé et gracieux d’une danse attendue. Ce sont des gestes quotidiens et brutaux avec un bruit des corps et des objets frappant le sol. Le bruit matériel amène un univers sonore intime et simple, la lumière neutre (blanche plein feux) appelle le spectateur à un statut de participant, dans le sens où il ne s’installe pas une réelle frontière. Le temps de la représentation et le temps réel se confondent, l’attente n’est pas dans une inertie, le spectateur arrive avec ses événements de la journée et ses éclats de réalité, de quotidien se mêlent à ceux sur la scène. L’entrée est donc dans cette volonté de mettre le spectateur dans une mobilité induite du quotidien. Puis les mouvements des danseurs-interprètes se répètent : les corps s’échauffent et se meuvent en fabriquant une respiration plus soutenue, le souffle et les chocs au sol fabriquent une musique matérielle. Chair et objets, corps et matériaux révèlent une musicalité particulière.

 

Les danseurs transportent donc leur univers : le matériel de leur travail : métaphore d’un voyage, d’une tournée universelle, avec peu de moyens, suffisants en tout cas, pour montrer le nécessaire et l’utile, la réalité et la vérité des corps. Tout ces objets peuvent tenir dans une seule et grosse valise, d’où le sens de l’itinérance et la volonté de traverser les frontières avec juste ce qui est essentiel et qui fabrique notre individu : soi et son quotidien. La scène n’est pas encombrée d’éléments extraordinaires.

 

Les interprètes arrivent donc en masse et ne quittent plus la scène durant toute la représentation. Ils avancent toujours ensemble faisant préfigurer une idée de communauté. Les corps ont très peu d’autonomie, ne peuvent s’exprimer en dehors du groupe et sont happés par le mouvement d’ensemble. Ce mouvement incarne le choc entre l’eau du fleuve et celui de la mer, les luttes opposant générosité, violence, pauvreté telle les favelas du Brésil où la mort peut frapper à chaque instant. Mais cette représentation souhaite avant tout imposer la vie dans toute sa splendeur.

 

Cette collectivité incarnée par les 11 danseurs reflète aussi la collectivité du public. Les corps des danseurs évoluent dans une rapidité de mouvements et de chocs, dans la folie et la trépidation, dans un mouvement d’expulsion et de désarticulation. Ils sont en perpétuelle confrontation. Ensuite se crée une multitude de couples qui entrent en combat où chacun prend l’autre partenaire comme un rival. Ils luttent quelques secondes puis les duos se défont et se refont avec d’autres, un enchaînement de combats qui donnent forme à une chorégraphie habile et heurtée. Bazar organisé ou chaos articulé, paradoxalement, tout est mesuré, compté, la chorégraphie ne laisse aucune place à l’improvisation. Pourtant le travail de base est l’improvisation. Dans cette rencontre impulsive des corps, il existe quelques arrêts sur image ou des tableaux plus fixes, qui laissent le spectateur respirer un court instant, se remettre de toutes ses émotions. Les arrêts sur image sont des reprises de souffle pour le public et la fixité du mouvement présente un tableau qui fait prendre conscience de l’importance de la suspension pour permettre une meilleure lisibilité des corps en action : faire et voir : position confortable du spectateur dans son inactivité physique remise en cause.

 

Nous l’avons dit les corps sont dans un contact permanent. L’une des scènes les plus marquantes, représentant un tableau mouvant dans toute son expression, est celui des corps animaux, un troupeau de gens incarnant ou bien l’animal ou bien l’être humain. Ils se montent les uns sur les autres et traversent le plateau. Ce mouvement est une cohorte, un groupe en force. Il y a autant de danseurs masculins que de danseurs féminins et ces corps sexués s’entremêlent tellement que leur chevauchée brouille leurs différences. On assiste à une désexualisation pour éprouver une forme de fonctionnalité liée à la pulsion sexuelle. Cet effet primitif donne l’impression d’une arène de cirque.

 

Les corps s’avancent ensuite côte à côte et nous font face, tout en effectuant des mouvements plus lents et plus petits. Un mur se dresse, incarné par le corps des danseurs, se mouvant petit à petit vers les spectateurs. Cette partie peut être comparée à une métaphorisation du quatrième mur  formulé par Denis Diderot, représentant un mur virtuel séparant les acteurs des spectateurs[7].

 

Dans une confrontation constante mettant en scène un panel de figures de contact (cercles, rondes), des gesticulations, plus que des mouvements dansés dans sa vision globale, installent chez le spectateur une vision persistante du détail, des mouvements. Cela requiert chez lui une extrême concentration pour pouvoir suivre toutes les actions, les heurts de corps, de rencontres.

 

La limite scène/salle est petit à petit perméabilisée, envahie par le déplacement moléculaire du groupe, atomes et noyau sont aimantés, percée par les vagues, la houle, d’où cette métaphore

Pororoca, la rencontre entre un fleuve et un océan.

En fin de parcours, les corps des danseurs s’immobilisent (silence) et le spectateur reste alors focalisé sur leur visage mouvant : leur regard devient très expressif, leur visage passe au ralenti d’une émotion ou d’une expression à une autre, d’où l’interrogation du spectateur dans ce temps pré-existant de silence et d’immobilité des corps.

 

Vers la fin du spectacle, les corps des danseurs contre nos pieds, rampant, dans un déchaînement animal, en chaîne, offrent un contact réel qui donne une impression d’empathie, qui fait partager cette communion entre la scène et la salle, le corps des acteurs et celui des spectateurs. Les interprètent sortent par la même porte que le public ce qui laisse un sentiment que la fin et le départ se confondent. En sortant par la même porte que les spectateurs, les rôles deviennent équitables via un même lieu de déplacement. La perte de la notion de frontière entre artistes et spectateurs, fait que le public n’est pas dans une sphère hors normes, pris en otage dans un monde onirique. Cela met en exergue la volonté du réalisateur à briser la barrière entre le public et les acteurs, luttant contre le caractère « temple » du lieu théâtral où la normalité institutionnelle serait de séparer le monde réel du monde du spectacle.

 

Ces corps sont impersonnels, ne sont reliés à aucun personnel, sont ceux d’inconnus et pourtant sont tout autant reconnaissables et identifiables. Cette situation permet un rapprochement identitaire du spectateur et de l’acteur, une possibilité d’existence de l’individu dans la foule encore plus marquée par l’absence de rôle principal, de solos, d’étreinte dans la violence. Tout est commun et sans rôle apparent.

 

Ce spectacle permet une collaboration active entre les spectateur et les corps, le mouvement et nettement moins sur l’image. Il y a donc une certaine animation du « regard vivant » (Marc Fumaroli) du spectateur.

 

Ce format court fait penser à une farce dansée tel le comique du bas-ventre ou la provocation.

Malgré son aspect qui peut paraître léger, une dramatisation un peu confuse au milieu de tous ces soubresauts, le sujet de ce spectacle est-il vraiment apparent ? Au-delà des échos plus ou moins obscurs il existe une légère persistance tragique dans cette interpénétration du réel, de la matière dans l’espace scénique. La matérialité est interprétée à travers des objets mouvants volants, et des corps en éclats. Le choc à la fois physique, frontal entre la matière vivante, organique et la matière physique laissent présumer le mélange de deux réalités qui se mélangent : celle des corps et celle de l’espace scénique (sol, coulisses, lumière, accessoires, tout ce qui préside à l’élaboration de cette œuvre). Il en ressort comme une supériorité des moyens mis en œuvre dans la création de la pièce et son procédé d’exécution plutôt que de son sujet. Les heurts et leurs bruits montrent la résistance du support, les forces qui s’opposent et qui s’attirent entre le corps et le sol.

 

En comparaison à une peinture, la scène de l’Hexagone serait alors comme une toile, objet concret, matériel sur lequel se projetterait le geste créateur du chorégraphe en tant que peintre et les danseurs seraient les couleurs, les représentations plus ou moins abstraites de l’esprit de l’artiste. Nous assistons donc durant le spectacle à un corps en performance du danseur incluant les éclats, les débris, l’importance du détail, pour une musicalité de la faune. Ce rapport au flux, au mouvement permanent rappelle la vie de la favela de Rio de Janeiro, circulation, vitesse, insécurité.

 

Malgré la part d’improvisation dans la création de cette œuvre, nous pouvons remarquer une grande organicité, réglée d’une main de maître à un tel point que le schéma qui s’impose fait penser à une mécanisation, une automaticité des gestes. C’est comme une image entre le monde humain et le monde des robots, une course à la performance. Y a-t-il une dramatisation préécrite, ou seulement un canevas, une base à l’improvisation ? La chorégraphe décide-t-elle  vraiment de la narration ou automatise t-elle seulement l’improvisation ? Autant de questions qui pour l’instant restent sans réponse

 

Le spectateur est éclairé de l’intérieur grâce à la spontanéité des corps et à l’éclairage sobre, l’absence d’effets lumineux laisse place à une atmosphère à la fois mystérieuse forçant le spectateur à s’ouvrir à une plus grande réceptivité. Le déplacement constant, en groupe, en cohortes, donne l’impression d’un espace familier, solide où il faut être plusieurs pour le traverser. La solidarité, l’impression de n’être rien sans l’existence et la présence des autres le  besoin du groupe pour avancer, être en force et puissance. Le spectateur n’est donc pas dans un point de vue univoque mais collectif.

 

Grâce au mélange entre la rigueur et la passion, l’assiduité et le feu, le spectateur sent une certaine cérébralité mêlée à l’exposition des corps, une danse à la fois intellectuelle et porteuse d’émotions en messages. L’écriture chorégraphique sobre et dynamique représente bien l’image de son créateur. Le chaos personnel guidé par la vérité du langage chez Lia, fait que le discours théâtral est  à la fois corporel et idéologique. Si l’improvisation a été la base de cette chorégraphie peut on dire que son œuvre a une certaine motilité ?

Les référents intérieurs et extérieurs par le biais de corps projectiles permettent de comprendre l’état d’esprit, l’origine de l’inspiration de la chorégraphe. Le Pororoca est donc une danse de l’expérimental et de l’improvisation qui aboutit à une chorégraphie impulsive et colorée, pour une forme de revendication identitaire, nationale, territoriale, et linguistique.

Artiste migrante géographiquement mais aussi intellectuellement et culturellement.

 

 

  1. Lendemain de fête
  • Le créateur

Née en 1972 en Afrique, un pays qu’elle n’a quitté qu’à l’âge de 18 ans pour étudier la philosophie en France, Julie Bérès fut l’élève de Ariane Mnouchkine et exécuta ses premières performances entant que comédienne au Théâtre du Soleil. Elle entra ensuite au conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris en 1997. C’est à 29 qu’elle fonde la compagnie Les Cambrioleurs avec les spectacles « Poudre l » et « e muet » créés au Théâtre national de Chaillot après avoir joué sous la direction de Stuart Seide, Jacques Lassalle, Philippe Adrien, Jean-François Peyret. Elle participe à la création du spectacle « Grand-mère Quéquette » de Christian Prigent, au centre dramatique national de Bretagne au sein du collectif de metteurs en scène. En 2008, elle devient artiste associée au Quartz, scène nationale de Brest. Lors de la promotion de « On n’est pas seul dans sa peau », spectacle au cours duquel elle fait appel à un acrobate, un marionnettiste, un danseur, des comédienne, une plasticienne et un vidéaste, elle introduit la notion de pièces « métamorphiques », un lieu de rencontre entre plusieurs artistes aux horizons différents. Actuellement dans les arts du cirque, elle est collaboratrice artistique de Boris Gibe (lauréat Jeune Talent Cirque) pour la création de « Le Phare ». Son style de théâtre pourrait être presque qualifié d’anthropologique, dans le sens où elle cherche à lier les choses par l’intime, par le subjectif plutôt que par le rationnel. Ses pièces réunissent différents artistes, créateurs de différents domaines, ce qui favorise les sensations, les glissements et les associations libres[8].

 

  • L’oeuvre

Lendemain de Fête est un spectacle qui met en scène les souvenirs, les rêves, les désirs d’un ancien musicien mélomane (Jacques). Ce spectacle qui parle sans tabou de la vieillesse et de la mémoire d’une manière poétique est classé « indiscipliné » car ne se définit pas comme une pure représentation de théâtre ou de danse. C’est un exemple parfait du spectacle « hybride » faisant aussi intervenir les arts du cirque et son rapport au public est intéressant dans le choix de son sujet et dans son esthétique du visuel et du sonore. Le corps du spectateur est mis en interrogation quant à sa potentialité de mouvements face au sujet de la vieillesse, et son regard est actif par sa qualité (parfois) de voyeur. Dans ce spectacle, la scénographie a une place importante. Elle détermine un lieu à la fois onirique et réel ; elle mêle quotidienneté et rêverie, pour montrer l’univers « borderline » du psychisme. Elle est intelligemment construite pour aborder la thématique de la maladie d’Alzheimer, entre passé et présent, et futur improbable, entre personnalité et dépersonnalisation, entre identité et fatalité.

 

Dès le départ, le public est pris à partie, il assiste à une scène d’intimité, une relation sexuelle entre deux êtres qui s’aiment et que la vieillesse rattrape. Le tabou apparaît sans préambule.

Cette introduction brutale et efficace plonge le spectateur au cœur même du sujet de la pièce tandis qu’une musique douce, une radio laisse place à une atmosphère nostalgique. Le décor propose des objets du quotidien, table, chaises, fleurs, radio, armoire, qui servent de marqueurs du temps.

 

Au début, les deux acteurs principaux sont en hauteur, dans l’espace défini d’une cuisine, puis un groupe d’individus s’installe en bas sur des marches en pente douce, recouvert d’un tissu noir. C’est le choeur, il chante « a capella » face à nous et nous regarde fixement tandis que le couple en haut vit son amour. Le regard du chœur, insistant met à nu le statut de voyeur du spectateur. Ce choeur ne fait au départ que des interventions momentanées et rappelle à chaque fois au spectateur son rôle de regardant. Le chœur devient à son tour spectateur, se met sur le côté, il témoigne de ce qui se passe sur scène mais sa présence est parfois vite oubliée. Ce chœur spectateur ne révèle sa présence que lorsque que l’on entend leur musique. La tonalité des voix est douce, légère et procure une atmosphère intimiste. Le face-à-face au début de scène érotique qui renvoie le spectateur à son « rôle » de voyeur, fait place à une autre position. Ils se mettent ensuite  sur le côté, nous invitant à regarder la scène. Ils sont alors vus, et ne regardent plus le public. Cette mise en scène, qui peut paraître gênante, marque la volonté d’exposer un tabou, le désir et la sexualité des personnes âgées : « le désir est dans la tête »(Hamlet).

Pour parler de ce sujet, le rapport au corps est essentiel. Julie Bérès a donc fait appel à des êtres d’âges différents, à des danseurs, à des circassiens. Elle mêle humour, tendresse, tristesse et grotesque mais sans jamais s’attarder sur le sentimentalisme.

 

Tout d’abord le corps est présenté comme jeune. Le personnage de la femme et de l’homme vieillissants sont projetés dans le passé : incarné par une comédienne-danseuse portant une perruque et un habit qui rappelle celui de la femme. Ce mimétisme est à la fois doux et non condescendant car le jeu des acteurs jeunes est sans émotion, dans un phrasé lisse et monocorde, avec des gestes quotidiens très structurés. La claque, par exemple, est sans effort sans tension. Ce retour au passé est dans une nostalgie un peu confuse, élégante.

 

Dans « Lendemain de fête », le texte n’est pas le premier support mais un prétexte pour rythmer le champs visuel du spectateur, attirer son regard. Celui assiste à la réminiscence des souvenirs de Jacques. L’histoire n’est pas dans un fil conducteur narratif car la trame est décousue tels des « flash-back », ces souvenirs de Jacques qui se perdent et se confondent par la maladie. Les personnages eux-mêmes ont une certaine irréalité, sortent de l’imagination de Jacques, comme celle de Julie Bérès, ou comme celle du spectateur. Cette identification est rendue possible grâce à l’humour et l’étrangeté qui s’intègrent sans difficulté dans un sujet controversé et délicat. Cet humour apparaît sous le caractère grotesque de certaines apparitions. Jacques est permanent tandis que les jeunes acteurs varient les figures. Leur jeu fait allusion aux postures de Buster Keaton[9], avec des corps difformes dans un style burlesque.

Ces bosses, ces manchots, ces personnages trapus, ces corps aux jambes vibrantes qui avancent comme indépendamment du reste… et puis cet apport visuel et impressionnant du trampoline montre bien la capacité de Julie Bérès à combiner les différents styles, les différentes disciplines.

 

Le corps est donc présent dans son infirmité dans sa lutte pour vivre (par la chorégraphie du manchot), par la métaphore des érynies[10] et de celle de la créature. Il est l’incarnation d’un Grotesque, où le comique est mâtiné d’étrangeté, parfois même créateur d’une angoisse (face à la mort, la vieillesse).Le quotidien du personnage vu à travers différents accessoires (tables, chaises, armoires, le livre) nous plonge dans l’intimité et notre rapport à la nostalgie. Le thème du duo, du couple est essentiel. A deux, se pose la question du le lien, et de la mémoire qui unit : il existe un passif de la complicité, du partage.

 

 

Le grotesque témoigne d’un corps âgé, malade, d’un corps malhabile, en perte d’équilibre.

Julie Bérès fait donc appel à des acrobates pour jouer avec cette notion de déséquilibre, de chutes, qui donnent une sensation vertigineuse. On peut penser au rapport : « tomber sept fois pour se relever huit ». La chute est toujours suivie d’un retour à la position verticale pourtant cette systématique est remise en cause par le maelström final : Jacques est soumis à une tempête sensorielle, tous les éléments scéniques se déchaînent, c’est la mort tant attendue, silencieusement, et redoutée qui arrive. Jacques passe en position allongée tirée par sa femme, au sol, ils rampent tous deux en marche arrière, comme pour essayer de jouer un mauvais tour à la mort.

 

La maladie d’Alzheimer et l’oubli qu’elle induit provoque la déchirure, suscite la laideur de la mort. Pour incarner cette idée, Julie Bérès crée le personnage, muet, de la Créature. Elle fait des apparitions momentanées : recroquevillée sur elle-même la comédienne avance sur pointes, le dos courbé, vêtue d’un collant chair, les cheveux longs retombant en avant, qui fait penser à une sorcière.

La créature dans le spectacle Lendemain de fête, fait penser à la « Danse de la sorcière » de Mary Wigman. «…lorsqu’un soir je rentrai dans ma chambre, complètement hagarde, par hasard je me regardais dans la glace. Elle reflétait l’image d’une possédée, sauvage et lubrique, repoussante, fascinante…la voilà, la sorcière, cette créature de la terre, aux instincts dénudés, débridés, avec son insatiable appétit de vie, femme et bête en même temps. »[11]

Cette créature pensée par Julie Bérès fait elle-même référence à une image symbolique et métaphorique de l’histoire de la danse, celle du corps ascétique, performant et académique au corps de la danse moderne puis contemporaine ; au corps décharné, dérangeant d’actualité, « l’enroulement des épaules que l’on sait depuis Delsarte comme une fermeture sur soi, un creusement de soi-même. » (p.100).

 

D’autres touches d’humour font leur apparition comme le tableau d’Adam et Eve à l’aurore où l’on voit Jacques et sa femme marchant nus sur le haut de la scène, éclairés de manière douce et orangée. Cette mise en scène fait écho à des éléments cinématographiques : 37,7°C Le matin (pour l’érotisme du début), Chaplin (poésie, et pauvreté), l’univers de Tim Burton (pour la mort et son univers de personnages à la fois macabres et drôles).

A la fin sol de l’histoire est mobile, s’ouvre comme une tombe. Les personnages ont évolué dessus tout le long, comme hantés par la mort et la maladie, pour une mise en abîme de leur finitude. Des scènes plus dansées apparaissent comme la danse des jambes nues : une esthétique des corps nus et en tas pour exprimer leur communauté.

 

  1. Falling into place
  • Le créateur

 

Gretchen Schiller est une chorégraphe née à Yellowknife (Canada) ayant grandi en Australie, au Brésil et en Colombie. Elle est diplômée de l’ « University of Calgary » (Canada) en danse et études franco-canadiennes mais aussi de l’université de Californie (UCLA) en chorégraphie. Elle a aussi été étudiante indépendante en « Visual Arts Programme » à la MIT de Cambridge et a terminé son cursus en chorégraphie et arts interactifs à l’université de Plymouth (Grande Bretagne). Elle est actuellement « professeur invité » et chorégraphe résidente à l’université de Stendhal au département des Arts du spectacle en Grenoble (France). Elle tient également un poste permanent au département de théâtre au « School of Arts » à l’université de Brunel (Londres, G.B.)

 

Ses performances se démarquent par la volonté de stimuler l’attention kinesthésique du public, l’introduction de la « vidéodance » invitant à la participation des installations et des mouvements de l’environnement.

 

  • L’œuvre

 

Falling into place est une création de Gretchen Schiller, qui fait appel à la bibliothèque corporelle du spectateur. Le système participatif est l’élément principal car l’œuvre en elle-même se décrit par l’installation d’un univers intime, sonore, visuel, odorant et tactile.

Le spectateur est seul et effectue un parcours sur une scène reconstruite en un espace plus clos et plus secret. Il pénètre dans un monde à part, hors de la réalité bruyante et mouvante où il est l’un des acteurs de la scène.

Le décor, à mi-chemin entre passé et modernité, avec des objets du quotidien l’accueille tandis qu’une voix (en anglais) projetée dans l’espace le guide. Elle est émise par différentes sources sonores et son écoute met le spectateur dans un perpétuel état de vigilance auditive. Douce et maternelle, elle le met aussi dans une impression de sécurité.

 

Trois compartiments se présentent aux yeux du participant. Un premier lieu avec une table de café, une chaise, un livre, une lampe et une tasse, et un tapis au sol. Une voix sort alors de la tasse et de la lampe. Le spectateur se penche pour écouter et  effectue un petit mouvement mais perceptible qui met son corps en activité, en interaction avec les éléments scéniques. Il n’y a aucune frontière entre lui et la scène. Au coeur du dispositif, nous pouvons dire que son parcours, le trajet qu’il effectue est une chorégraphie, au sens anglais[12].Il effectue des gestes simples, quotidiens, qui font appel à sa mémoire corporelle. La première étape est la visite d’un lieu où une femme parle de son ancien métier et sur le livre apparaissent, projetés par une mini caméra, les gestes mémorisés et mécaniques de son travail manuel. La voix qui accompagne le spectateur est entrecoupée par la voix de cette dame, puis s’ajoutent différents sons. Le support vidéo est un élément important de cette installation, en noir et blanc, il est empreint de nostalgie. Cette image vidéo contraste avec le livre qui est l’œuvre d’un artiste-plasticien contemporain, qui mêle la couleur vive à des formes originales et parfois en épaisseur. Le spectateur touche, voit, lit des formes, il feuillette ce qui fait que dans cette chorégraphie qu’il effectue, ses gestes sont naturels et spontanés, délicats et sensitifs. La métaphore de la bibliothèque, lieu de culture où dorment les livres, est à lui seul un lieu pluri-créatif car « les yeux qui parcourent les lignes des mots écrivent sans le savoir ce qui est déjà écrit. C’est une superposition transparente qui n’obscurcit ni ne griffonne le trait marqué. C’est une empreinte sur une autre, où l’autre dit sans le dire ce qui a déjà été dit. » Le palimpseste est l’image de cette mémoire artistique, de cette rencontre entre les arts.

 

 

Puis la voix l’incite à avancer, à changer de lieu ; il se rapproche attiré par le son qui vient d’une armoire. Il entend la voix d’une autre femme qui chante, accompagnée de bruits d’eau.

L’écoute attentive le pousse à ouvrir le placard. Le son induit le mouvement du corps. Il y trouve un tas blanc odoriférant, qu’il peut aussi toucher. Comme du sable blanc, il peut le gratter, le creuser, lui donner des formes, lui laisser des traces, ou l’égrainer entre ses doigts comme un sablier laisse écouler ses minuscules grains. Sur cette poudre est aussi projetée une vidéo : des mains qui lavent à l’ancienne du linge dans l’eau d’un bassin. La main est dans ce sens non seulement un outil mais représente le mouvement, la répétition de l’acte (laver le linge) et la délicatesse. A côté de ce tas, se trouve du linge ancien en tas. Au-dessus, la voix incite le participant à ouvrir le placard où il découvre de vieux livres reliés et des vidéos tapies dans les coins, de couleur plus franche et avec des mouvements lents, de jambes, des effets de ralentis qui peuvent le plonger dans un état méditatif. Ensuite, la voix lui indique à laisser une trace sur le côté de l’armoire, un trait, un geste simple, une signature. Dos à ce placard est projetée une grande vidéo. Le spectateur est invité à s’asseoir en face dans un fauteuil usé et confortable. La voix continue à lui parler pendant qu’il regarde l’image d’une peinture rouge qui se déverse sur une surface blanche. Ce remplissage rappelle celui d’un livre vide, qui peut à peu se remplit de la pensée de son écrivain. Le participant est ensuite convié à ouvrir ses mains comme un livre et une autre caméra projette sur sa peau une main d’artiste qui dessine lui-même des mains. Cette inscription l’une dans l’autre amuse et chatouille. Le spectateur quitte ensuite le lieu sous invitation de la voix.

 

Le « common ground »[13] des metteurs en scène fait appel à des qualités d’ingénieur, de scénographe, vidéaste, monteur, et de chorégraphe. On peut parler de théâtre dans le sens qu’il existe une théâtralité grâce à l’interdisciplinarité, ou bien de théâtre performance sans acteurs.

 

 

  1. Synthèse

 

Nous pouvons résumer ces trois œuvres comme suit :

 

  • Pororoca, est une danse performative, de l’énergie dans toute sa potentialité
  • Lendemain des fêtes est un univers hybride, mêlant le drame et le comique, le cirque et le théâtre, et qui aborde les sujets tabous avec légèreté.
  • Falling into place, est plus un dispositif, se rapprochant plus de l’exposition que du théâtre à proprement parlé où le spectateur évolue seul sur toute la scène

 

Mais en réalité, que peut-on mettre en commun à travers leur étude ? Pour B. Blistère et Y. Chateigné, le sujet est avant tout le « corps » à développer, il est important de savoir de quoi on veut parler, ou que veut-on mettre en action dans la pensée.

Les œuvres contemporaines étudiées s’intéressent donc au corps, celui du public, du spectateur dans son individualité.

« La question de la place du sujet me semble être à l’origine de ce projet et les arts de la scène conduisent à en prendre acte. Je pense, par exemple, à E.G. Craig, véritable hérétique du théâtre classique, à l’invention d’un art plastique théâtral par Meyerhold afin de faire de l’acteur le machiniste de son propre corps, à la construction par Artaud d’un véritable homme/acteur, à l’idée par Grotowski que le personnage subsiste comme point d’appui afin de libérer le corps humain de ses entraves, à la tentative du Living Theatre et à celle de JJ. Lebel d’agir par effraction dans l’espace de l’art. Ce sont autant d’exemples de reconquêtes et de libérations d’un espace public confisqué. ».

Nous pouvons donc affirmer que la communauté de ces œuvres est dans leur besoin de faire augmenter chez le spectateur la sensation du corps selon des approches différentes.

 

  1. Les interviews

Afin de cerner la façon dont le spectateur perçoit réellement une représentation, il nous a paru judicieux de sonder directement leur avis. Ces interviews ont été effectuées après la représentation auprès de deux spectateurs novices et de quatre spectateurs aguerris dont trois individus de sexe masculin et trois autres de sexe féminin. Il est important de préciser ici que ces individus ont tous été tirés au hasard, sans distinction d’âge, de revenu ou de catégorie sociale. Nous nous sommes surtout intéressés au spectacle «Lendemain de fête » pour ce choix de spectateur car, contrairement à « Pororoca », « Lendemain de fête » met vraiment en scène le corps, sous toutes ces facettes, en passant par la beauté et parfois la laideur et même l’horreur. « Pororoca » décrit des corps dans toute leur énergie, leur vigueur ce qui, selon nous, peut empêcher tous les spectateurs de complètement s’y identifier. « Falling into place », par contre, ne permet pas d’avoir une réelle interaction de spectateur à spectateur, mais plutôt de spectateur à scène, du spectateur en découverte de son propre corps, de ses propres sensations. Il n’y donc pas de rapport corps à corps dans le cadre de ce dispositif, où le spectateur est et évolue seul avec lui-même, interprète l’acteur de ce théâtre sans acteur.

Nous avons donc décidé d’interviewer cinq individus ayant assisté à la représentation de « Lendemain de fête » afin de rendre compte de leurs ressentis par rapport à ce spectacle que l’on peut comme considérer comme « osé ». Le sixième interviewé est comme on pourrait le dire, du milieu, et nous donne son avis sur l’ensemble des 3 spectacles, (Pororoca, Falling into place, Lendemain de fête) et nous éclaire de son regard avisé.

Loin d’un réel échantillonnage probabiliste, cette petite enquête rend quand même compte d’un fait avéré, le nombre de spectateurs avertis est supérieur à celui des spectateurs novices, ce qui nous fait voir que le théâtre n’attire pour la plupart du temps que quelques curieux et plusieurs étudiants ou professionnels en quête de savoir et de culture artistique. Durant ces interviews, cet échantillon de spectateurs a d’abord été mis à son aise et a été invité à répondre en toute liberté aux questions. Pour installer un sentiment de confiance, aucune question personnelle ne leur a été posée, juste le nécessaire signalétique. Bien sûr, nous leur avons garanti la totale confidentialité de leur identité

Aucune difficulté majeure n’a été rencontrée dans la mesure où ces spectateurs se sont confiés sans aucune gêne sur leurs impressions par rapport à un spectacle qui parle de sujet considéré comme tabou dans une société civilisée comme la sexualité entre des personnes d’un certain âge, leur nudité, la vieillesse, la mort à laquelle notre société essaie tant bien que mal d’échapper. Voyons donc ci après un récapitulatif des résultats de notre petite enquête.

Nous allons dans celui classer les réponses selon le niveau d’expertise du spectateur en matière de représentation théâtrale afin de mieux cerner les différences de perception d’un type de spectateur à un autre.

 

 

 

  1. Tableau des résultats

 

 

Type de spectateur

 

Motivations

 

 

Attentes

 

Averti

 

  • Raisons professionnelles
  • Plaisir
  • Recherche culturelle, réflexive et sentimentale
  • L’univers du spectacle
  • Les disciplines impliquées
  • L’équipe
  • L’émotion
  • Le loisir
  • L’émerveillement
  • Evasion, distraction
Novice
  • Recherche culturelle
  • Détente
  • Surprise
  • Recherche d’un loisir de qualité
  • Education culturelle
  • L’émerveillement
  • Regard neutre sur la vieillesse
  • Aucune

 

Tableau 1 : Motivations et attentes des spectateurs avertis et novices

 

  Pratique d’un art
Spectateurs avertis Spectateur 1 Oui
Spectateur 2 Oui
Spectateurs avertis Spectateur 3 Non
Spectateur 4 Oui
Spectateurs novices Spectateur 1 Oui
Spectateur 2 Non

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tableau 2 : Pratique d’un art selon chaque selon spectateur

 

  Les résultats perçus par rapport à la pratique d’un art ou non
  Avec la pratique d’un art Sans la pratique d’un art
 

Spectateurs avertis

 

  • Exigence élevée
  • Regard averti
  • Meilleur analyse
  • Altération des points d’attention
  • Frein dans la réceptivité

 

  • Regard neutre et sans jugement
  • Pureté du regard

 

 

Spectateurs novices

 

  • Perception influencée
  • Meilleur réceptivité
  • Sensibilité sans influence artistique
  • Exigence artistique selon ses notions personnelles
  • Moins de réceptivité

 

Tableau 3 : Apports de la pratique ou de la non pratique d’un art

 

  Raisons du choix de la pièce
Spectateurs avertis
  • Passion
  • Etudes
  • Recherche intellectuelle et sociale
Spectateurs novices
  • Etudes
  • Curiosité

 

 

Tableau 4 : Les raisons du choix de la pièce

 

  Passages marquants
Spectateurs avertis
  • Traversée de la Mort ou de la Décharne
  • Le tableau final
  • Les corps vieillissants nus lors de la citation de « Le Mépris » de Godard
  • La femme traînant le corps de l’homme à la fin
  • Le chœur de vieillards difformes sur le trampoline
  • Les sons perpétuels et les chants
  • Le condamné essayant en vain de monter
  • Les corps nus passant sur le vieillard allongé
  • Les acrobaties
  • Le nu
  • La déformation de l’espace scénique et les chaises sur les murs
  • La déconstruction finale de l’espace
Spectateurs novices
  • Les personnages en apesanteur
  • La cuisine
  • L’apparition de la femme moitié animale
  • Les chaises accrochées au mur
  • La scène d’amour
  • La fusion entre couples jeunes et vieux

 

Tableau 5 : Les passages et éléments marquants durant la représentation

 

  Référence artistique perçue
Spectateurs avertis « Kontaktoff » de Pina Bausch

« Bruxelles » et « Berlin » de Castelucci

« Le Roi Lear de Shakespeare »

« Amour » d’Haneke »

Spectateurs novices « les chaises » de Ionesco (compagnie HUBERT JAPPELLE)

« Notre Dame de Paris »

 

 

 

Tableau 6 : Les références artistiques perçues

 

  Perception du corps nu en présentation
Spectateurs avertis
  • Aucun choc émotionnel
  • La sensibilité lors des enlacements
  • L’amusement par rapport aux corps difformes
  • La jeunesse de l’esprit malgré la vieillesse du corps
  • Le passage à travers les âges
  • Le gène
  • La transmission de l’émotion à travers les gestes
  • Laideur physique de la vieillesse
  • Corps vieux, nerveux, en souffrance et tendus
  • Corps performant, impressionnant et spectaculaire des jeunes
Spectateurs novices
  • Pas de gêne
  • Symboles de vie et de sentiments
  • Le lien d’amour et les sentiments plus frappants que les corps nus
  • Pas de déformation de corps mais des corps naturels
  • La beauté du nu

 

Tableau 7 : Perception du corps nu en représentation

 

  Dernières impressions sur le spectacle
Spectateurs avertis

 

  • Différence entre joie et bonheur
  • Le sens de la vie
  • La présence du désir malgré la vieillesse
  • La satisfaction intellectuelle et psychologique
  • Des souvenirs merveilleux
  • Souvenirs et sentiments mitigés
Spectateurs novices

 

  • Bons souvenirs
  • Emotion
  • La présence du désir et de l’amour malgré la vieillesse et les malheurs de la vie
  • Pièce ambitieuse
  • Les moments d’intimité et d’amour
  • Les bruits
  • Le jeu de trampoline
  • Les questions existentielles peu abordées

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tableau 8 : Dernières impressions sur le spectacle

  1. Interprétations

Dans le cadre de cette enquête sur la pièce « Lendemain de fête », l’interview des spectateurs est devenu  un point important qui peut servir de base à une idée de réponse à notre problématique. Mais catégoriser, chercher des récurrences, les éléments quantifiables dans les commentaires des différents spectateurs n’est pas facile. Cette analyse requiert un certain approfondissement des dires des interviewés, mais aussi de trouver ce qui est invisible par rapport aux mots, ce qui se cache derrière les paroles.

Tout d’abord, nous n’avons pas mis une limite objective sur la différence entre un spectateur averti et un spectateur novice. Ne pouvant préciser sur quelle base statistique doit on qualifier qu’un spectateur est expert ou novice (le nombre d’heures passés au théâtre, le nombre de fois où l’individu a assisté à une représentation, sa compréhension d’une œuvre…) nous avons préféré que ce soient eux-mêmes qui se définissent selon leur propre avis. Il est intéressant de voir que la plupart des interviewés se sont basés sur le nombre de spectacles auxquels ils ont assisté. Mais quant au seuil de ce nombre, qui détermine à quel moment un spectateur est dit averti ou novice, est difficile à définir. Si bien qu’une personne assistant à une dizaine de spectacles par an peut parfois se prétendre comme un spectateur averti, tandis qu’un autre non. Par soucis de simplification et aussi à cause de son caractère subjectif, nous nous sommes contentés de leur propre vision de cette qualification sur eux même. Dans ce mémoire, nous parlons du spectateur averti comme aussi d’un spectateur assidu ou d’un spectateur avisé ou d’un spectateur expert.

Dans le tableau 1, nous avons regroupé les motivations et les attentes des spectateurs novices et des spectateurs avertis. Nous avons préféré analyser ces deux variables ensemble car toute attente découle d’une certaine motivation. Nous avons pris en compte l’attente du spectateur par rapport à la représentation car cette attente est son besoin latent, ce qu’il espère recevoir en assistant à ce spectacle. Ainsi, nous pourrons comparer avec le tableau 8 ce qui leur est vraiment resté en mémoire, ce qu’ils ont pu recevoir à la fin. Mais parlons d’abord du tableau 1, où l’on peut remarquer à première vue qu’un spectateur, qu’il soit novice ou expert, se ressemblent un peu a niveau des attentes et des motivations. Nous ne pouvons bien sûr tirer de conclusion hâtive tant l’échantillon statistique est peu significatif mais nous pouvons quand même dire que les motivations d’un spectateur averti a rapport avec un désir d’éducation, contrairement à un spectateur occasionnel qui est motivé par l’aspect ludique du théâtre.  Par contre, au niveau des attentes, un spectateur assidu espère s’amuser en même temps malgré qu’ils assistent principalement à une représentation pour la recherche culturelle, intellectuelle… Chez le spectateur occasionnel par contre, l’attente se trouve au niveau de la part éducationnel du spectacle. Donc, malgré qu’il vienne à un spectacle pour le plaisir, pour se divertir, ils espèrent recevoir une certaine culture en y assistant. Le point commun se trouve dans les mêmes besoins, le côté ludique et culturel.

Le tableau 2 nous a permis de déduire qu’une grande partie des spectateurs (sur notre échantillon, un tiers) ayant assisté à la pièce « Lendemain de fête » a déjà pratiqué ou pratique de l’art, essentiellement de la danse et du théâtre. Seul point intéressant, c’est qu’un spectateur averti peut ne pas pratiquer d’art tandis qu’un spectateur novice peut en pratiquer. Mais ce point peut être dû à la subjectivité de la qualification « averti » et « novice ». Nous n’en tiendrons donc pas compte mais essayerons de palier ce point dans une prochaine étude.

Le tableau 3 nous montre selon son niveau d’expérience les influences possibles de la pratique ou non d’un art sur la perception d’un spectacle. Pour synthétiser les commentaires des spectateurs interrogés, la pratique d’un art permet une meilleure analyse de la performance, de mieux percevoir ce qui peut parfois être trop technique à une personne qui n’en pratiquerait pas. Mais la pratique d’un art aurait tendance à trop influencer la vision de l’individu dont les exigences au niveau technique empêcheraient une meilleure perception de l’art. Mais nous ne pouvons évidemment, nous ne pouvons vérifier complètement la véracité de ce fait dans la mesure où la perception qu’a une personne d’un objet, d’un évènement varie d’une personne à l’autre. Ne pas pratiquer un art, selon les personnes interrogées permettrait d’avoir une vision plus épurée de la performance, sans influence artistique concrète si ce n’est concernant les exigences personnelles découlant des besoins du spectateur.

Le tableau 4 démontre que la plupart des spectateurs interrogés sont venus dans le cadre de leurs études, tandis que les autres sont venus soit parce qu’ils connaissent la qualité artistique de la pièce, soit par curiosité ou par passion. Mais il est remarquable que la plupart des spectateurs est venu dans un cadre professionnel ou estudiantin.

Le tableau numéro 5 par contre montre un point assez intéressant. Les spectateurs avertis ont tendance à mieux retenir et à être facilement marqués par les différents passages. Mais il est assez remarquable que les spectateurs avertis parlent plus facilement des corps nus dans toutes leurs caractéristiques matérielles sans passer par la métaphore des sentiments que les corps expriment. Les spectateurs avertis arrivent même à identifier les différentes significations liés à certains détails alors que les spectateurs novices tiennent plus compte de la globalité des et des messages principaux. Cette synthétisation de la perception des spectateurs connaît quand même quelques exceptions car certains spectateurs novices peuvent quand même être sensibles aux détails scéniques et à leurs significations sans une expérience réelle du théâtre.

Le tableau 6 permet de supposer que selon toute vraisemblance, les références artistiques perçues dépendent bien sûr de la culture artistique de chaque spectateur. C’est avec prudence que nous supposons qu’une personne pratiquant un art et étant un spectateur assidu pourrait trouver plus de références artistiques aux différents passages de représentation théâtrale.

Au niveau du tableau 7 nous avons pu apercevoir que sur les six personnes interrogées, une seule d’entre elles a ressenti du gêne face à la nudité des corps. Mais il est encore plus intéressant de voir que la perception de la laideur des corps vieillissants et de la gêne ont été ressenties par certains spectateurs avertis. Mais peut être est ce dû au fait que le nombre de spectateurs novices est inférieur ce qui ne nous a pas permis de vérifier si le même sentiment a été ressentie dans leur catégorie. Les corps en mouvement, en représentation ont été expressifs car une grande majorité des spectateurs a été sensible à l’émotion, au message concernant la survie de l’amour malgré le temps. Le plus étonnant est le fait que certains spectateurs novices ont trouvé une certaine beauté dans la représentation des corps nus vieillissants. Cela est peut être dû au fait que chez les spectateurs novices, cette vieillesse n’est qu’une image (dans la pureté de leur regard) tandis que chez les spectateurs avertis et qui pratiquent l’art, cette vieillesse est synonyme de la perte de leur capacité artistique, l’impossibilité de l’explosivité des mouvements qui leur est possible tant qu’ils sont jeunes. Malgré que la plupart des spectateurs disent ne pas être choqué, le fait même qu’ils évoluent tous dans un monde qui prône la jeunesse, combat la vieillesse et la mort par différents moyens, influe sur leur vision du sujet. Bien sûr, cela n’est que supposition, mais, aller au-delà de cette peur éprouvée en voyant la mort et la vieillesse démontre la capacité des spectateurs à voir la beauté d’une façon abstraite, à dépasser les a priori et préjugés vécus dans leur quotidien.

Le tableau  8 nous montre que les spectateurs ont plus ou moins satisfaits leurs attentes. Chez les spectateurs avertis, ceux-ci ont en majorité pu avoir la possibilité de recevoir la part d’éducation qu’ils sont venus recherchés mais n’ont pas complètement pu répondre à leur désir de se divertir. Ceux-ci ont donc été plus concentrés sur l’aspect technique de l’œuvre mais ont quand même été réceptifs aux sentiments véhiculés par la pièce. Les spectateurs novices ont pu assouvir leurs besoins de loisir grâce à la présence des acrobates par exemple ou grâce aux scènes souvent humoristiques. Ils gardent donc en général un bon souvenir de cette œuvre alors que certains spectateurs assidus ont eu des goûts mitigés.

Nous spécifions ici et que ces affirmations que nous formulons à partir des données que l’on a recueillies ont une marge d’erreur assez conséquente car l’échantillon statistique ne correspond pas forcément à la réalité. Dans ce cadre, nous avons fait cette enquête à titre personnel et officieux qu’à titre officiel si bien que nous n’avons pas pu interroger une grande partie des spectateurs. Mais cette enquête est quand même intéressante dans la mesure où nous avons dorénavant une petite idée de la conduite de nos analyses.

Nous n’avons pas essayé de quantifier l’interview synthétisant l’émotion, le ressenti de l’individu appartenant au milieu artistique sur les 3 œuvres. En effet, sa vision à la fois professionnelle et avisée démontre un caractère plus qualitatif ayant permis de nous guider sur notre approche. En effet c’est à travers ses propos que nous nous sommes rendus compte de la richesse en guise de recherche de la pièce « Lendemain des fêtes ». Par rapport à son ressenti corporel par rapport aux trois œuvres, nous allons directement le citer : « Falling into place m’a permis d’expérimenter, de sentir par moi-même, d’être acteur de mes sensations. Le dispositif mettait en jeu mon propre corps. Dans Pororoca, les corps n’étaient pas techniques, mais ils étaient explosifs. Le plateau était véritablement le théâtre d’une explosion, d’une montée en puissance d’énergie. Mais, pour les raisons précédemment évoquées, ce tourbillon corporel ne m’a absolument pas atteint ; les corps étaient comme fous, ailleurs. Et Lendemains de fête a quant à lui porté mon attention sur l’évolution des potentialités du corps. qu’ils ne n’ont pas parlé à mon corps, et que, par conséquent, le souvenir que je garde de Lendemains de fête et de Pororoca est avant tout intellectuel (et donc, encore une fois, partiel). »

 

Mais doit-on vraiment en déduire que ces pièces n’ont aucune corporalité et ne permettent pas une relation corps à corps, une réelle interaction qui donne au spectateur la possibilité d’apprendre à ressentir son corps ? Forcément cela demande que l’on effectue une analyse par rapport aux modèles de transmission intergroupe, d’interaction et de mouvement social.

 

 

 

PARTIE III : Analyse prospective

Dans cette partie nous essayerons de réaliser une analyse du rituel contemporain à travers la vision de certains auteurs. Mais pourquoi se préoccuper de développer ce qu’est le rituel contemporain ? Nous pensons que c’est à travers le rituel contemporain que nous pouvons au mieux définir comment le spectateur peut sans difficulté, effectuer un travail corporel proche de celui des acteurs, sans avoir à effectuer les mêmes gestes. C’est à travers la transmission des sentiments dans les mouvements de l’acteur que le spectateur ressent ce qui fait l’œuvre, dans un certain sentiment d’empathie corporelle et spirituel. Mais pour comprendre comment se crée ce rapport de corps à corps, nous allons aborder le problème à travers les interactions de groupe notamment avec l’aide d’un certain nombre d’auteurs : Gregory Bateson, Goffman, Schechner. Ces auteurs se démarquent par leurs études sur la notion, au concept de « cadre ». En effet, la compréhension du cadre est nécessaire pour comprendre le phénomène du rituel. Le cadre définit l’environnement, les conditions dans lesquelles l’interaction entre les individus va se jouer.

C’est donc à partir de cette étude du cadre que nous allons essayer de définir notre vision du rituel contemporain du spectateur. Nous effectuerons ensuite une petite analyse de l’éducation somatique afin de comprendre comment s’effectue et comment agit ce sentiment d’empathie corporelle du spectateur.

  1. La résonance chez le spectateur
  1. Cadre Batesonien
  1. a) Généralités

C’est dans son analyse sur le « jeu de se disputer » où les animaux, pour s’amuser font semblant de se disputer qu’est née la théorie de Bateson. Il s’est intéressé dans ce jeu, non au comportement de ses sujets mais plutôt au cadre qui constitue le contexte de leurs actions. Ce contexte régule la porté de chaque geste grâce à la capacité des participants à transmettre et à recevoir le métamessage[14] : « ce que nous faisons n’est qu’un jeu ». Dans cette optique, tous ces gestes, si elles sortent du cadre du jeu prennent un tout autre sens qui peut être moins ludique. Comme l’a signifié Bateson, « Ce qui est propre au jeu, c’est que ce terme désigne des contextes dont les actes constituants ont une pratique et une réalisation différentes de celles qu’ils auraient dans le non jeu » et « les actions auxquelles nous nous livrons maintenant ne désignent pas la même chose que désigneraient les actions dont elles sont des valant pour.»[15]. Dans ce cadre du jeu, tous les actes relatifs à la violence par exemple ne peuvent pas être pris comme une attaque entant que telle mais une attaque fictive. « L’essence du jeu réside dans la dénégation partielle de la signification qu’auraient dans d’autres situations les actes du jeu ». (Bateson 1988, 133). Dans l’acte de se disputer donc, ce qui importe le plus est donc l’impacte de la négation plutôt que le contenu de la dispute, ou l’acte en lui-même. Nous allons donc essayer de comprendre le cadre instauré dans chaque spectacle pour ainsi définir le sens de l’ensemble des métamessages.

  1. b) Le cadre batésonien comme approche des trois œuvres étudiées

 

  1. POROROCA

 

L’œuvre Pororoca a été présentée à  l’Hexagone, et comme dixit Lia « vous avez de la chance d’avoir un si beau théâtre dans une si petite ville ; il faut s’en rendre compte et préserver ce lieu. »

 

Le premier cadre qui nous a interpellé est le caractère éphémère du lieu et du spectacle.

En effet, c’est un spectacle de danse qui n’a pu être représentée qu’une seule fois à l’Hexagone, une institution qui propose un programme très hétérogène. Ce spectacle surgit comme une perle du fond des océans, une pièce rare rapportée et marginale par le fait même qu’il est rare de voir en spectacle dans cette ville une œuvre pareille à Pororoca.

 

Le second cadre qui a trait à Pororoca est le goût de l’exotisme et des échanges.

Cette œuvre donne au spectateur l’impression de sortir de l’Europe, et du grand monde du spectacle, car est une métaphore qui fait voyager dans les favelas du Brésil. Il n’y a eu aucun tapage publicitaire pour promouvoir ce spectacle mais une discrétion avec artéfact. Suite à  la représentation a été un apéro et discussion auprès des spectateurs a été organisée par le groupe. Cela représente une percée sensible dans l’âme du spectateur fidèle à l’Hexagone, qui apporte au spectacle un caractère d’étrangeté et de soudaineté. Lia et son assistante parlent très bien le français ce qui dénote une volonté de communiquer librement. Cette communication, ce besoin de se rapprocher du spectateur est comme une manière de « mettre en chantier » la discussion autour de la perception du spectateur. « Mettre en chantier » dans la mesure de connaître les perceptions mais aussi les construire à travers la performance.

 

Le troisième cadre qui est instaurée dans cette œuvre est la perméabilité des frontières scène/salle pour exprimer l’incertitude du monde.

Cette perméabilité est représentée par la friabilité du quatrième mur qui permet le rapprochement entre le corps du public et le corps des danseurs, puisque les danseurs touchent les spectateurs. Cela peut rappeler la métaphore de l’oscillation permanente du spectateur       « entre fiction et conscience de la performance, entre illusion et dénégation » (le plaisir du spectateur p.76.)

En général, les chantiers sont entourés des murs qui les séparent des piétons, pour les protéger de tout incident. Durant la longue période nécessaire à la construction d’un bâtiment par exemple, plusieurs personnes travaillent de façon organisée. Chacune de celles a un rôle spécifique dont découle l’exercice d’une fonction. Dans cet endroit protégé où plusieurs évènements, actes, se déroulent, se passent, plusieurs étapes se succèdent, dès la construction des fondations jusqu’au finitions des murs, des planchers, du toit.

Dans ce chantier poétique qu’est la Pororoca, cette lutte perpétuelle pour la vie qui la caractérise, nous nous proposons d’enlever ou/et de supprimer les murs qui séparent la construction du monde. Une fois cette barrière cassée, l’acte de bâtir du public permet de partager ce qui a été traversé pendant ces mois de travail intensif. Démolir les murs de ce chantier donne la possibilité, non seulement au créateur de l’œuvre mais aussi aux acteurs et tous ceux qui ont travaillé de près ou de loin à sa conception, de partager avec le public ce qui a été réalisé. Cette destruction du mur permet aussi et surtout de partager nos questions, nos incertitudes, les chemins que nous sommes en train de traverser sans avoir la certitude jusqu’où ils nous mèneront.

 

Le quatrième cadre inspiré par cette œuvre est celle de l’esthétique pure.

Celle-ci est exprimée par une esthétique de la lumière,  qui donne un côté naturel aux corps réels en action, sans artifices. A travers cette lumière qui fait penser à l’intime et au confort la frontière entre la scène et la salle, entre le monde des acteurs et celui des spectateurs, est mise en abîme, ironie de notre statut de voyeur confortable.

La vision simple et pure de ces danseurs nous empêche de basculer entièrement dans l’onirique, ou la fiction et présente une matérialité, une concrétude, qui nous renvoie à notre position. Cette matérialité des corps est perçue par l’amas d’objets et par les danseurs sans artifices de costumes, sur une scène sans décors. Une scène nue offrant des corps en mouvement perpétuel fait vivre aux spectateurs la performance physique. « L’excitation du spectateur est entretenue par cette tension constante entre l’abandon à la chose représentée, qu’on appellera fiction et la conscience de l’événement qu’il est en train de vivre ; or, ce qu’il est en train de vivre, ce n’est précisément pas la fiction, dont il perçoit fort bien l’artificialité, mais la performance théâtrale, qui fait advenir cette fiction dans l’ici et maintenant de la représentation. » (Le plaisir du spectateur : p.75)

 

Le dernier cadre qui découle de ce spectacle à la fois violent et généreux est l’impression d’assister à un  lieu d’exposition où sont à l’honneur la chair, le corps et la sexualité.

Ce lieu au rythme effréné, qui exprime le fracas entre deux mondes, la rencontre entre le fleuve et l’océan, qui métaphorise la vie des favelas amène le spectateur à s’essouffler dans l’empathie de voir tous ces corps se mouvoir avec énergie dans un mouvement  perpétuel.

Le spectateur navigue dans cet entre-deux de relâchement et d’observation. Ici, il est comme dans un océan, où la vague lui rappelle comme un jet en pleine figure sa position réelle.

L’idée de flux revient pour situer le spectateur dans le va-et-vient, dans son statut mouvementé.

  1. Falling into place

Le cadre principal de cette œuvre est la mise en espace. La notion d’espace est plutôt complexe, donc comment le définir à travers ce dispositif ?

Tout d’abord, on ne peut pas visualiser de l’extérieur ce qui se passe à l’intérieur : contrairement à une représentation ordinaire, le dispositif n’offre pas le plaisir de la communauté. Il n’y a pas un collectif de spectateurs mais un seul participant à la fois. Mais qu’est-ce qui est visible quand une seule personne est à la fois actrice et spectatrice du spectacle ? Le rapport au regard est celui de l’univocité. Il n’y a pas mise en commun de l’acte de percevoir.

Ensuite, il est intéressant de comprendre le rapport entre la salle, l’espace lieu. L’accès du public, les accès en zone de production sont limités à un confinement et à de nombreuses combinaisons. La salle a été installée, meublée, comme si la vie extérieure était dans l’impossibilité de s’infiltrer dans le dispositif. La scène est comme dotée d’un sas, ou d’une anti-chambre, où le spectateur est accueilli ce qui lui permet un temps de préparation, de mise en disponibilité. Après, la salle que le spectateur aura à visiter est vide. Les bancs de l’amphithéâtre sont inoccupés, ce qui plonge le spectateur dans un rapport au manque, à l’absence, à l’inattendu. Les habitudes sont contredites. Sur scène, c’est comme s’il y avait un dispositif caché aux yeux des personnes sensées être présentes, et à l’intérieur de ce dispositif se trouve pourtant un univers inconnu. Telles des poupées russes, les espaces s’imbriquent les unes dans les autres. Nous avons donc face à nous une salle de solitude, contenant l’espace, celui de l’événement et le lieu, celui de l’intimité du dispositif.

Le spectateur évolue dans un environnement de superpositions : dans une université, dans un amphithéâtre, sur une scène compartimentée, et dans un lieu clos habité par une bibliothécaire.

 

La dramaturgie du lieu est second cadre découlant de Falling into place.

Pour parler de scénographie dans le dispositif, le concepteur doit transposer le théâtre dans un processus de théâtralisation. « Ceci consiste en l’élaboration d’un dispositif scénique qui travaille sur la distance en mettant en jeu le corps du » visiteur-spectateur », dans un mouvement physique et psychique qui active son imagination. »

Le texte n’est pas entendu de l’extérieur, par d’autres, or « de la même manière que l’écriture et l’art graphique sont nés en même temps, l’espace de représentation naît en même temps que le texte qui le fonde. » L’espace de représentation n’est pas ouvert aux autres ; il ne se crée qu’en la présence du participant.

Le texte est absent dans une énonciation incarnée, il ne se diffuse dans l’espace que de manière automatisée. En réalité, l’espace de représentation prend naissance par une scénographie étudiée, chronométrée (primauté du montage), mais la théâtralité n’existe que par la présence du corps du spectateur, et la dramatisation naît de son mouvement intérieur et extérieur. Ce que la métaphore du lieu lui inspire et le voyage de l’intime crée une dramatisation qui peut rester secrète et inconnue. Le mystère est fort dans ce dispositif ; le spectateur est dans un rapport avec lui-même, de corps à corps, de pensée à pensée, d’images à images. C’est son regard qui impose cette loi de dramatisation au théâtre.

Dans ce dispositif, il n’y a pas d’improvisation, c’est du côté du « spectateur-acteur » que se joue cette part d’imprévisibilité. Le spectateur est donc un étranger qui regarde ses agissements d’acteur dans un lieu normé, préétabli et apprend à redécouvrir les bibliothèques gestuelles de son corps.

 

Le troisième cadre est celui du lieu de mémoire qu’inspire la scène de ce dispositif.

« Aristote définit le lieu comme une enveloppe immatérielle propre à tout corps ; la présence d’un lieu constitue une condition nécessaire pour l’existence d’un corps, de même que la représentation d’un corps constitue une condition nécessaire pour l’existence d’un lieu ». Seul un corps organique ou un corps matériel permet donc la réalisation d’un lieu. Ici, entre la présence et l’absence du corps organique du spectateur, le lieu du dispositif existe, comme les vases communicants, entre les objets et la scène.

L’espace devient lieu quand il est traversé par une présence qui vit, et y dépose sa trace, marque son passage par l’expression d’une humeur par un signe tangible ou non. Il faut un mouvement dans une finitude pour poser la mémoire et définir le lieu, d’où le geste de la signature sur l’armoire (ici, le lieu retrouve son caractère par une marque, le « souvenir » matériel d’une présence.).

On peut parler de perméabilité entre corps et espace, une interaction entre lieu et corps organique qui crée un entre-deux : l’espace scénique est définitivement réalisé par la présence du participant et des éléments scénographiques. L’un a besoin de l’autre pour exister et à eux deux ils suggèrent un entre-lieu et un entre-temps, qui se définit par celui de la métaphore.

« A un art du lieu correspond un art du temps, métaphore de l’espace par la mémoire. »

On peut s’interroger sur cet espace intermédiaire qui se crée entre l’aire de jeu et l’aire du regard ; la représentation de ces objets est-elle nécessairement symbolique ou juste un signe, ce sont des objets de représentations ou du quotidien ? Si la chaise n’est pas une chaise, alors qu’est-ce qu’elle signifie pour moi ? Un trône, un lieu de pouvoir : ces objets sont peut-être que de purs lieux métaphoriques, ou des lieux concrets notés métonymiquement, pour faire appel au processus de mémoire, et au phénomène de rémanence. Pourtant, ces objets définissent le champ spatial, centralisent, frontalisent et latéralisent. Ils sont donc porteurs et témoins d’un espace complexe, un espace vécu avec une mise en scène d’éléments quotidiens, un espace de circulation et de symboles. ».

Mais comment alors se met en place l’espace imaginaire du spectateur ? On dirait que ce dispositif « réalise l’espace » : « l’espace est étendue, certes, mais il est aussi espacement et intervalles…l’espace est ce vide, cet interstice…il permet l’émergence, la visibilité et donc la lecture d’un objet, d’un corps, d’un mouvement ». Le cadre est donc imposé par la présence de l’individu sur et dans la scène, mais aussi par le sentiment qu’inspire la disposition, la quintessence du lieu.

 

L’autre cadre inhérent à cette œuvre est l’espace de jeu.

On peut aisément parler d’espace de jeu car le participant s’y amuse, il y prend le rôle de l’artiste, en particulier de l’acteur. « L’espace de jeu est d’abord celui d’un corps qui, non pas s’inscrit dans l’espace mais qui au contraire, fonde cet espace par sa parole, par sa présence. » Ici c’est le spectateur qui crée l’espace de jeu par son incarnation (non par sa parole, il reste muet). La perméabilité des frontières entre acteur et spectateur n’est pas seulement dû au fait qu’il n’y a aucun acteur à regarder comme dans un spectacle classique mais surtout car la distance entre l’aire de jeu et l’espace dévolu au spectateur est abolie. Ces deux lieux, qui en principe devraient être séparés et où le rôle du spectateur est défini en tant que tel (de même pour celui de l’acteur) ne font plus qu’un.

Nous parlons ici d’« aire de jeu » à définir comme sans limites concrètes où la quintessence du corps peut s’allier à celle de l’espace et celle de l’acteur à celle du spectateur. Cette possibilité ouvre la frontière de la représentation à un espace plus large, celui de l’expérience. Pour le spectateur, cette aire de jeu se définit comme l’espace du vivre (être présent, faire et entendre) ; dans cet espace confiné, métaphorique, il développe son imaginaire, il crée donc son « aire de je », celle de l’intime. Mais la liberté qu’il ressent, cette intimité ne peut être complètement volontaire et maîtrisée car ce dispositif a été préconçu pour suivre un scénario choisi par ses créateurs.

 

L’un des cadres qui définissent Falling into place est son caractère de lieu identitaire.

Le dispositif propose donc un lieu métaphorique et symbolique. La trace dans cette œuvre innovante est donc le symbole, le lieu de passage à l’espace. Le spectateur passe d’un espace à l’autre, du réel à l’imaginaire (de l’ex-time à l’in-time dans un mouvement propre à son expérimentation).

Cette trace matérielle peut être représentée par une écriture ou un dessin et peut être l’élément central pour le spectateur.

En effet, « La figure géographique peut être considérée comme une trace, une inscription dans l’espace qui devient matrice et milieu de l’action. ». Celle-ci définit sa présence, son action, sa personnalité ou sa particularité, par un geste spécifique.

Ainsi, le spectateur au cœur du dispositif crée sa propre trace identitaire. Le parcours marqué par des étapes inscrit le spectateur dans un présent spontané et immédiat de l’action : la trace est à la fois objet du réel et une source de métaphores. Aristote et Pierre Bourdieu parlent    d’« habitus » quand il s’agit d’un avoir prédéterminé par la socialisation qui se transforme en « être ». Le participant est donc une entité qui se caractérise non seulement par sa personnalité mais aussi par ses gestes acquis et innés et par la création son devenir.

 

Dans ce système préétabli, l’espace du temps chorégraphié est un cadre ayant une place importante.

« Le dispositif, est en somme une boussole tridimensionnelle qui n’indique pas seulement une modification de la hauteur, de la largeur et de la profondeur, mais aussi la quatrième dimension en tant que motif de position par unité de temps. » (Jeannot Simmen) [16]

Gretchen Schiller choisit dans son dispositif la position assise et surtout la marche, entre équilibre et déséquilibre. Or, « la marche et la perception d’une image stable de l’environnement sont un processus synthésique de trois organes de perception associés : le toucher, la vue et le sens de l’équilibre. » Le parcours avec sa gestuelle : effeuiller les pages, ouvrir des portes, se baisser, se ré-hausser forme une chorégraphie qui diffère selon l’interprétation et l’émotion du spectateur.

 

L’espace sociétal protégé fait lui aussi partie des cadres de cette œuvre.

L’espace privé ou intime fait appel à un caractère nostalgique, du passé, qui rappelle le 19è siècle vu comme le « siècle de l’intérieur ».

Cette métaphore rappelle l’histoire de l’art et interroge sur sa préservation : « en tant qu’espace protégé, privé, l’intérieur se développe par opposition à la publicité de la vie sociale et du monde du travail. » Ici, dans ce dispositif, il existe une fracture entre mouvement et vitesse du monde brut réel et l’intimité d’un univers de prospection intérieure. L’art permet de préserver le peu qui reste de notre mémoire personnelle et collective. « D’un intérieur, on attendait qu’il fit écran à l’air du monde » ; de plus, les vidéos projetées au ralenti coupent du rythme effréné extérieur, « pour réduire la perméabilité aux excitations extérieures. » (Voir

Pororoca)

 

  1. Lendemains de fête

 

Le cadre qui saute aux yeux est celle instaurée par la  frontalité décrétée.

Dans Lendemains de fête, la frontalité est gardée mais on retrouve une certaine déviance par la présence du chœur. Tantôt face à nous, tantôt sur le coté, dans un jeu de miroir avec le corps du public, il déroute notre point de vue. Sa position tantôt frontale tantôt latérale nous renvoie à un regard introspectif à nous faire poser la question sur notre rôle de spectateur.

 

Le deuxième cadre inhérent à Lendemain de fête est son caractère entant que lieu collectif ou lieu de communion.

Dans Falling into place et Pororoca, l’image du mur est déconstruite (nous ne mettons pas de murs, parce que les autres sont suffisamment emmurés) ce qui est utile pour fusionner l’art et la vie et s’ingérer dans le « Lebensraum ».

« Pas art pour simplement regarder, ais pour vivre avec, pour vivre dedans, pour vivre pas. »

p.48 « Dans le domaine de la création, spatialité et temporalité se conjuguent toujours sur le mode de la métaphore…L’artiste est à la fois un travail du temps et un poète de l’espace.

L’œuvre d’art est une transfiguration du temps et de l’espace…Le lieu peut être le prisme du temps, celui des hommes et de l’art. Il peut cristalliser, condenser la mémoire. Inversement, le temps s’impose aussi comme un révélateur, au sens photographique, de l’espace. Celui-ci se conjugue au temps qui y grave ses traces et ses marques. Les artistes expriment la profondeur des relations entre les lieux et la mémoire. Ils contribuent à représenter ce que je nommerais l’espace-temps du monde, un monde qui pourrait être vu et entendu comme un agrégat de

lieux, un collage de mémoires individuelles et ou collectives. »

La circulation dans Falling into place suit son cours régulier comme une idée de retour à l’ordre, par une spatialité structurée et stable. La différence avec Lendemain des fêtes se trouve dans  le bouquet final où tout apparaît mêlé, ou tout est sujet à une transformation, voire à une dissolution permanente de toutes ces choses reliées entre elles, sans espaces intermédiaires, de distances sécurisantes ni même de possibilité d’isolement. Cette manifestation est typique de l’aire du temps « les individus se déplacent plus vite…la conséquence de cette accélération des échanges sur la psychologie collective est une intensification de la vie nerveuse » pour employer une formulation du sociologue Georg

Simmel.

« Les facteurs temps et espace dépendent de la stabilité du corps social ». Ici nous constatons donc  à travers la diversité de ces facteurs dans ces spectacles que le monde artistique est teinté du corps social actuel fragmenté et fragmentaire. Etre seul ou isolé, être unique ou spécifique ou être seul dans une collectivité, être indépendant ou faire corps avec un groupe sont des notions d’actualité qui sont d’usage dans la vie en société : vieillesse, ségrégation culturelle…

De cette œuvre découle également un cadre ambivalent.

Selon Turner , c’est en fait l’ambivalence des figures rituelles produites par la juxtaposition de contextes contradictoires et opposés qui pousse le rite à se rétablir lui-même dans une nouvelle forme cohérente. Dans l’œuvre de Bérès c’est l’ambivalence entre le tabou le contexte qui pousse le rite à se rétablir dans une forme cohérente. Ainsi, exposer sa nudité, l’intimité de personnes vieillissantes est contradictoire au contexte d’une scène publique. Mais peut-on réellement dire que c’est une pièce dérangeante, voir choquante ? Cette œuvre est le regard poétique d’un artiste autour du vieillissement, de la sexualité et de la dualité homme/femme. Cette sexualité des personnes d’un certain âge pose la question du corps accepté dans une société qui est cruelle, qui va vite, qui ne prend pas le temps de considérer chaque étape de la vie. Tout au contraire, plutôt que dérangeante, ce spectacle non seulement offre une possibilité de compréhension et d’indulgence mais aussi prend le temps s’intéresser au caractère injuste de ce tabou. Il développe avec aisance et étirement la problématique du couple âgé.

 

Mais le caractère ambivalent du cadre peut aussi être vu dans Falling into place. En effet, il y a lieu de se demander  s’il y a une certaine théâtralité dans le fait que pendant que l’individu entend la voix, il se place entant que regardant et regardé qui se partagent le même point de vue sur l’action ? Le regardé se met en scène lui-même ce qui implique que la frontière entre l’espace quotidien et l’espace de la fiction n’est pas claire. Cette séparation n’est donc pas à proprement dit matérielle car l’espace qui sépare la réalité de la fiction est donc mouvant. Le spectateur navigue entre réalité et fiction, entre matérialité et imaginaire, entre l’ « ex-time » et l’intime, entre soi et les autres. Comme l’a affirmé Bateson, le cadrage ludique est subtil. « Le rêveur ne peut dans son rêve distinguer réalité et fiction, la distinction entre les deux est typique de la conscience ordinaire, dans le jeu, l’un et l’autre sont à la fois assimilés et distingués (Bateson 1977 : 1, 216). Il s’agit donc ici d’un cadre à double instruction contradictoire, dans un genre communicationnelle où quelque chose est à la fois affirmée et niée. Les dimensions et activités du rituel sont transformées par un « ne pas » autoréflexif qui insère le rituel dans un univers paradoxal donc les propos et les gestes sont toujours incomplets.

 

Y a-t-il une hiérarchie image-texte-espace scénique pour mieux faire pénétrer le spectateur dans le cœur de son attente ?

Pour Schechner , le compromis « consiste dans la coprésence simultanée (au même endroit et en même temps), dans un même geste, un même discours de deux termes qui paraissent incompatibles, même si l’un peut être plus ou moins occulté par rapport à l’autre. C’est le cas de la production simultanée d’un geste agressif et du signal comme métamessage : « ceci est

un jeu », l’un et l’autre aboutissant dans une situation réelle dans laquelle on se dispute et on ne se dispute pas.

 

  1. La modélisation ou la perception du spectateur
    1. Le métamessage Schechnerien
  2. Généralités

Richard Schechner insiste sur la dimension ambivalente du cadre ludique et pourtant, se focaliser sur cette ambivalence peut freiner à la découverte de l’essentiel. Il a de même insisté sur la transformation par le contexte subjonctif du rituel des rôles du « moi » quotidien, ordinaire et du personnage que l’on interprète (non moi) à jouer dans une double négativité. Comme il l’a précisé, « c’est la double négativité, particulière mais nécessaire, qui caractérise les actions symboliques […]. « Moi » et « non moi », l’acteur et la scène à jouer sont transformés en non moi… non pas moi […]. Ce processus prend place dans un espace-temps liminal sous le mode subjonctif » (Schechner 1985 : 111-1112)[17].

Schechner a aussi démontré l’importance de « lire entre lignes » pour comprendre ce qui est et ce qui ne l’est pas. Si bien que le métamessage prend toute son importance dans la mesure ou il permet de « s’exprimer sans avoir à exprimer ce que l’on souhaite exprimer » à la façon d’une métaphore.

 

  1. Le métamessage schechnerien dans les œuvres

 

  1. La métaphore de la mort dans Lendemain des fêtes

 

« L’artiste est souvent tourmenté par la disparition possible, sinon inéluctable, des traces mémorielles. A l’être-là répond, comme le pense Heidegger, « l’être pour la mort »…il s’agit aux tréfonds de cesser de conjurer la mort par la puissance de l’acte artistique dans un combat qui n’admet ni victoire, ni défaite, et jamais ne pourrait prendre fin. »

 

Chez Bérès, cette métaphore de la mort se traduit par « Vieillir c’est vivre ». Elle considère le vieillissement sous toutes ses facettes dans le parcours de vie.

Le titre donné à cette œuvre fait penser à la gueule de bois ressentie après une fête, ou alors à la tristesse de se retrouver dans la réalité, ou à une expérience difficile et douloureuse. La vieillesse est donc vue comme un naufrage, une gueule de bois. C’est encore la vie et pourtant la mort est toute proche et le corps se rapproche inéluctablement de cette mort malgré que l’esprit veuille bien se rapprocher de la jeunesse et de la vie.

Vieillir est donc une étape complexe à passer car est un état de l’entre-deux et a un rapport non seulement avec la continuité de la vie mais aussi avec sa discontinuité (qu’est ce qu’on peut conserver de ce qu’on est et a été avec ce qu’on devient ?) Nous retrouvons parfois les mêmes gestes, les mêmes audaces, habitudes, ou on change sa vie, et on réadapte son existence.

L’alternance des mouvements, l’alternance entre le corps dansé et immobile, renvoie au flux et au reflux du désir et de la mort.

Le dialogue muet entre Jacques, mélomane, et le choeur malgré qu’il ne soit pas vraiment réel et effectif mais suggéré montre le lien entre ce qu’on a été et ce qui persiste en nous malgré nos corps désadaptés, qui se rapprochent de la mort (Est-ce que tout peut être comme avant ? Comment continuer à être ce que j’ai toujours été ?)

Malgré tout, on essaie quand même de maintenir une continuité d’identité mais nous subissons également une transformation car le travail de vieillir se fait malgré nous. Les représentations de ces transformations, l’univers symbolique de la pièce s’exprime à travers l’abandon, la lutte, le décline et la continuité du travail de conquête. Le spectateur voit, entend, écoute et conçoit ces contraires.

Dans le sens de l’âge et de l’existence, il y a une obligation sociale et psychique de réaliser une introspection. (Quelle bénédiction se donner ? Où sont les non-sens ?)

Nous pouvons aussi observer la présence des marqueurs entre le temps de la ligne droite et le temps haché, par les accidents, la maladie. La proximité de la mort est aussi très pressante dans cette œuvre alors que persiste la volonté de vivre le bonheur.

De même, la perception de la perception se trouve différenciée avec l’âge. Cet acte qui représentait intimité ou énergie peut représenter un acte juste charnel ou sentimental car son sens diffère selon les générations. Vieillir c’est appartenir à la mort des générations car peu importe nos efforts de nous détacher de notre statut de « personne âgée », nous subissons les ancrages générationnels.

Malgré tout dans le lien, entre le personnage et son environnement, sa femme… se retrouve la persistance des échanges, de réciprocité qui nous fait revenir sur notre peur de vieillir seul dans la solitude ou isolé. Se pose aussi la question de liberté et de l’être dans la perception de la mort. Est il prisonnier de son état et ne peut il en réchapper ?  Où se situe la peur de la mort ? Dans la projection d’une souffrance, comment se fait ce passage ? Tant de questions sont abordées dans Lendemain de fêtes et pourtant les réponses se trouvent dans l’œuvre elle-même et varient selon les perceptions propres au spectateur.

 

  1. Métaphore de la Vie dans les trois œuvres

 

Nous remarquons dès l’entrée en scène des 11 interprètes une certaine énergie, une violence des corps. Pororoca mêle donc ici le fantasme (avec le corps exposé) et l’hystérie. Ce spectacle des corps violents, ou violentés présente un espace de cassures, de fractures et de réparations. Le va-et-vient entre l’agressivité et la passivité, entre vie et mort, vus dans les différents moments d’hystérie gestuelle et de repos montre la fragilité de l’être mais aussi la fragilité de l’œuvre de par son caractère éphémère. « Aujourd’hui encore, le corps de la danse porte les stigmates du monde qui s’affole, se révolte, se réjouit, se martyrise, se politise. »[18]

 

Dans le saut, souvent présent dans les mouvements des acteurs  «le sujet semble échapper aux lois de la gravité et avoir triomphé de cette force qui l’assujettit au sol, comme emprisonné dans une geôle gravitationnelle. Le saut au même titre que le mythe d’Icare, la conquête de l’air, et dans les dernières décennies celle de l’espace, exprime cette aspiration de l’homme à triompher de l’attraction terrestre. » Le saut dans Pororoca, comme les animaux est très présent. De même, dans Lendemain de fête, le trampoline peut faire référence au saut du kangourou. Ce saut est essentiel pour se libérer du fardeau de son humanité, de la mort éminente, pour sentir l’ineffable apesanteur, un sentiment éphémère, pour lutter contre la mort.

 

La respiration est une métaphore essentielle dans la représentation vu sa connotation avec mort (dernier souffle, dernier soupir), « expirer ». Ainsi, la « respiration, parole de l’angoisse, qui peut se traduire par la perte du souffle, et au-delà par le cri. » (p.56)  alors que « Le cri c’est une manière de dire qu’on ne peut pas dire ce qu’on éprouve. Cela ne peut pas se dire par les mots parce que c’est à la fois trop violent et trop imprécis pour passer par la parole. » « Le bruit du souffle coupé manifestait l’angoisse de l’être » (.p.70)  « le cri est naturellement et culturellement un geste symbolique le compositeur (et le chanteur) reviennent à un stade pré-verbal, quasiment pré-corporel…il s’agit d’une impulsion première constituant une référence instinctive. »

 

De même l’opposition entre l’harmonie de la danse et la mise en chantier est mise en avant pour illustrer une  réalité brute, un monde qui se construit, avec conscience, et pressenti. La découverte, la rencontre avec autrui. La rencontre des opposés est apparentée à l’acte d’amour peut-être violent. L’intimité suggérée, la mise à nue des corps ainsi que le dénudement partiel provocateur  fait retourner le spectateur à son existence propre, à ce qui le constitue, à sa propre chair, et à celle d’autrui. Ces situations de rencontre, de fuite, d’animalité, de solitude ou de folie, ces moments de suspension, d’utopie, délivrent une vision tournée résolument vers l’avenir. Car comme l’explique Lia Rodrigues : « faire de l’art aujourd’hui, c’est être continuellement en chantier ».

 

L’acteur est là en chair et en os et propose une immédiateté de la performance qui s’exprime par la  gêne de ces corps envers le corps du spectateur. Le corps de l’acteur est une réalité immédiate au théâtre plus qu’au cinéma et cette performance du corps empêche une identification pure et intégrale. Le spectateur ressent alors l’influence, le prisme d’un corps autre que le sien qui agit de toute son énergie et qui crée une interférence. Il perçoit un corps anatomique, esthétique, physiologique, kinesthésique, psychique. Au cinéma, le corps est remis à l’état de reproductibilité infinie, perd de la matière.

 

Dans Pororoca, il est question de sensualité et d’exhibition du corps, tout comme dans Lendemain de fête. Les danseurs sont à la fois érotiques et hermaphrodites car l’entremêlement des corps rend impossible leur identification. Ces caractères rappellent parfois Nijinski, le groupe contre la solitude du « danseur-faune ». (p.22) Le nu est fait exprès, est soudain pour détourner le code vestimentaire, pour susciter un bref désir chez le spectateur. Ce désir est tellement bref et réitéré, que le spectateur s’interroge sur sa pulsion, malgré qu’il n’y ait pas de soumission érotique de la femme. A la surface, plus qu’une expression de l’intime, il y surtout besoin de parler de faits réels, de sujets d’actualités ce qui implique que la création est inspirée du lieu de résidence.

 

Dans un effort de prendre les sujets tabous avec une certaine légèreté, le grotesque est souvent abordé chez Bérès, par le de corps difformes, la fascination de la laideur, le comique de situation.

 

Malgré tout, une certaine opposition entre le besoin d’évoluer et de rester dans un état de statu quo se fait sentir. Cette opposition est véhiculée par la contradiction entre l’utilisation de technologie et de la bibliothèque dans Falling into place. D’un côté se trouve donc l’ancien, l’usé, et la modernité et la répétition chez Lia. Démontrant leur caractère hybride, l’itinéraire et interdisciplinarité est présente, ou le « melting-pot des genres, le patchwork », « métissage des arts ». Il existe aussi une certaine opposition entre le corps et la technologie, qui exprime peut être l’opposition entre le mortel et l’éternel, le caractère non permanent de la vie.

 

Dans Falling into place et Lendemain de fête, la technique est plutôt au service du spectacle vivant, de l’événement. La technique est peut par contre aussi être définie dans le sens de l’aboutissement de longs entraînements pour faire en sorte que les corps dansent d’une manière esthétique.

La technique peut aussi être définie comme les supports visuels vidéo, et sonores sophistiqués. Il est important de noter que la régie détient une place importante dans Lendemain de fête et Falling into place et demande l’investissement professionnel et spirituel des accessoiristes, des ingénieurs de son, lumière. « L’axe de création n’est donc plus unidirectionnel » car il y a complémentarité dans l’usage de différentes disciplines. Nous pouvons ou pas faire abstraction de ces nouveaux systèmes technologiques mais aussi les considérer comme des « prolongements de notre corps ».

Dans Falling into place la vidéo apporte des éléments extérieurs ; elle projette des mouvements sous forme d’automatisation, et dont la modularité est faible peut-être pour accentuer cette idée de conservation.

Il est évident qu’il existe une difficulté technique au niveau du montage de ces images, et du choix de leur emplacement dans la mesure où elles contribuent à l’installation sans qu’il y ait une vraie histoire comme un film court, et non comme un documentaire. Ces images figurent dans un ralenti, dans une suite d’images fluides, tel un flux, et éveillent des sensations de flottement. Voir dans ces montages vidéo les jambes qui pédalent lentement dans l’air ou l’eau, rappelle une qualité du théâtre contemporain définie par Anne Ubersfeld : « une histoire de l’espace théâtrale contemporain y verrait une sorte de marche vers le vide. »

Le flux de l’image, et celui de la voix, rappellent le flux de l’eau comme pour Pororoca pareil à un courant, une déferlante de sensations, un mouvement, une rencontre des fluides.[19]

 

L’ambivalence est toujours présente dans ces œuvres. Cette ambivalence recense le mécanisme de l’inversion et du renversement concernant les relations entre catégories (anomalie, ambiguïté, ambivalence…), le jeu avec les limites (misdirection, surplus de signifiants, surplus de significations et interprétations multiples, déficiences de ces significations…) [20], le jeu avec l’infini (répétition, circularité, énumération, simultanéité, c’est-à-dire qu’il y a coexistence de différents éléments contradictoires dans un même espace-temps…), l’arrangement et le réarrangement à l’intérieur d’un espace fermé selon des limites précises…

Chez Bérès, dans Lendemain de fête, l’étrangeté due à la juxtaposition jeunesse et vieillesse d’un même être fictionnel, le rapproche de la mort à vie, le jeu incarné et non-incarné, le texte déclamé, ou investi, extraverti ou introverti, le surplus de signifiants dans le maelström, l’univers cinématographique et théâtral, danse et le cirque (hybridité), et la scénographie compartimentée met en exergue cette notion d’ambivalence.

 

Dans Falling into place, les déficiences de significations pour les non anglophones, les superpositions d’espaces (théâtre dans le théâtre, scène réinvestie, circularité de la bande enregistrée) marquent cette ambivalence alors que dans Pororoca, c’est dans l’ambiguïté des corps nus, désirant et désirables, leur bestialité qu’elle se décline.

 

La question du Couple et de sa fidélité se pose aussi face à l’épreuve du temps : corps fidèle comme l’animal du manchot, qui passe sa vie avec le même partenaire. On assiste à une lutte sur soi-même quand un des acrobates, en figure de Jacques jeune, se bat sur le trampoline entre chute, rebond, et redressement.

Le contact, les étreintes sont les figures centrales de ce travail : la scène finale où les corps s’embrassent, provoque l’empathie chez le spectateur qui se pose alors la question de la jouissance. Ici, la mort se manifeste sous forme de bouquet final comme pour dire que dans d’autres cultures, on traverse la vie et que la mort d’un proche fait place à un événement festif.

D’une manière ou d’une autre cette œuvre honore la mort dans sa splendeur alors qu’ici en France, il y existe dans la culture une certain paradoxe avec notre fondement : apprendre à mourir est notre quête de la vie.

La vieillesse est donc considérée comme l’âge de tous les combats, l’âge fragile et devrait être tendre dans son cheminement et l’ensemble du processus de vie.

 

  1. Le hors cadre Goffmanien

 

  1. Généralités

 

Le « frame analysis » ou le « cadre-analyse » qui a été introduit par Goffman est utile dans le domaine de l’analyse des interactions, dans toutes leurs nuances et subtilités constitutives de la vie sociale. D’une part, le cadre primaire qui permet d’accorder du sens à tel ou tel de ses aspects, lequel autrement serait dépourvu de signification » (ibid. : 30) peut être transformé en « modalisations » ou « keys » qui constituent un ensemble de faux-semblants qui tente de produire chez autrui une croyance erronée.  A ses modalisations viennent encore s’ajouter des activités hors-cadre (auxquelles on ne porte généralement pas attention), des ruptures de cadre (ennui ou absorbement total), des mécadrages (la sous-modalisation impliquant d’enlever une « strate » à l’action interprétée, par exemple la strate ludique et donc de prendre au sérieux ce qui relève du jeu ; la sur-modalisation consistant à ajouter une strate [par exemple ludique] et donc à prendre à la légère ce qui est donné comme sérieux ou important) ou encore des moments de pause par rapport à des moments d’activité. Il y a aussi la forme externe de l’événement (rim) qui indique le statut de la situation, quel que soit le registre des différentes strates.

 

On peut observer pratiquement la signification de ces vocabulaires par rapport aux réactions précises des spectateurs recueillis lors des entretiens.

Il existe par exemple une opposition de la perception des spectateurs sur la présence des acrobates, sur la nudité, sur ma présence métaphorique de la mort par la créature (image marquante, mémorielle). Il est donc difficile de réellement déterminer le dit et le non dit, les « fautes d’inattention » car la perception, et la psychologie même du spectateur change selon le cadre.

Nous pouvons par exemple voir un certain paradoxe dans les commentaires d’un spectateur : « que ces spectacles n’ont pas parlé à son corps », or il fait le lien entre les trois œuvres par le corps : « Falling into place m’a permis d’expérimenter, de sentir par moi-même, d’être acteur de mes sensations. Le dispositif mettait en jeu mon propre corps. Dans Pororoca, les corps n’étaient pas techniques, mais ils étaient explosifs. Le plateau était véritablement le théâtre d’une explosion, d’une montée en puissance d’énergie. Mais, pour les raisons précédemment évoquées, ce tourbillon corporel ne m’a absolument pas atteint ; les corps étaient comme fous, ailleurs. Et Lendemains de fête a quant à lui porté mon attention sur l’évolution des potentialités du corps ».

De même, voyons les oppositions que soulignent l’impact du corps selon cette spectatrice : « C’est l’élément principal d’une pièce de théâtre, il représente la vie ou un sentiment. »

 

Et ils s’interrogent sur la résonance, ont conscience de leur pratique spectatorielle, mais pour eux, être praticien n’implique forcément une meilleure perception. En effet, toujours selon eux, être praticien peut influer sur la perception et ne permettent pas une liberté de vision qui est peut paraître conséquente chez un non praticien qui est réceptif à un plus grand nombre d’éléments  car ne se trouve pas dans une attente, une exigence due à sa pratique.

 

Il est difficile pour les jeunes de se résoudre à voir les corps vieillissants dans une nudité qui est assez gênante. Nous pouvons voir cette exemple de commentaire illustrant au mieux la résonance : « Je retiens le fait qu’un désir sincère peut combattre la maladie ou bien la vieillesse et ainsi que l’amour résiste à tous les malheurs de la vie. » Là, plutôt que de voir les corps tels qu’ils sont, l’individu préfère en grande partie se remémorer la métaphore qu’ils représentent.  Pour Lendemain de fête, pourquoi est-ce difficile, voir impossible pour les jeunes de concevoir cet état de sexualité des personnes âgées ? Cela est sûrement du au regard dévalorisant occidental face à la vieillesse qui est comparable à une maladie que l’on essaierait de combattre. Il est justement important de parler des possibles, telles la vieillesse car en réalité que faisons-nous de nos possibles et comment être pleinement soi ? Le possible du désir dans la mise en scène est illustré par des mouvements plus lents, plus doux, plus délicats.

Les petits textes de philosophie, sont utilisés comme supports et permettent de sortir de la narration, de l’histoire de Jacques. Par la gestuelle des acrobates qui sont dans le rebond, la chute, le déséquilibre est comparable au mouvement de déplacement du désir. Par exemple, quand on lit beaucoup et qu’on perd la vue, on peut se mettre à écouter beaucoup de musique. On essaie de combler le manque par un autre élément et ainsi transformer la perte en acquisition.

 

Les spectateurs sont donc au final, à la fois témoins du lointain et du proche, de l’abstrait et du concret. « Comment rendre visible l’ensemble d’actions qui donne naissance à une œuvre d’art? Le travail de Lia Rodrigues et ses recherches chorégraphiques interrogent la nature du corps humain, sa surface visible, sa révélation et le regard qu’autrui porte sur lui. C’est pourquoi elle s’attache à positionner frontalement le danseur au spectateur sur la scène du théâtre. Dans ce spectacle, la chorégraphie présente le corps comme un outil de rencontre et de fusion avec l’autre, non pas seul en scène, mais en duo, en trio, en groupe, dans une vibrante communauté de mouvements dont le spectateur est partie prenante. Et si cette communion surprend et déroute, elle ne laisse pourtant jamais le spectateur en marge. Il n’y a pas d’à-côté chez Lia Rodrigues mais un enchevêtrement qui semble à l’orée de toute chose, une énergie qui nous habite, communicative et vrombissante. »

 

La mise en place du cadre est utile pour sécuriser le public. Ainsi le cadre sert de repère à un spectateur novice afin qu’il ne se perde pas dans une confusion de perceptions qui diffèrent selon le contexte qu’il pourrait prendre en compte. Et pourtant travailler uniquement autour de cette notion peut être périlleuse car si le cadre est brisé, il peut y avoir perte d’identité ou confusion des émotions. Ainsi, un geste, un acte qui dans son cadre originel prendrait un sens de joie prendrait la forme du malheur si le cadre disparaît. Il y a donc un caractère assez fragile du cadre qui, s’il n’est pas assez renforcé impliquerait le déracinement ou un afflux de larmes. Tel est le cas d’une de nos personnes interviewées lors de sa participation au dispositif de Falling into place.

 

Les perceptions de certains spectateurs peuvent être assez excessives. Par rapport aux analyses effectuée par T.S. Scheff (1979) sur la dynamique émotionnelle de ce qu’il nomme les rituels.

Son hypothèse est de consiste à considérer que l’efficacité émotionnelle maximale est atteinte dans une sorte de « balance d’attention » entre le rappel d’une expérience forte et le vécu de celle-ci dans un nouveau contexte spatio-temporel. Trois types de distance sont possibles : la distance faible (underdistance), la distance forte (overdistance) et la distance esthétique, relevant du juste milieu. Selon cette perspective, l’expérience ludique ne peut être vécue sous forme d’une distance trop grande ou trop petite avec l’événement concerné. Un rapprochement exclusif avec l’un ou l’autre de ces pôles, l’ennui ou l’engagement total, constituerait ainsi l’échec d’une telle expérience émotionnelle.

Différents moyens caractéristiques peuvent favoriser cette situation de mouvement : la présence de la foule, l’ambiance musicale, la présence de masques ou d’éléments parodiques. De même, la distance spatiale entre acteurs et spectateurs est susceptible de déterminer et de structurer différents degrés de participation ou d’exclusion des uns et des autres.

Le bon dosage est difficile à trouver pour le metteur en scène ou chorégraphe, d’où le besoin d’autonomisation du spectateur par un accompagnement s’apparentant à l’éducation somatique. Cette éducation somatique peut être définie comme la domestication de son ressenti, de ses émotions, traduction de ses sensations pour une meilleure réception, une adaptabilité et disponibilité pour une transformation partielle, une modulation corporelle.

 

  1. L’éducation somatique

 

« L’éducation somatique s’intéresse moins à la posture qu’à la capacité de bouger, de mobiliser cette structure corporelle ». rappelle Silvie Fortin.

Ainsi, nous ne regardons pas la simple position assise dans Falling into place et Pororoca, mais l’activité qu’elle sous-tend, en nous aidant des concepts proposés par  C. Contour sur le travail énergétique et le plaisir. Le déplacement chorégraphié dans Falling into place par exemple,  rapproche l’aspect du spectateur danseur d’un apprentissage proprioceptif.

 

  1. Selon Catherine CONTOUR : profiter, plaisir

 

 

Le spectateur a la possibilité de mettre en comparaison plusieurs spectacles pour se rendre compte de son parcours, de son évolution. La plupart de ces représentations entrent en mémoire dans un processus de réflexion sur ses propres motivations, ses émotions.

Le sentiment de solitude ou de collectivité lui permet en partie d’augmenter son savoir au niveau des interactions, de l’empathie. Dans un dispositif comme Falling into place, le spectateur lui-même apprend à reprendre maîtrise, à redécouvrir les potentialités de son corps, dans un état d’éveil permanent sur une aide pouvant le guider sur son parcours.

Le noir, la salle obscure sont propices à l’imagination, à une atmosphère qui, contrairement

à ce qu’on pourrait penser, éveillent le spectateur. S’il ne voit plus réellement, il vit d’autres sensations. Ainsi, même une envie de dormir (misdirection) est une sensation de travail, dans la mesure où la pensée évolue, chemine vers les sphères de la micro-sieste. Or cette activité est tout à fait acceptable et ne signifie pas forcément que le spectacle est ennuyant. Elle est la manifestation d’un corps en lâcher-prise, d’un esprit en déplacement dans d’autres niveaux du psychisme. Les sens sont interdépendants ; c’est pour cela qu’en théâtre, le vocabulaire a des ponts. On parle donc d’une émotion comme d’une couleur ou comme d’une humeur, si bien que l’on mélange la vue avec le ressenti ou l’émotion au service de la perception, manifestation corporelle, c’est-à-dire physique et psychique.

 

  1. Selon SYLVIE FORTIN (dans la vidéo le geste créateur, Feldenkrais, environnement)

« Si on change notre perception tactile, auditive, visuelle, c’est notre état somatique dans sa globalité qui est changé et donc notre état au monde. » Ainsi c’est à travers notre perception de notre environnement que se définit notre potentialité, nos caractéristiques. On peut donc effectuer en s’ouvrant à une œuvre  une « exploration fine des potentiels que tu avais mais que tu n’utilisais pas. »

Par le toucher par exemple, « développe la proprio-ception, c’est-à-dire la capacité de se ressentir. Le toucher va utiliser la visualisation, l’imagination va être utilisée autant que des informations factuelles et anatomiques. »

 

  1. Selon BONNIE COHEN BAINBRIDGE

 

« Notre corps bouge comme bouge notre esprit » « La découverte de la relation entre le plus petit niveau d’activité à l’intérieur du corps et les mouvements du corps les plus amples – l’alignement du mouvement cellulaire intérieur avec l’expression extérieure du mouvement dans l’espace – est un aspect important de notre voyage dans le Body-Minf

Centering… Plus cet alignement est fin, plus nous travaillerons efficacement à la réalisation de nos intentions. »

 

  1. Dans un système cadré et référencé

 

Il est nécessaire de différencier l’éducation somatique du rituel batesonien dans la mesure qu’ils permettent tous deux de guider le spectateur sur la marche à suivre quant à la perception. Comme nous l’avons dit précédemment, dans le rituel batésonien, le métamessage « ceci est un jeu » équivaut à dire que : « les actions auxquelles nous nous livrons maintenant ne désignent pas la même chose que désigneraient les actions dont elles sont des valant pour« . Ainsi, si le geste sort de son contexte, il n’a plus la même signification que dans un cadre ludique. L’éducation somatique quant à elle ne peut se défère de son référent accompagnant, du contenant-contenu, qui constitue le cadre disciplinaire du soma. C’est grâce à l’éducation somatique que s’acquiert donc la notion de dicernement.

 

  1. L’impossibilité du corps de tricher

 

Ce parti-pris de mettre le spectateur au cœur du dispositif chronométré, de le rendre acteur, sans qu’il ait une confrontation directe avec une autre corporalité, est manichéen : peut être

pour faire un aller-retour entre soi et l’autre, présence et absence. « Ainsi, dans son prolongement même, il semblerait que le théâtre sans acteurs s’articule également autour d’un dernier paradoxe : on se débarrasse de l’acteur, c’est-à-dire d’une certaine manière de l’homme pour mieux y revenir. » Cette installation est une manipulation, au sens où Robert-

Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois l’entendent dans leur manifeste de Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens : on n’oblige pas la personne mais on la met en condition de faire ce qu’on voudrait la voir faire. Ici la voix directrice indique un circuit : la scénographie est une mise à disposition contrôlée, orchestrée du corps du spectateur ; elle induit un comportement gestuel. Or cette lecture m’interroge sur l’implication et plus largement sur son engagement psychologique. Quelle est la résonance ?

Le corps exerce ici une forme de protection, quant à l’esprit : comme les tissus conjonctifs protègent le cerveau (BMC). « La vérité du sensible », être à l’écoute de son ressenti permet parfois de faire le distingo entre ce dont on nous persuade et ce dont on nous convainc, entre ce que l’on pense et ce que l’on perçoit dans les mouvements infinitésimaux : la subversion des images est forte, aussi une écoute sensorielle dans le respect de soi permet de saisir les non-dits, les messages intrusifs, les images suggestives. Une éducation somatique dans son rapport de soi à soi peut donc être une activité de parade aussi.

  1. La résonance

 

Nous pouvons voir à travers ce commentaire un des effets de la résonance qui se voit par l’ouverture des possibles et contre les habitudes. Ainsi, de voir trop souvent des corps nus sur scène peut rendre un spectateur gêné mais aussi habitué au cours des représentations.

La lumière et les sons sont l’évocation de la présence humaine ; l’obscurité peut apparaître comme l’expérience de l’absence, du manque. Mais cette obscurité est une expérience indirecte de la cécité : lorsqu’on ne voit plus, quel imaginaire développe-t-on ? Même si l’on est aveugle, les sens se développent, une acuité supérieure permet de compenser un manque. Par exemple, il est maintenant reconnu que grâce à certains neurones-miroirs, l’aveugle en posant ces yeux sur une image, est capable de ressentir une émotion de joie si cette photo est empreinte de bonne humeur. On désigne cette faculté par le nom de « vision aveugle ».

Avec l’âge, on accumule de l’expérience pour mieux se réinventer, le spectateur dans sa pratique trouve ses chemins pour inventer ses propres histoires.

 

  1. La notion de plaisir

 

 

« Je donne, je prends » est un concept qui est souvent lié à la notion de plaisir. Recevoir et prendre du plaisir à travers ce dispositif, permet une relation empathique entre le concepteur et le participant. Le statut de spectateur est donc une posture méritante, qui peut susciter un entraînement du regard, mais aussi du corps dans son ensemble, la perception au sens physique et psychique pour une meilleure entente ou écoute avec soi-même.

Il y a la découverte de l’habilité du corps du spectateur où celui-ci se rend compte de la propriété d’une chose à bouger, à changer.

 

Le spectateur est en mouvement, jamais passif. Dans la marche, il y a cette quête de l’équilibre, dans le spectacle, on navigue entre soi et l’autre, entre réalité et fiction, la démarche de spectateur est aussi une prise de risque. «L’équilibre est toujours menacé, passage d’un état à un autre, franchissement de ce point de bascule sans lequel il n’y aurait pas expérience de la vie comme il n’y aurait pas possibilité de passer de l’autre côté du réel. »(p.96).

 

Par contre « en éducation somatique, la personne est abordée dans sa globalité. Partant du principe que les diverses dimensions de l’être humain — corporelle, mentale et émotive

— sont interdépendantes, l’éducation somatique propose, par le mouvement, des expérimentations qui sollicitent ensemble les aspects sensoriels, moteurs, cognitifs et affectifs de la personne, tout en la mettant en relation avec son environnement ».

(p. 228 ). Il n’empêche qu’il est important de se rendre compte de l’importance du mouvement, des possibilités qui sont offertes au spectateur à travers un geste car « on peut changer, modifier ou transformer les émotions par le mouvement ». « Le mouvement est symbolique, il déclenche toute une série de réactions, qui a leur tour deviennent le contenu. Ensuite, on peut utiliser le mouvement pour dire ce à quoi on réagit, en lien avec ce symbole. » (p.239) Ce va-et-vient entre émotions et pratique du mouvement, du geste permet de mieux comprendre ce qui fait action en nous. Et nous amener vers une autonomie.

 

 

  1. L’apprentissage : dimension éducative par la répétition

 

 

Le spectateur est dans une position d’apprenant et découvre ou redécouvre ses potentialités, en étant dans une écoute participative et active. Son approche est expérientielle, il apprend de son expérience à recevoir mais aussi à développer une aisance intentionnelle ; son imaginaire, sa réflexion sont sollicités et enrichissent sa mémoire. Il n’y a pas de frontières réelles des âges, et le ressenti est la première base de son travail. Il peut être aussi dans une collectivité comme seul dans sa pratique. Individualité et collectivité ne sont jamais loin dans son rapport

à soi et à l’autre, dans les arts et la vie.

 

Le spectateur réitère ses sorties, Djakouane Aurélien parle de la « carrière du spectateur », une approche relationnelle des temps de la réception, dans son article il précise d’un point de vue sociologique l’importance des premières fois dans la construction d’une trajectoire du spectateur. Carrière sous-entend : démarrage, interruption, reprise, arrêt… Certains spectacles ont-ils marqué l’individu dans son parcours de vie ?

Tel est le cas pour Lendemain des fêtes qui commence le spectacle par une scène d’amour.  Une spectatrice témoigne : « je dormais puis ouvre les yeux sur cette scène où ils font l’amour ; prise d’une quinte de toux ininterrompue, je m’en souviendrais toute ma vie. » Ici, dans nos entretiens la plupart des spectateurs sont coutumiers des sorties théâtrales. La répétition induit une démarche sociale qui est à la fois solitaire et collective.

 

Georg Simmel explique le caractère social de la sortie au théâtre : « tout ce qui peut engendrer un effet sur les autres ou recevoir un effet venant des autres, voilà en quelque sorte ce qu’est le contenu et la matière de la socialisation ». Le fait de sortir au théâtre montre une volonté d’échange social, que suivent les metteurs en scène dans leur recherche de nouveaux dispositifs scéniques « au moment où l’esthétique relationnelle s’affirme comme une tendance forte des dernières années, il importe de comprendre que la participation au sens où

le spectateur peut devenir un actant potentiel, et même exécutant souvent essentiel dans l’action, peut offrir des occasions de rencontre et établir un niveau de dialogue. » Le spectateur va au théâtre dans une volonté de rencontrer l’autre. Cet autre, c’est un auteur, un acteur, le public, le personnage. Si cette œuvre m’interroge, la question s’adresse à cet autre.

La réponse appartient au cheminement.

« Avant même de percevoir les premiers signes du spectacle lui-même, de la production théâtrale à proprement parler, le spectateur ressent cette émotion particulière de la tension entre d’un côté le sentiment d’appartenance au sous-groupe relationnel (familial, amical, amoureux ou professionnel) avec lequel il est venu et, de l’autre, le sentiment d’étrangeté que lui procure son immersion dans une foule anonyme composée à son tour d’autres sous-groupes s’agrégeant comme autant de molécules pour constituer, l’espace d’un soir, un organisme mouvant, auquel il participe plus qu’il n’appartient. Encore ces anonymes sont-ils pour partie familiers : pour m’être inconnus, les autres spectateurs n’en sont pas moins mes complices, qui partagent ma curiosité, et donc peut être les mêmes goûts que moi. Une partie de l’exaltation tient aussi à cette plongée dans l’inconnu, au mélange facile des classes d’âge, des catégories sociales, des groupes culturels. » ( p.17 Le plaisir du spectateur) Patrons ancestraux générés à toutes les cultures : le continuum d’Emilie Conrad : intervention pour un monde meilleur.

 

 

Ainsi, la pratique spectatorielle s’apparenterait à l’éducation somatique, dans le sens où la venue d’un individu à un spectacle et sa vision de la pièce fait partie d’un rituel et que cet événement à la fois très éphémère et intense s’inscrit dans sa mémoire, dans son corps et agit de manière plus ou moins consciente. Bien sûr, cette approche somatique n’est pas une réponse exclusive et définitive, mais elle a sa valeur, dans le sens où elle permet de faire le lien entre corps et esprit de manière totalement souple et libre ; elle permet de faire des va-et-vient entre les deux entités constituant l’unité de l’être humain.,

Elle n’est ni espace de contraintes dures ni espace d’agissements libertaires. Elle exige une pratique certes mais une seule fois peut être suffisante si l’on a perçu un petit quelque chose.

C’est un espace donc de liberté, et de contraintes magnifiquement corrélés, où le spectateur fait son propre chemin, où le pratiquant est à l’écoute de lui-même et puis paradoxalement, ou de manière induite, à l’écoute de l’autre. Le chemin qu’il opère est celui de sa perception. Il voit, entend, sent des choses au spectacle et sa manière d’agencer ces éléments lui est propre.

La pratique somatique et la douceur qu’elle exige, faire l’économie d’effort pour atteindre un mouvement, un geste, entraîne chez le spectateur une perception assez aigue et le conduit sur un parcours authentique. Il peut emprunter différents chemins, qui laissent leur empreinte dans le corps, pour aller vers un même endroit. Il ne s’agit pas d’atteindre un résultat mais de se rendre disponible à l’écoute de ses sens et d’organiser son propre trajet. Le cadre est donc essentiel, à cette liberté de mouvements authentiques.

 

 

  1. De la problématique du rituel contemporain

 

A partir de ce que nous avons pu analyser dans les parties précédentes, nous allons donc essayer de définir, ou plutôt d’avoir notre propre définition du rituel contemporain. Peut on dire que c’est un «écart entre ce que le spectateur ne peut s’empêcher de voir puisqu’il attend de le voir dans le seul fait qu’il est au théâtre et ce qu’il peut saisir, parfois par ce que les acteurs le lui montrent d’une façon particulière -l’inattendu soudain dans le conclu d’avance. » ? (p.132)

 

Les pièces que nous avons étudiées sont porteuses de nombreux symboles et cela permet une ouverture au dialogue. Mais faisons d’abord un petit récapitulatif de ces symboles.

 

  1. L’accompagnement

 

Dans lendemain de fête des discussions ou conférences ont eu lieu autour de ce spectacle. Cela est déjà une certaine forme d’accompagnement dans la mesure où la vision du spectateur sera dirigée par rapport au cadre installé dans ces discussions. Il en est de même pour Pororoca où la rencontre apéro avec Lia Rodriguez est en quelque sorte une entrée en la matière dans le ressenti du public après les spectacle qui le permet mieux cerner certains aspects inhérents à la créatrice de l’œuvre.

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Cet accompagnement est aussi présent au sein de la représentation elle-même. Pour Falling into place et Lendemain de fête, la Voix ou la Créature sont les deux entités marquant l’accompagnement. La voix peut bercer ou agacer selon témoignages, accompagner ou gêner : elle peut être dans Falling into place un accompagnement hypnotique dans le but de cheminer ensemble ; avec liberté[21] d’aller au même endroit que celui qui guide. Ce serait alors vivre et voire au-delà du parcours de manipulation et aller vers la perception d’une « co-construction » de son parcours. Dans Lendemain de fête, la Créature est le symbole de cet accompagnement de la mort : vivre malgré et vivre pourtant.

 

Pour Falling into place, nous avons pu remarquer, d’après les entretiens, que le degré d’empathie est élevé : le spectateur circule dans une atmosphère sereine et intimiste. Il est en rapport direct avec son corps, mobile, et son ressenti.

Le spectateur a une visualisation aptique aussi ; il touche et peut sentir les objets, les tapis, la lessive. Ses gestes se construisent dans l’ici et le maintenant, avec différentes fonctionnalités et intentionnalités pour chacun des participants alternant les gestes rythmiques, gestes créatifs. Le participant est un sujet remuant « mover ». Mais il ne parle pas : le mouvement est signe de sa présence. Il ne subit pas le regard d’autrui, spectateur ou acteur, si ce n’est son propre regard s’il en prend conscience lui-même. Le spectateur ne se cache pas, il acquiert un libre-arbitre, et est acteur dans toute originalité car en représentation. Le regard est le vecteur ou support principal, pour faire alliance avec une personne. Ici on pourrait penser qu’il n’est face à personne or c’est quand le sujet est vraiment lui-même qui s’altérise le plus.

Accepter les moments de silence, prendre le temps est aussi dans ce cas un signe d’empathie.

 

Pour Lendemain de fête, les éléments suggérés par la mise en scène font appel au sensitif, à l’image et ne voilent pas le propos. Ils traitent donc de la thématique de la mort, de manière allusive, la maladie, la dégénérescence sont des thèmes clairs tandis que la mort est envisagée comme un déplacement, un passage. La thématique de la mort est comme une conseillère car  permet de faire un bilan sans lequel le spectateur serait éparpillé, ne prendrait pas conscience de la beauté de la vie. Sur la forme, nous voyons l’accompagnement dans le couple de personnes âgées par la narration de la femme. La démarche artistique pour comprendre les émotions dans cet accompagnement, déclencher l’empathie, se fait avec le support de textes philosophiques de Jankélévitch.

Mais comment sont perçus, entendus ces textes par le spectateur ?

Cette pièce laisse apparaître des thèmes plus intergénérationnels comme « où en est-on dans son parcours de vie ? » Cet amour-accompagnement montre le lien, le soutien mutuel, l’échange car le spectateur est remis en cause quant à son statut d’être isolé, seul, ou entouré. Il s’interroge sur sa condition.

Un combat pour la dignité, à la fin dans le maelström (la mort de Jacques) est quand même secondée par un sentiment d’accompagnement. On assiste à une série d’étreintes mélange des corps jeunes et corps âgés où les identités se confondent et plongent le spectateur dans une énergie qui lui permet de lire, de percevoir un message tel un être actif dans sa maladie, d’avoir une vision dynamique de son identité. L’effervescence finale est tellement bien retranscrite à un tel point que c’est comme si toute la biographie ressortait, tous les éléments du vécu dans un éclat final. Dans la maladie d’Alzheimer, on assiste à une métabolisation des éléments de vie plus de nouveaux éléments à intégrer : des choses basculent dans l’oubli d’autres se présentent dans la nouveauté, la découverte. Dans l’alzheimer, y a-t-il vraiment un choix par rapport à l’oubli ? Ce dont on se souvient et ce dont on ne se souvient pas apparaît comme une révélation telle la perception du spectateur, qui est soit touché par la représentation soit ne ressent rien par rapport. L’importance des sens dans cette maladie questionne ceux du spectateur.

 

  1. La perception du mouvement

 

La question du réel dans lendemain de fête tel, se servir d’un aspirateur pour se masser, fait que le spectateur voit un costume comme une entité à part entière. Cette exposition de mouvements contradictoires et de paradoxes interroge donc la perception

du spectateur.

 

Spectateur lui-même est en mouvement, dans son questionnement du futur, et de son devenir : être ou ne pas être attendu. Son lien avec l’autre, sa capacité à accueillir cette étrangeté est déterminée par le cadre installé par l’œuvre. Deux corps en lutte, qui se rejettent, qui s’acceptent, qui s’enlacent peuvent ainsi exprimer un combat ou même l’amour. Le spectateur peut donc être capable de ressentir la confiance que doivent s’accorder des comédiens qui vivent dans la réalité cet état de vieillissement. Le spectateur s’interroge alors sur sa confiance qu’il accorde à ce qu’il perçoit et sur la question du relais et de la transmission ; qu’est-ce que je laisse de moi dans ceux qui suivront ?

 

Est-ce qu’un vieillard perçoit plus qu’il n’agit ? Le public est-il dans cet état d’être ?

Dans ce spectacle, la tragédie fait donc irruption. Le grotesque et l’irrationnel incarnée par la créature suscite une émotion qui dérange : la crainte, ou la peur. Ce paragraphe que nous citons ci après illustre bien

Lendemain de fête : « le metteur en scène évite tout pathos, se tient loin de tout pathétisme. Alors que l’action dramatique intègre plusieurs motifs (ici la vieillesse) comptant parmi les plus bouleversants de l’imaginaire contemporain, le spectacle n’exploite ni le ressort psychologique ou psychanalytique de l’effroi (phobos : la crainte pour soi) ni le ressort de l’apitoiement social ou humanitaire, de la pitié (eleos : la crainte pour l’autre). Ces sentiments sont présents mais sur un mode calme. » Par contre, ce calme est lui-même incarné. Cela demande que les « Sentiments (soient) perçus puis pensés, distanciation, mouvement de retrait et/ou de sympathie. ». Ainsi, « le matériau émotif suscite un spectateur pensif ». Des images qui s’enchaînent donnent l’impression que le spectateur se déplace à l’intérieur de la fiction.

Entre les gens du même âge (dans la soixantaine) lors de l’appréciation de Lendemain de fête représente bien une certaine empathie : « J’ai plus vu le lien d’amour que le lien charnel »

Pour Falling into place, dans sa démarche, le spectateur se crée-t-il un personnage ? On peut dire qu’il développe un imaginaire autour de la voix, une convocation de l’au-delà qui interroge ce pourquoi de l’absence. Il naît une métaphysique du spectateur. Il peut s’interroger aussi sur le format et la durée du dispositif : comment concevoir dans le temps la portée de cette installation ? Peut-on parler de communication dans le sens où le récepteur est unique et l’émetteur non incarné ? Au théâtre ces pôles sont pluriels, or ici nous sommes dans l’unicité. Le dispositif ne met pas en place des personnages dans une parole discursive mais transmet son message à travers beaucoup de signes non-linguistiques ce qui implique une certaine autonomisation du langage (la voix) pour une dramaturgie de l’intime.

 

Comment a été traité le texte ? « Jeanne Bovet souligne combien l’utilisation de plusieurs langues constitue un moyen de « déréalisation symbolique de la parole » ; cette dernière acquiert une dimension sensorielle et entre directement en contact avec la sensibilité du destinataire. La mise en avant des accents relève de cette finalité esthétique. La fonction linguistique est couplée à un effet sensoriel indépendant du contenu dramatique ». Ici, la parole a donc une place aérienne, planante et non identificatoire. L’identité personnelle est préservée, nous allons vers une esthétique de l’attachement

 

Dans Pororoca, l’acteur est là en chair et en os et propose une immédiateté de la performance ce qui peut apporter chez le spectateur un sentiment de gêne. La représentation offerte par Pororoca est un effort de transformation poétique de la dure vie des habitant d’une favela en une pièce. Cette transformation fait qu’il y a une forte identité culturelle qui représente l’originalité de l’œuvre. D’où l’ambivalence et la complémentarité entre rituel et identité, Brésil et France. Le théâtre est ici comme « à la fois un ailleurs et un  prolongement de la cité »(le plaisir d u spectateur p.16). On rencontre à travers cette pièce deux pays géographiquement, culturellement et intellectuellement éloignés.. « Partis de questions, de lectures communes, d’improvisations autour de la notion de groupe et des répercussions de l’acte individuel au sein du collectif, les danseurs explorent avec fougue les variations inspirées par la confrontation du singulier et du pluriel. »

 

  1. Le processus de mémoire

 

Nous pouvons voir dans ces pièces que l’installation de la marque, du souvenir, est une forme d’installation participative qui s’inscrit dans la durée car l’impact n’est pas immédiat.

 

Dans Lendemain de fête, est-ce que la maladie, le thème principal de la pièce, et est constitutive de l’identité, comme si perdre sa mémoire serait perdre son identité ?

Il y a ici un aspect indicible apporté par la mémoire émotionnelle et sensorielle,. Chaque être humain n’est pas seulement fait de connaissances si bien que d’autres connexions et les compensations se créent. La perte acquiert alors une certaine forme de gain.

Ici l’identité sociale prend le pas sur notre identité car :

– dans Falling into place, l’expérience du temps réel est oubliée au profit d’un spectateur à l’écoute, à la découverte, à l’exploration physique et mentale. Il n’y a pas non plus de temps historique inscrit dans un drame : c’est une suspension, sans concept dramatique où le spectateur construit sa propre histoire.

 

– le narratif ne tient qu’au mouvement sonore, qui en anglais, est parfois non compris, ce qui fait que le participant est lui-même le support dramatique. Son corps s’inscrit dans une histoire et inscrit sa propre histoire en lui-même. Nous sommes dans la concrétude de l’action.

 

La mémoire photographique ne pose aucun problème par rapport à la création d’une inscription mémorielle car les projections vidéo peuvent être les métaphores des projections traditionnellement effectuées sur le concept de théâtre, pour parler de théâtralité, dans le but de dépasser cette problématique. C’est-à-dire qu’elles constituent un cadre référentiel où l’on regrouperait toutes les théories sur ce qu’est le théâtre ?

Sans y répondre elles se mobilisent, elles se meuvent entre elles, pour questionner aussi le spectateur. La vidéo est un support non éphémère, comme la volonté de trouver des théories sur l’art.

 

Privilégier quelle dramaturgie, visuelle, sonore, mise en chair ou effleurement par la les procédés de la danse ?

Ici, tout est mobilisé pour exploiter les tensions entre corporalité non dramatique et l’évocation dansée du script. Bouko « Le spectateur finit toujours par dramatiser même s’il est confronté à un spectacle qui refuse toute forme de représentation ou d’intellection. » (p.193)

Le spectateur tel un danseur inscrit sa partition, décide de dramatiser par ses mouvements, ses gestes, ses actes.. Le corps du spectateur est engagé et arrive avec sa propre histoire, mais n’est pas dans une dramatisation donnée de l’extérieur. C’est la combinaison entre lui-même et le décor, avec son déplacement qui va permettre une autre approche dramaturgique.

 

  1. Le travail et le déplacement

 

L’espace se réalise donc en la présence du spectateur. Sa vie pré-existante est avortée. C’est par sa présence, son mouvement intérieure, psychique et extérieure, locomoteur et gestique : «Le geste est donc ce qui appelle, nourrit, crée un lieu, un espace, parce que le geste réciproquement ne peut être que s’il y a espace. De même, il ne peut être considéré comme un geste proprement que s’il est effectué dans une certaine temporalité  jusqu’à devenir du temps mis en forme, mise en image. Donc, matériellement, l’espace rend visible une temporalité nécessaire, il permet surtout de concevoir le temps comme élément fondateur du vivant. ».

Le geste définit le temps en dessin avant l’espace qui est un vide plein car il fait appel au déplacement, pour les danseurs, au geste pour les corps immobiles mis en situation. La valeur temporelle est donc incluse dans la notion d’espace. L’immanence des tensions de ce dispositif réside dans cet espace intermédiaire, cet entre-deux.

La table, l’armoire, les objets par leur volume créent de l’espace et contamine l’espace environnant. Il y a donc une possibilité d’autoriser l’imaginaire d’aller dans un au-delà scénique par le fait que le corps du spectateur est en action et voyage dans cet espace.

 

  1. La chorégraphie des corps et des objets

 

Dans Falling into place, la danse s’accomplit dans les gestes du spectateur ; son parcours suit une chorégraphie orchestrée préparée en amont par Gretchen Schiller, et il existe une part d’improvisation car le participant est libre de suivre ou pas (de comprendre ou pas) ce que lui indique la voix. Il est dans une performance, dans un acte événementiel, éphémère. Le regard partagé entre différents supports visuels est aussi une mouvance dans le temps de la déambulation. « L’espace n’est pas isolé comme fond ou support mais se révèle comme matière sculptée par le corps en tension » (p.92), le corps est là pour faire lui aussi exister les objets, comme entre l’acteur et le spectateur, il faut qu’il y ait regard, échange, pour que l’autre puisse exister.

 

Les objets acquièrent une âme par la présence du participant, qui est lui-même mis en action par la matérialité du décor. Ils son touchés, transportés, il y a une valse des objets.

Par les signatures, les traits peuvent être perçus aussi comme trajets. Selon la thèse de Marie- Aline Villard, « lire c’est déjà se mouvoir », ainsi se mêlent les entrelacs entre vision et mouvement. La perception du spectateur peut déjà être une danse lorsqu’il lit son propre trait en même temps qu’il l’exécute ; il existe une collaboration dynamique entre ce qui est vu et ce qui est ressenti.

On peut alors parler de « script » à propos de la présence d’un texte, sous forme de voix, non incarnée, texte qui fait penser à celui d’un audio-guide. Cette installation participative rappelle celle des musées, par contre sa théâtralité et la métaphore de la bibliothèque sont si fortes que l’on demeure dans un espace théâtral. Ce script induit le déplacement du corps avant de susciter l’émotion ; il induit une danse.

 

La fusion des corps objets et organiques grâce à la figure du déplacement construit un espace dont le corps est « l’embrayeur » et le moment instaurateur d’intervalles, de distance entre soi et soi et entre soi et l’autre. Dans fallling into place, l’autre est figuré par les images vidéo (les deux femmes, la voix), un univers plutôt féminin ainsi que par la métaphore de la bibliothécaire.

L’autre, absent par sa chair, non incarné fait penser à la problématique du théâtre sans acteurs. « le spectateur est un élément constitutif de l’œuvre, plus que dans toute autre forme théâtrale. Le voilà comme auteur de la pièce, où il a la liberté d’interpréter les signes, les mots, les sons qu’on lui soumet » (p.58).

Comme si les objets ont un pouvoir d’identification, la bibliothèque peut être n’importe laquelle, ou la sienne, ou celle d’un lieu public. La présence humaine est évoquée par les sons et images vidéo, la vie n’est pas présente dans une chair, et c’est « comme si l’intérieur du corps de l’acteur ne disparaissait pas avec lui, mais se transposait dans la chose. »

 

Dans Lendemain de fête, les éléments objets sont aussi du quotidien, et ancrent le décor. Ils sont déplacés, provoquant un mouvement de déstabilisations. Dans Pororoca, les objets projectiles participent à la danse ; ils symbolisent le voyage.

 

Le corps et la tactilité dans Falling into place sont bien représentés comme à l’égard du livre qui rentre dans des interactions symboliques fortes avec les autres médias qui représente une plasticité différente dans l’œuvre. La page est comme une étendue, une surface à deux dimensions comme un film. La seule différence en revanche est que le spectateur peut la toucher, la tourner, elle est en rapport direct avec le corps du spectateur.

 

« Pour moi, une feuille de papier, c’est un espace bidimensionnel et non tridimensionnel, mais un livre ça devient les deux. L’ensemble du livre avec autant de pages devient un volume. Le volume dans tous les sens du terme est un espace. Quand tu lis un livre, tu te balades avec les pages dans l’espace du livre. C’est la même chose que travailler dans l’espace d’un lieu avec une structure tridimensionnelle. » (p.196)[22].

L’espace scénique est donc compartimenté à plusieurs échelles, à plusieurs niveaux, en fonction de cesobjets qui vivent par eux-mêmes, c’est un enchevêtrement de dimensions : « La page ou le livre détermine un nouvel espace. Le livre est l’occasion pour l’artiste d’être sur des espaces à deux ou trois dimensions et de jouer sur le passage des uns aux autres. » On retourne à cette notion d’intervalle, d’espace intermédiaire, de l’entre-deux : « Qu’est-ce qui se passe une page après l’autre, dans une suite de pages, au-delà de chaque page prise indépendamment ? ». Comme la perception, le livre est le symbole de la pensée mouvante.

Poétisation des corps

 

On retrouve la notion de Francis Ponge sur l’objet désignée comme la poétique : « C’est sans compter assurément, sur les ressources de l’objet, tout aussi capable que l’acteur humain de se tenir en scène, et de susciter des émotions. » (p.65 ). Ainsi, « L’objet qu’il soit familier, incongru séduit ou effraie, amuse ou dégoûte. Difficile en tout cas, de ne rien ressentir. Il y a donc en quelque sorte des acteurs non humains, non vivants et non anthropomorphes. »

Nous parlerons donc ici de « l’âme des objets ». En effet, « Cette disqualification de l’acteur dans la représentation est donc une conséquence possible du processus initié par l’avant-garde italienne qui prétendait restituer la théâtralité intrinsèque des objets, de la lumière, du son, traitant ces derniers à l’égal des comédiens. »[23]

 

Dans Falling into place, le spectateur est lui-même l’enveloppe corporelle, n’a pas d’effet miroir provoqué par la présence du comédien, de mise en abîme ; l’humanité se concentre sur les objets, le son, la lumière, comme si l’imaginaire était enfermé dans l’action de circuler, saisir, sentir. Les vidéo projections sont modérées dans leur exploitation, elles ne sont pas de l’ordre du spectaculaire, mais plutôt du suspendu, elles temporisent, et pourvoient à une atmosphère de calme. « Il n’est pas question de compenser l’absence physique de l’acteur par une surreprésentation de son double virtuel.  L’absence humaine est assumée et même revendiquée, au nom de la liberté créatrice, mais aussi pour permettre une plus grande liberté au public…la disparition de l’acteur libère la perception, favorise la découverte et la surprise du spectateur, selon une logique proche de celle exposée par Craig. »

Des questions nécessitant une comparaison à l’éducation somatique, mais avant le spectateur est un corps qui bouge, en adaptabilité.

Dans Pororoca la danse et mouvement sont omniprésentes comme s’il n’y avait pas de distinction entre enchaînement de gestes chorégraphiques et action pure et dure du corps.

La base d’improvisation révèle la violence et le souffle des corps. Une partition qui s’oublie pour laisser place à un combat, un morceau de confrontations. Des figures orchestrées selon un rythme inaltéré.

 

Comment le rythme corporel du spectateur se met en lien avec celui de la scène et des danseurs ?

Cela passe par la responsabilisation du spectateur e de l’acteur. Pour Pororoca, le corps est  messager : le corps du spectateur empreint de résonances, savoirs pressentis mis à l’épreuve, de connaissances qui induisent la prise de responsabilité. Dans ce sens, le spectateur ne peut pas faire comme s’il était ignorant. N’oublions pas le chantier dramaturgique évoqué par Lia Rodrigues qui se démarque pour sa part de théâtralité.

 

L’instabilité des corps, les attitudes, les positions et l’art de la prise de position, la responsabilisation permettent d’aménager, de déplacer, de construire des stratégies, de démolir, de réparer, de restaurer, de bâtir le terrain pour que l’oeuvre d’art puisse exister.

 

La liberté est également un élément important de cette œuvre car la thématique du voyage et de la libération des corps permettent l’instauration d’un cadre. La mise en scène en frontale parfois transpercée, peut parfois déranger le spectateur. La couleur locale de Rio contre le folklore est présentée avec la réalité de la vitesse, de l’agitation, de la violence de leur ville. La volonté de transmettre cette réalité sur scène est percevable malgré la métaphore de « Poroc Poroc » et mêle la vie et la fiction sur scène. Un rapport très étroit se lie entre les deux mondes par les mouvements des corps en lutte, des corps réel et des corps fictif: incarnés. La narration fait parler les corps en un passif historique tout en faisant observer leur caractère présent. L’ici et le maintenant sont en raccord avec la mémoire. Le voyage intellectuel permet de passer les frontières de communier les territoires.

Ainsi, pour la création d’une nouvelle pièce, il faut d’abord et simultanément occuper un espace, créer un territoire et provoquer les conditions pour y survivre.

 

  1. La mémorisation

 

Dans le dispositif de falling into place, la métaphore de la bibliothécaire rappelle le corps du spectateur qui enregistre ses actions, qui est empreint de souvenirs, d’images. S’interroger sur l’expérience de la première fois, et de la pureté de sa page et sur l’expérience de la répétition,

apporte une certaine connaissance sur soi et sur ce que l’on vit.

 

Un spectateur assidu effectue un parcours similaire au grès des représentations. Que fait-il de cette résonance, de ces échos de spectacles ? Son corps mémorise tel une bibliothèque, il archive, catalogue les événements, s’agit-il pour autant de chercher à tout prix du sens ?

A travers l’accompagnement,  l’écoute de la voix procure une tension, une vigilance dans son corps. La captation se fait à différents niveaux selon si le spectateur comprend ou pas l’anglais. Elle devient une écoute passive, une écoute de transformation et d’interprétation de la langue, écoute de la musicalité de la langue, une attention au grain de la voix…

 

  1. L’action : danse et geste

 

Le participant trace un signe, ou écrit (gestes pour tracer des traits, tracer de mots : créateur d’une empreinte), ce qui implique l’utilisation du toucher. Pourtant, quelle liberté lui est donnée ?

Nous voyons ici un rapport avec le pré-geste qui se caractérise par la pensée du geste. Il existe un entre-deux qui est l’amalgame de son geste imaginaire et son geste qui trace. Il y a une fusion entre matériel et imaginaire, une zone de transformation et d’échanges. A la fois inductrice et vecteur, l’expérience de la ligne, du trait est l’expérience de la trace.

L’oeuvre dans ce tracé appelle l’effort gestique. L’effet par rapport à cet effort est une implication corporelle entière : sur ses deux pieds, avec son bras et sa tête imaginative.

 

Quel est l’effet produit par cet appel de l’effort ?

Le spectateur n’est pas passif, il est en mouvement, il danse sa propre danse.

Comment laisser une trace ?

Falling into place utilise ici le processus d’engagement où le spectateur devient assistant, sous manipulation pour une volonté de transformation.

 

Le titre Falling into place est déjà dans la notion de mouvement et d’individuation : chacun a sa propre chute.

Il est à noter que la perception du visuel est importante mais elle s’inscrit dans une mouvance du corps, peut être pour une meilleure mémorisation. En effet, en tant que comédienne, j’apprends mes textes et vérifie leur connaissance en faisant la vaisselle, ou une autre action physique. Lorsque le texte s’énonce de manière autonome, sans effort de la pensée, et que le corps vaque à des gestes du quotidien, on peut dire que les mots s’inscrivent dans le corps, et le texte se transforme en habitude, en réflexe.

 

Quel est le processus engagé ?

Le processus engagé se trouve dans l’apprentissage.

 

Le rituel du spectateur s’apparenterait-il à une éducation somatique du spectateur dans le sens

où celui-ci produit nécessairement un effort discret qui le modifie ?

La pratique spectatorielle comprend l’idée d’une présence qui puisse se réitérer (venir une fois au théâtre dans sa vie est une activité en soi qui nécessite beaucoup d’énergie, l’expérience de la première fois engage une curiosité, un écoute soumise à l’instinct de découverte, mais on ne peut pas parler d’éducation, à moins qu’il y ait eu une préparation en amont : parler du thème, des éléments scéniques à travers des lectures, des rencontres, des débats ; une lecture de critique peut être aussi un moyen d’arriver avec un bagage). Il est important de préciser que souvent le spectateur (qui pratique un peu) va voir un même spectacle une seule fois, et cette expérience le met dans une disposition d’émulsion. Il arrive ainsi dans un état d’attente, et s’il ne sait pas du tout ce qu’il va voir alors il engage d’avantage d’énergie, et met en travail une disponibilité particulière. S’il vient pour une deuxième fois à ce même spectacle, il n’entraîne pas le même rapport de dépense énergétique qui devient moindre.

 

 

CONCLUSION

 

Comme l’a pus signifier Anna Halprin « tout en étant le reflet de la vie, l’art peut également lui servir de guide. » (p.55). L’art et la vie sont donc intimement liés. En effet, depuis la nuit des temps, les hommes ont cherché à s’exprimer autrement que par la parole. L’art, est un moyen universel, qui n’a besoin que d’un minimum d’apprentissage pour partager ses émotions, ses pensées et ses envies.

Dans un spectacle, où l’art est le seul point convergent de la pensée des participants (la passion, l’amour, le désir, la beauté), autant que l’acteur, le spectateur lui-même effectue une danse. Malgré qu’il puisse rester assis, sans bouger, son travail se rapproche de celui de la personne en pleine performance. Il est en mouvement, tel un danseur. Sa perception crée un mouvement intérieur, mouvement de pensées, mouvement du regard, mouvement du corps.

Il assiste au spectacle non seulement pour le plaisir, pour la partie ludique de ce loisir mais aussi car il est en quête de quelque chose de plus profond, tel le savoir, la culture, l’éducation. La pratique artistique contemporaine est donc très intéressante de son point de vue de la rencontre avec le spectateur. Elle ne doit pas être trop hermétique, et demander des connaissances particulières pour le public. Il s’agit plus de comprendre son ressenti, que de transposer des savoirs intellectuels sur l’œuvre. Nous citons ici un de nos interviewés, « un spectacle qui ne touche que les initiés n’est pas un bon spectacle, un spectacle doit parler avant tout à des humains (artistes ou pas, peu importe). Je dirai même que la pratique artistique a pu être un frein pour moi dans la réception de certains spectacles, du fait de leur incompatibilité avec mes vérités artistiques que je n’arrivais pas à dépasser lors de la représentation. ».

 

Bien sûr, face aux dispositifs et au procédé d’implication du spectateur, nous devons laisser à l’autre une part de mystère, « la participation des autres étant une valeur fondamentale dans le processus créatif. ». L’originalité de l’œuvre se fait non seulement à travers les interprètes mais aussi à travers son public qui influence, d’une manière ou d’une autre le jeu des acteurs.

 

« L’art est un indicateur historique de la conscience spatiale» comme l’a exprimé Schmitt d’où l’importance de comprendre l’évolution de la position du spectateur dans le temps. Yves Chateigné précise que cette histoire va de pair avec la notion de pouvoir car « l’histoire des évolutions de la scène au théâtre révèle le rapport qu’entretiennent ces conventions avec l’idée de pouvoir. » Les arts reflètent donc des problèmes de société et un spectateur voit, entend, en vue de devenir peut-être malgré lui, un meilleur acteur dans la société.

« Dans la société contemporaine, le corps apparaît à la fois comme sujet et objet. Pris en compte dans sa totalité, il est constitutif de la personne, il est substrat charnel de chacun, le lieu des expériences individuelles ; son intégrité atteste de l’intégrité du sujet.

Mais il est aussi vu comme un ensemble d’organes, manipulable à l’envie, objets de soins, de constructions et de travail. L’expérience du corps oscille donc entre être et avoir, entre une identification complète avec lui et l’expérience de l’altérité la plus absolue. » (p.185 CO-présences ). Ainsi, pareil à un dispositif où le spectateur est acteur de la scène et évolue dans cet environnement qui lui est à la fois étranger et familier, la vie en société peut donc être comparée à une scène où l’individu tient un rôle. Mais contrairement à la vie normale, au théâtre, l’être humain, spectateur est amené à vivre plus que ce qu’il peut expérimenter au quotidien de manière plus condensée dans un espace de protection et de délibération ce qui demande l’importance de l’intégrité perceptive. L’intensité, la cond(s)ensation doit être sous vigilance d’où aussi le rôle important que tient le cadre et le référent-accompagnateur (dans l’éducation somatique).

 

Pour Pororoca, il est intéressant de prendre en compte son caractère étranger car selon B.Blistère « le théâtre ne peut s’émanciper de ses règles et de ses contraintes que sur d’autres territoires. » Ainsi, la notion d’espace de conquête pour les arts scéniques fait appel à différents dispositifs qui plongent le spectateur au cœur de cette problématique.

« La perception rend manifeste, selon Kiesler, l’intégration efficace de l’extérieur en une intériorité. » (p.96). Le travail du spectateur réside dans son acte de regardant parce que la perception inclut l’intégration physique et psychique de l’image. En dehors de Falling into place, le spectateur dans Lendemain de fête et Pororoca ne bouge pas or « la pensée n’est jamais autonome par rapport à son autre du moment, et par conséquent est toujours mouvante.». Le spectateur est dans un mouvement, même imperceptible soit-il ; le mouvement comme phénomène du visible, pensable à prendre en considération dans la trahison que procure une opération rétinienne (Voir l’idée de la photographie développée plus tôt.) Une opération rétinienne est déjà un travail de transformation, de métamorphose du réel. Si le spectateur ne bouge pas son enveloppe corporelle, il est dans un mouvement en pensée, de pensées, mouvement défini dans un espace mental. « Une grande partie de l’action doit se passer à l’intérieur du spectateur » (p.130 Anna Halprin) « L’esprit pense par images, selon un processus plus rapide que la pensée linéaire verbale. Or les images sont comme les rêves, elles sont immédiatement associées au mouvement, à l’impulsion de bouger et aux sensations. » (Anna Halprin).

 

Qui de l’œuf ou de la poule est apparue en premier ? Cette question suscite un mouvement  (je vois et ensuite je peux ressentir une émotion, je pense puis ressens, je bouge et je ressens). En effet, « le mouvement est lié au ressenti et il n’existait aucun système permettant d’appréhender les sentiments nés du mouvement. On n’avait aucune idée non plus de la manière dont l’esprit fonctionnait vraiment par rapport au mouvement et aux sensations » (p. 13) Tout ne peut être uniquement résolu aujourd’hui par le cerveau, car les cellules, les tissus, les os, le constituant entier de l’être est en mouvement.

Porter son attention sur son activité de spectateur développe notre perception active, enrichit notre potentialité dans une détente plus naturelle.

Le spectateur a la possibilité de mettre en comparaison plusieurs spectacles pour se rendre compte de son parcours, de son évolution. Quelle trace a-t-il de toutes ces représentations ?

Quel bagage se fait-il ? Quel entraînement (comme l’entraînement régulier du danseur) obtient-il ?

Comme on pourrait dire que « tout devient danse » (Laurie Anderson), ou « tout est performance »(Schechner) ou encore « chaque mouvement est une chorégraphie » (Susan

Leigh Foster), les frontières entre les arts s’effritent, et ceux-ci se fondent et se confondent pour donner une autre matière où souvent l’injonction du texte n’est plus centrale. Il est évident que dans certaines formes d’arts, la parole n’est plus qu’un accessoire dans le sens où il ne tient plus le rôle principal de la communication.

Les différentes manières d’investir le corps du spectateur nous permettent-elles d’adopter une position holistique, comme en éducation somatique ? On passe par différents chemins pour susciter l’émotion, l’empathie, la communication chez le spectateur car le corps est devenu le principal outil de communication.

Mais le corps est-il dans une prédisposition à recevoir, et la mise en disponibilité, se module-t-il ? Nous pouvons affirmer à travers notre analyse que le spectateur, dans une certaine mesure est toujours dans une certaine attente par rapport à une œuvre et son corps essaie d’être au mieux réceptif pour répondre à ses attentes. Son acte se poursuit-il dans un cheminement autonome ? A cette question, la réponse est mitigée car d’un côté, l’interaction suppose un va et vient entre deux groupes. Et pourtant, une fois le travail d’interaction terminé, la mémoire joue un rôle de base de réflexion et de base d’émotion dans lequel se construit la connaissance et la perception corporelle du spectateur.

Ce processus d’implication et sa résonance améliorent-ils la qualité de vie ? Encore une fois la réponse est peu claire dans la mesure ou cela dépend du niveau de perception du spectateur et de la manière dont il perçoit l’œuvre. Ne peut-on pas considérer le rituel du spectateur comme un apprentissage ? Ici, on s’avance prudemment en disant un oui. Il peut constituer une forme d’apprentissage car il se construit dans, sa répétition d’action, un travail de mémoire, de gestuelle et de forme de communication. Mais ces questions nous font poser la question suivante : « Dans quelle mesure, peut on considérer qu’un spectateur peut être considéré comme un spectateur averti ? »

 

 

[1] « La Tradition créatrice du théâtre antique », Tome I, in les Cahiers du GITA, n°11, Université Paul Valéry, Pierre Sauzeau (éd.), Montpellier, 1999

[2] C.Desrochers, « des liens étroits entre rituel et performativité », erudit.org

[3] Metteur en scène et plasticien américain né le 4 octobre 1941 à Waco au Texas

[4] De Philp Glass, création le 25 juillet 1976 pour le festival d’Avignon par le Philip Glass Ensemble.

[5] François Frimat (2011), « Qu’est-ce que la danse contemporaine », Puf (Ed.)

 

[6] Sources : www.evene.fr/celebre/biographie/lia-rodrigues-42395.php et www.cinefil.com/star/lia-rodrigues/biographie , consultés le 21 mai 2013

[7] Denis Diderot (1758), « Discours sur la poésie dramatique »

[8] Sources : www.tnba.org/page.ph?id=88 et www.evene.fr/celebre/biographie/julie-beres-39679.php consultés le 21 mai 2013

[9] Acteur, cinéaste, réalisateur américain né le 4 octobre 1985 au Kansas (Etats-Unis) qui s’est démarqué par son impressionnant jeu gestuel dans le cinéma muet.

[10] Les divinités protectrices d’Athènes (dans la mythologie grecque)

[11] Thierry Villa, « Paroles de corps », p.101

[12] Que nous ne pouvons que citer par manque de temps. Susan Leigh Foster, « Choreographing Empathy : Kinesthesia in Performance »

[13] Pouvant être traduit comme « terrain d’entente » en français.

[14] Par métamessage, nous entendons ici l’ensemble des communications non verbales transmises d’un sujet à un autre

[15] Bateson (1988)

[16] Historien culturel du sens de l’équilibre

[17] « This is the peculiar but necessary double negativity that caracterizes symbolic actions […] : « me » and « no me », the performer and the thing to be performed, are transformed into not me… not not me […]. This process takes place in a liminal time/space in the subjoctive mood »

[18] P. Noisette, Le corps et la danse, p.14

[19]A.Martinez le ralenti

 

[20] Babcock : Dans une hypothèse d’une grande valeur heuristique, elle suggère que tous les « rituels » fonctionnent sur la coprésence de deux modes de signification, l’un avec multisignifiants, l’autre avec multisignifiés (Babcock 1978). Parallèlement à une possible lecture polysémique de tel geste ou objet, le contexte fictionnel implique la présence d’un surplus de signifiants faisant pénétrer dans les choses les plus sérieuses l’effet de nonsense. Les figures constitutives de ce surplus sont :l’énumération, illustrée en particulier par la logique du défilé et privilégiant les rapports paradigmatiques aux liens syntagmatiques ;la répétition, qu’il s’agisse d’un geste ou d’un ensemble gestuel présupposant une valorisation du signe autonome par rapport au signifié ;l’amplification d’un geste, d’un décor, d’un discours ;la contradiction (oxymore) dans les signes (gestuels ou vestimentaires) impliquant un univers fictionnel ;l’asyndète en tant que figure stylistique supprimant les mots de liaison et créant une discontinuité.

 

[21] La notion de liberté est ici assez mitigée dans le cadre d’un scénario où les événements sont préétablis

[22] Peter Downsborough, le manifeste du th futuriste

[23] Marinetti

Nombre de pages du document intégral:85

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