L’Émancipation Féminine dans le Roman ‘La Civilisation, ma mère !’ de Driss Chraïbi
LA CONDITION FEMININE DANS LE ROMAN « LA CIVILISATION, MA MERE ! » DE DRISS CHRAÏBI
Introduction
Le roman « La civilisation, ma mère ! », publié en 1972 a été écrit par Driss Chraïbi. C’est un roman axé principalement sur le thème de la condition féminine. La Civilisation ma mère ! est un roman consacré à la femme et ramène le lecteur au Maroc. Il raconte l’histoire d’une femme à la conquête de sa liberté. De la tonte du mouton aux réunions politiques en passant par l’apprentissage scolaire, c’est l’éveil d’une femme à la conscience qui est mis en relief et raconté par un narrateur, vigilant observateur de cette mutation qu’il appelle de tous ses vœux. Cette transformation préfigure des lendemains nouveaux dans un Maroc indépendant et qui se cherche encore. Le narrateur et son grand frère Naguib s’amusent d’abord des croyances de leur mère, cloîtrée chez elle depuis qu’elle a été mariée à l’âge de treize ans à leur père. Et puis, ils en viennent à vouloir faire son éducation, en cachette du père, allant même jusqu’à la faire sortir de chez elle, l’emmener au parc, au cinéma. Lorsque le cadet part poursuivre ses études en France, c’est le grand frère qui reprend le récit de l’éveil de sa mère au monde qui l’entoure, à son désir boulimique de s’instruire, de savoir, de comprendre. Bientôt elle s’affranchit de son mari, qui la laisse prendre son indépendance, médusé, et entreprend de faire réagir d’autres femmes, s’attirant des ennemis.
Tendre, touchant, ce roman vibre d’amour, l’amour de deux fils pour leur mère, qui les / nous fait d’abord sourire et rire par l’explication magique et merveilleuse que cette dernière donne aux nouveaux objets de la civilisation des années 30, du progrès technologique, qui, chapitre après chapitre, envahissent son foyer, sa prison aux barreaux dorés dont elle n’est jamais sortie depuis qu’elle a été mariée à l’âge de douze ans, sans aucune instruction.
Dès que le cadet part poursuivre ses études en France, une rupture est créée : la mère veut devenir digne de son fils, apprendre, le surprendre à son retour, lui montrer qu’un papillon est sorti de sa chrysalide. La mère part à l’école, surpasse son fils aîné en savoir, prend les rênes du foyer et de sa vie, va semer ses idées auprès de De Gaulle, auprès de ses consœur. L’amour dépasse la cellule familiale, il s’étend au monde entier.
Une petite perle de la littérature, où guerres et religions sont remises en cause, prônant l’émancipation féminine dans les pays du Maghreb.
Notre étude a principalement trait à une donnée majeure inhérente à ce texte, à savoir l’émancipation de la mère. La question de recherche à laquelle nous essaierons de répondre est de savoir si la condition féminine est chez Driss Chraïbi une réalité à atteindre ou un idéal fantasmé. Nous ferons ainsi une analyse littéraire de ce roman en divisant notre étude en trois parties. Dans une première partie, nous analyserons l’environnement dans lequel l’œuvre est née. Une deuxième partie sera consacrée à la définition du livre et enfin une troisième partie sera dédiée entièrement au concept de la condition féminine en tant que noyau du livre et de notre étude.
- L’œuvre et son environnement
L’œuvre littéraire qu’est le roman « La civilisation, ma mère ! » appartient à un environnement dont on ne peut le dissocier. Pour pouvoir en effet appréhender de la meilleure manière le livre en question, il nous faut d’emblée analyser cet environnement qui l’entoure. Aussi, nous étudierons successivement l’auteur du livre qu’est Driss Chraibi, le contexte dans lequel la naissance du livre a eu lieu et enfin les personnages en action dans l’histoire.
- L’auteur
Parler de Driss Chraibi en tant qu’auteur du roman « La civilisation, ma mère ! » revient à voir le déroulement de sa vie d’une part mais aussi de distinguer les différentes œuvres littéraires qu’il a produites.
- Sa vie
Driss Chraibi est né le 15 juillet 1926 à El Jadida, au Maroc. C’est un romancier marocain d’expression française issu d’une famille bourgeoise d’origine fassie au sein de laquelle il vit à Casablanca au Maroc. Dans sa jeune enfance, il fréquente d’abord l’école coranique, puis l’école française et il obtient le baccalauréat au lycée Lyautey de Casablanca. Il entreprend ensuite des études arabes et françaises, pour ensuite suivre des études de chimie. Le 21 septembre 1945 en effet, il s’installe à Paris pour étudier la chimie et obtient son diplôme d’ingénieur en 1950. Il s’intéresse alors à la neuropsychiatrie. Pendant un certain temps il exerce différents petits métiers comme photographe ambulant, veilleur de nuit, débardeur, manœuvre, assureur ou encore professeur d’arabe. Il parcourt l’Europe et finit par se tourner vers la littérature, estimant que la science engendre la perte de la spiritualité.
Passionné de journalisme et de littérature, Driss Chraibi a écrit pendant trente ans pour la radio, il a notamment fait et produit des émissions radiophoniques pour France-Culture. Sa vie il l’a dédiée à la littérature, il a voyagé et fait des conférences dans le monde entier pendant vingt ans, il a fréquenté des poètes, a enseigné la littérature maghrébine à l’Université Laval de Québec et s’est consacré à l’écriture.
Driss Chraïbi est un écrivain trop souvent réduit à son œuvre majeure Le Passé Simple dont l’analyse est le plus souvent unanime : la révolte contre son père sur un fond d’autobiographie. Or, Driss Chraïbi, chimiste converti à la littérature, féministe et anticolonialiste, aborde bien d’autres thèmes au cours d’une vie littéraire qui n’a cessé de se renouveler. Ses romans ont trait au colonialisme, au racisme, à la condition de la femme, à la société de consommation, à l’islam, à l’Al Andalus et même au Tiers-Monde.
Driss Chraïbi s’est éteint à l’âge de 80 ans, le dimanche 1er avril 2007 dans la Drôme où il résidait depuis 1988. Il emporte avec lui le secret du livre qu’il était en train d’écrire qui demeurera à jamais un mystère. Il repose désormais à Casablanca, au Cimetière des Chouhada, à côté de son père comme il le souhaitait.
- Sa littérature
Driss Chraibi a une dizaine d’œuvres à son actif mais il s’est surtout fait connaître par ses deux premiers romans, Le Passé simple publié en 1954 et Les Boucs en 1955 d’une violence rare qui engendrèrent une grande polémique au Maroc, un pays en pleine lutte pour son indépendance.
C’est à l’âge de vingt-huit ans que Chraïbi publie Le Passé simple, son premier roman qui fit scandale. Ce premier ouvrage projetait le roman maghrébin d’expression française vers des thèmes majeurs que l’on pourrait qualifier de tabous car il concerne le poids de l’islam, a trait à la condition féminine dans la société arabe et touche l’identité culturelle ainsi que le conflit des civilisations. Ce livre sera d’ailleurs interdit au Maroc jusqu’en 1977.
Le Passé Simple, roman que l’on peut qualifier de semi autobiographique, décrit la révolte d’un jeune homme entre la grande bourgeoisie marocaine et ces abus de pouvoir tel qu’incarné par son père, « le Seigneur » et la suprématie française dans un Maroc colonisé qui essentialise et restreint l’homme à ses origines. Le livre est organisé à la manière d’une réaction chimique, science avec laquelle l’auteur a eu l’opportunité de se familiariser lors de ses études de chimie à Paris. À travers la bataille introspective que se livre le protagoniste, le lecteur assiste à une critique vive du décalage entre l’islam idéal révélé dans le Coran et la pratique hypocrite de l’islam par la classe bourgeoise d’un Maroc de 1950, de la condition de la femme musulmane en la personne de sa mère et de l’échec inévitable de l’intégration du marocain dans la société française.
Dans Les Boucs, Driss Chraïbi critique le rapport de la France avec ses immigrés, travailleurs exploités qu’il qualifie de « promus au sacrifice ». C’est le premier livre qui évoque dans un langage haché, cru, poignant, le sort fait par le pays des Lumières aux « Nord-Africains ».
Puis ensuite viennent deux romans que sont L’Âne, un livre dans le contexte des indépendances africaines, qui prédit avant tout le monde leur échec, les dictatures, « ce socialisme de flics » et La Foule qui est une critique voilée du Général de Gaulle. Le héros est un imbécile qui arrive au pouvoir suprême car la foule l’acclame dès qu’il ouvre la bouche, à son grand étonnement.
La mort de son père, Haj Fatmi Chraïbi, en 1957 représente un tournant dans la vie de Driss Chraibi. L’écrivain, en exil en France, dépasse la révolte contre son père et établit un nouveau dialogue avec lui par-delà la tombe et l’océan. Cette œuvre s’intitulera Succession Ouverte. Un deuxième Passé Simple pose la question qui le hantera jusqu’à ses derniers jours : « Cet homme était mes tenants et mes aboutissants. Aurons-nous un jour un autre avenir que notre passé ? ». Cette question, il l’étendra à l’ensemble du monde musulman, notamment en commençant par pointer du doigt l’échec de l’intégration du marocain dans la société française. C’est d’ailleurs ce point qui sera renforcé en 1979 lors de la publication de ce livre, Succession ouverte, où le même protagoniste, rendu malade par le caste que représente son statut et son identité d’immigré, se voit obligé de retourner à sa terre natale pour enterrer le Seigneur, feu son père. C’est une critique plus douce, presque mélancolique, cette fois que proposera Chraïbi, mettant en relief la nouvelle réalité française du protagoniste avec la reconquête d’un Maroc quitté il y a si longtemps.
La Civilisation Ma Mère, publié en 1972 tente d’apporter une réponse à la question d’un avenir différent du passé. Dans ce roman, les fils aident leur mère à se libérer du carcan de la société patriarcale et à trouver sa propre voie. Véritable innovation en la matière, c’est la première fois que la question de la femme est évoquée dans la littérature marocaine.
Viennent ensuite La Mère du Printemps et Naissance à l’Aube. Driss Chraïbi y narre de façon magistrale la chevauchée des cavaliers arabes venus apporter l’islam en Occident, l’intégration de l’islam par les Berbères, puis la construction de l’utopie en Andalousie. Un monde où Arabes, Berbères, Juifs vivent côte à côte à la recherche de l’idéal.
Dix ans après, l’écrivain publie l’Homme du Livre, qu’il décrit comme « l’œuvre de sa vie ». Le héros n’est autre que le prophète de l’islam Mahomet pendant les trois jours qui ont précédé la Révélation. Ici le roman côtoie la poésie, la poésie côtoie le sacré. On voit un homme seul face à lui-même, luttant pour accéder à la Vérité. Le livre s’achève quand la Révélation commence.
Il publie ensuite la série des Inspecteur Ali qui avait débuté avec Une enquête au pays. L’inspecteur Ali est une sorte d’alter ego de l’écrivain, qui mène des enquêtes décapantes, hors normes, au Maroc puis à l’étranger. Ainsi, à travers ce qui semble être des romans policiers banaux à première vue, Driss Chraïbi dénonce les travers du Maroc et de l’Occident, mais sur un ton plus ironique.
Il publie enfin ses Mémoires. Lu, Vu, Entendu décrit son enfance au Maroc, le colonialisme, le lycée français, la Deuxième Guerre mondiale, l’arrivée des Américains à Casablanca pour s’achever sur son arrivée en France. Il en profite pour remettre les pendules à l’heure concernant la relation avec son père qu’une certaine lecture à sens unique du Passé Simple a toujours supposé et enseigné.
Un deuxième volet des Mémoires sera ensuite édité. Il s’intitulera Le Monde à Côté dans lequel il raconte sa vie d’écrivain et sa vie privée d’une façon apaisée.
Sa toute dernière œuvre s’intitulera L’Homme qui venait du Passé. C’est un roman qui appartient à la série des Inspecteur Ali. Il s’agit d’une nouvelle enquête de l’inspecteur Ali, mais sur la mort d’Oussama Ben Laden à Marrakech. Il y tente une dernière fois de répondre à sa question fondamentale : « Aurons-nous un jour un autre avenir que notre passé ? ». Le livre se termine avec l’assassinat de l’auteur par l’inspecteur Ali.
- Le contexte du livre
Le livre « La civilisation, ma mère » est né dans un contexte tumultueux qui allie l’histoire du Maroc à l’emprise politique exercée par la France. L’auteur Driss Chraïbi, est plein de révolte et de rébellion. Le livre représente d’ailleurs une forme de rejet de la tradition. Pour comprendre l’environnement dans lequel l’œuvre a été produite, nous verrons dans un premier temps le contexte social du roman, puis nous analyserons le contexte culturel du Maroc et enfin nous étudierons le mouvement littéraire auquel appartient le roman.
- Le contexte social du roman
Parler du contexte social du roman revient à le placer dans un contexte historique ainsi qu’à le situer à travers les évènements politiques de l’époque.
- La situation historique
Le roman « La civilisation, ma mère » est un livre qui nous fait découvrir le Maroc des années trente. En réalité, la situation historique et la situation politique sont fortement rattachées l’une à l’autre. L’histoire du Maroc à cette époque étant sensiblement empreinte de la politique.
- La situation politique
Si l’on considère le contexte politique du Maroc, le roman se déroule en plein protectorat français. Voici le bref rappel historique des évènements qui touchent à la vie du roman. C’est le 30 mars 1912, date de la signature de l’acte instituant le Protectorat, la France a une deuxième fois la mainmise sur le Maroc. C’est une longue période de purification qui commence sous l’autorité du résident général Lyautey, une époque nouvelle qui inscrit le Maroc dans la modernisation : des routes, des voies ferrées, des ports sont construits avec le soutien financier de l’Elysée. Deux années primordiales, 1930 et 1940, marquent en effet un tournant historique décisif pour le Maroc. En effet, la première date, c’est-à-dire 1930, manifeste une tentative française d’imposer un pouvoir plus direct sur le pays, une audace politique de trop qui engendrera une force nouvelle : le nationalisme marocain. Un mouvement contestataire sans égal jusqu’alors qui, après la défaite française de 1940 face aux troupes allemandes, poussera progressivement Paris à se retirer du pays. Le 2 mars 1956, l’indépendance marocaine est signée et Mohammed V devient Roi du
Maroc. Dans ce contexte historico-politique particulier, une ère artistique et culturelle nouvelle apparaît et Driss Chraïbi fait partie de la classe d’écrivains qui se trouve face au choix de s’exprimer et de penser dans la langue de l’ancien colon.
- La situation sociale
En plein protectorat, la société est marquée par la division des classes. La majorité de la population souffre sous le joug français et pourtant la bourgeoisie reste nonchalante. D’ailleurs les bourgeois étaient les rares privilégiés qui pouvaient accéder aux études secondaires et on pouvait observer le clivage entre cette classe et la classe ouvrière qui semblait être abandonnée à elle-même. Au sein d’une société déchirée de part en part, la religion musulmane reste l’unique lieu commun et unitaire pour l’ensemble de la population marocaine et maghrébine en général. La foi religieuse contient un ensemble de dogmes qui s’accompagnent d’attitudes sociales et politiques qui conditionnent la vie personnelle et communautaire. Toute la société est d’ailleurs réglée sur la loi coranique.
- Le contexte culturel
L’aspect culturel qui nous intéresse et auquel nous attacherons plus d’attention est la condition de la femme, noyau de notre étude. La culture maghrébine en général et marocaine en particulier laisse transparaître une situation qui décrit des femmes enfermées traditionnellement au début du 20ème siècle. La soumission de la femme à son mari est un principe acquis et le machisme de l’homme un point indiscutable.
La place de la femme dans la société maghrébine est le résultat de plusieurs années de mœurs et de traditions ancestrales et religieuses. Le couple maghrébin se forme avec des attentes soufflées par la religion, inculquées au jeune homme et à la jeune fille bien avant le mariage. Les jeunes hommes sont coupés du monde des femmes. En ce qui concerne la jeune fille, elle sait que son rôle consiste avant tout à satisfaire son mari, et si elle ressent des désirs, la pudeur risque de les étouffer. Depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte la place et les attentes du groupe familial ou social ne sont pas les mêmes pour la jeune fille et le jeune homme. La honte et pudeur, conditionne la vie de la fille. Elles définissent ce qu’une femme peut et ne peut pas faire. La tradition sert de socle à l’éducation de la petite fille afin d’en faire une bonne épouse et une bonne mère, une femme soumise. Cela signifie qu’elle va être préparée aux tâches ménagères et aux soins qu’elle devra apporter à sa famille, mais non à une relation affective avec un homme et encore moins à une relation sexuelle. La jeune fille maghrébine, comme toutes les jeunes filles, rêve de l’homme idéal mais elle n’a pour seul modèle que l’image de son père, de son frère ou de son cousin, ce qui explique en partie la répétition des modes de fonctionnement traditionnels. Jeune et innocente, elle passe du foyer parental au foyer conjugal sans avoir eu d’espace à elle. Le jeune homme d’un autre côté est prisonnier de l’éducation reçue qui l’empêche d’aller vers la femme. Eduquée et élevé à un statut supérieur à celui de la femme dès son plus jeune âge, il deviendra homme par l’exercice du pouvoir sur sa femme et sa famille. C’est ainsi que la littérature maghrébine laisse entrevoir le plus souvent l’intimité des couples déchirée qui place la femme comme un objet à part, un accessoire et un être inférieur.
- Le mouvement littéraire
Le roman « La civilisation, ma mère ! » est un livre plein d’espoirs et de rêves qui décrit un pays de tous les possibles. Il s’inscrit sans nul doute dans un mouvement littéraire humaniste. L’auteur fait preuve d’un profond altruisme et l’on ressent au travers de son œuvre de la bienveillance à l’égard des autres. Driss Chraïbi l’affirme lui-même d’ailleurs qu’il a toujours été animé par quatre passions : le besoin d’amour, la soif de la connaissance lucide et directe, la passion de la liberté, pour moi-même et pour les autres ; et enfin la participation à la souffrance d’autrui.
En avance d’une révolte, Driss Chraïbi en était déjà à lutter contre la colonisation des esprits inhérente à l’islam quand ses compatriotes s’efforçaient de bouter le colonisateur français hors d’Afrique. C’est en poursuivant son sillon solitaire au fil des années qu’il publie « La civilisation, ma mère ! ». Driss Chraïbi est le premier écrivain maghrébin et marocain à dépasser l’éternel clivage « colon-colonisé ». C’est la première fois qu’un auteur se penche sur les querelles internes du pays, une introspection visant d’abord à acquérir une prise de conscience des valeurs propres au Maroc. C’est un auteur maghrébin qui mêle les cultures des deux rives de la Méditerranée, remet la religion à sa place, et s’engage résolument du côté de l’émancipation des femmes, dans un récit alerte, où l’oralité nourrit l’écrit. Sans conteste, Driss Chraïbi est le plus controversé des auteurs marocains. Sa folle introspection au cœur des problèmes de son pays natal a souvent été, pour la critique, ressentie comme une trahison, une profanation.
Mais, même si Driss Chraïbi a eu l’audace d’assaillir un édifice social dont les bases étaient altérées, cela ne doit pas faire oublier que derrière chaque attaque se cachent et s’expriment une nostalgique, un esprit patriotique et une immense fierté d’être marocain. Ce romancier a su prendre le recul intellectuel nécessaire pour appréhender, en toute lucidité, les lacunes et les forces de l’Orient. Ainsi, l’ensemble de son œuvre déploie une profonde dimension sentimentale, une indéniable chaleur humaine : toutes ces valeurs du cœur que les sociétés occidentales ont atténué par les avancées technologiques, électroniques, informatiques et aujourd’hui cybernétiques.
- Les personnages
Dans ce roman, quatre personnages sont dépeints. Il y a tout d’abord les narrateurs que sont les deux fils, ensuite le héros représenté par la mère et enfin un troisième personnage entre en jeu : le père. Nous allons voir successivement ces trois personnages.
- La mère
La mère était le modèle parfait d’une femme marocaine soumise et analphabète qui mène un mode de vie traditionnel et complètement dépassé par le progrès technologique. Elle représente le portrait d’une femme traditionnelle, sans instruction, elle domine l’espace domestique elle s’occupe avec amour et dévouement de sa famille ou règne harmonie et joie de vivre. Mais un changement radical se produit durant la guerre et après l’indépendance, elle s’intéresse au mouvement de libération des femmes, même son mari ne la reconnaît plus. C’est à la fin de l’œuvre qu’on découvre une nouvelle femme instruite et intelligente qui sait conduire, et qui s’habille à l’européenne.
Le roman renvoie l’image d’une éclosion retardée, la véritable naissance d’une femme marocaine, qui, avec l’aide de ses deux grands fils, petit à petit se libère des carcans sociaux, des préjugés, de l’ignorance, de l’aliénation conjugale, en découvrant l’écrit, le savoir, le monde extérieur qui existe autour de cette maison où elle est restée trop longtemps recluse. Mariée à douze ans, cette femme n’avait pas mis les pieds dans la rue depuis son mariage, la voilà qu’à trente ans, elle est confrontée à des nouveautés techniques, culturelles, politiques, qui transforment son existence et lui ouvrent de nouveaux horizons : la radio, le téléphone, le cinéma, puis la guerre… Chaque découverte est l’occasion de descriptions aussi drôles que tendres, les larmes viennent aux yeux, le sourire leur succède, l’émotion est à la fois dense et légère : une page se tourne entre le Maroc d’hier et le Maroc de demain. Le roman narre la naissance d’une femme en tant que telle, mère de deux garçons, mariée dès son plus jeune âge, qui avec l’aide de ses fils, va découvrir le monde, s’affirmer, apprendre, s’émanciper et exister tout simplement.
La femme se libère peu à peu des préjugés et de l’ignorance… Tout en restant simple et drôle, elle s’intéresse au combat pour l’indépendance, adhère aux mouvements de libération des femmes et milite en faveur du Tiers monde… le parcours de cette femme est tout un symbole. Un livre imprégné des idées libératrices des années 1960-1970.
- Le père
Le père quant à lui est un riche bourgeois. Il exerce pleinement son métier et est très pris par ses activités de directeur d’une entreprise commerciale L’auteur lui imprime un portrait sévère certes, mais ce n’est un homme, ni méchant, ni despote ; il est tout simplement ancré dans la tradition. Il est vrai que le livre de Driss Chraïbi est consacré à la femme, mais c’est également un hommage au père, puisqu’il témoigne de la transformation radicale de celui-ci à la fin du roman et démontre que le changement politique est impossible sans une mutation dans les mentalités.
- Les fils
Deux narrateurs racontent l’histoire du roman, ce sont les deux fils : Naguib et son frère. Dans la première partie c’est le fils le plus jeune qui raconte l’histoire. Mais il part vers l’occident à la fin de la première partie. C’est son frère Naguib, le fils aîné, qui prend le relais et continue la narration dans la deuxième partie. Ce choix narratif permet de rendre compte des liens très forts existant entre les fils et la mère et de ressortir la tendresse, l’amusement et l’admiration qu’ils ressentent envers leur mère.
Le narrateur et son grand frère Naguib s’amusent d’abord des croyances de leur mère, cloîtrée chez elle depuis qu’elle a été mariée à l’âge de treize ans à leur père. Et puis, ils en viennent à vouloir faire son éducation, en cachette du père, allant même jusqu’à la faire sortir de chez elle, l’emmener au parc, au cinéma. Lorsque le cadet part poursuivre ses études en France, c’est le grand frère qui reprend le récit de l’éveil de sa mère au monde qui l’entoure, à son désir boulimique de s’instruire, de savoir, de comprendre. Bientôt elle s’affranchit de son mari, qui la laisse prendre son indépendance, médusé, et entreprend de faire réagir d’autres femmes, s’attirant des ennemis.
- L’œuvre et sa définition
Définir l’œuvre nous ramène à analyser la nature du livre, à décrire sa structure et à étudier la langue dans laquelle il a été écrit.
- La nature du livre
Pour pouvoir appréhender la nature du livre, il nous faut opérer à partir de trois points : connaître le genre du texte, identifier la ou les formes de discours en présence et enfin déterminer les registres en présence dans le roman.
- Le genre
Le livre « La civilisation, ma mère ! » peut être qualifié de roman car c’est un récit relativement long qui présente comme réels les personnages dont il décrit les aventures et le milieu social. C’est un récit écrit en langue française mais il appartient à la littérature marocaine.
Par définition, les romans de Driss Chraïbi sont en apparence un discours suivi, dont plusieurs éléments constituent la matrice de ces œuvres de fiction : un groupe social, un cas psychologique, un fait divers ou une biographie par exemple. De plus, la forme du récit est de type linéaire, une linéarité qui donne ainsi l’aspect d’une progression continue. L’originalité et la justification du choix romanesque de Driss Chraïbi sont ailleurs. En effet, afin d’user d’une expressivité littéraire maximum, le poète est devenu romancier pour générer un genre lui permettant de mêler tous les genres romanesques. C’est cette espèce de « melting-pot romanesque » qui est à la base de l’immense réussite et de la grande richesse des œuvres de cet auteur.
- La forme des discours
Le discours est essentiellement un discours narratif. Dialogues et énoncés narratifs se succèdent ainsi tout au long du roman et se chargent ainsi par exemple de rendre compte du premier événement relatif aux actes de la libération physique de la mère.
– Oui, dis-je, nous t’avons préparé une petite surprise : tu vas sortir avec nous.
– Mais… Mais ce n’est pas possible..
– Si, c’est possible, dit Naguib avec tendresse. Qu’est-ce que tu crois donc ? Pourquoi t’avons-nous acheté cette belle robe, hein ? Et ces jolis souliers, hein ? Allez, mon petit frère, prends-la par un bras, je me charge de l’autre. Tu y es ? Un, deux, trois, partez !
Nous l’entraînâmes le long du vestibule. (p. 65).
En général, on peut repérer deux sortes d’énoncés dans le roman. Tout d’abord il y a les énoncés narratifs et suggestifs qui renvoient aux gestes libres de la mère tels que : « [elle] se déplaçait sur la pelouse avec la légèreté d’un fantôme, vers le petit ruisseau » (p. 68) ou « et ma mère se déchaussant et dansant en soliste ses propres danses » (p. 87), ou encore cet énoncé : « Maman avait levé le bras (…) et moi mon drapeau immense : la marée humaine monta vers la villa » (p. 123).
Puis il y a les énoncés descriptifs et narratifs qui représentent le comportement du protagoniste, et notamment ses actes, comme l’attribut d’un individu affranchi : « elle entra pieds joints dans la société de consommation et fut une consommatrice anarchique. Elle acheta n’importe quoi. Tout ce qu’elle ne connaissait pas » (p. 94-95).
- Les registres
La tonalité joviale et la parole des personnages traduisent un registre littéraire comique. On remarque clairement l’humour de l’auteur par exemple à la page 17 du roman qui décrit le moment de la tonte du mouton : « L’animal dansait n’importe comment, sans aucun sens artistique, en s’accompagnant de bêlement si plaintifs que je cherchais autour de moi qui pouvait bien jouer de la flûte de pan. «
D’autres situations bien plus comiques sont décrites après avoir tondu et pris la laine du mouton : « … Il y avait un tas de laine dans le coffre à bois… Quand au mouton personne dans le quartier et surtout pas le boucher ne voulais l’acheter. A aucun prix. Il s’était transformé en un mustang fou furieux, avec des symptômes psychomatiques… Tout agités de tics, les yeux hors de la tête et la langue pendante, il faisait entendre une sorte de miaulement : PITIE !! PITIE !!… «
- La structure du livre
Dans notre étude de la structure du livre, nous donnerons un aperçu de la structure générale ainsi qu’au niveau de son plan tant sur la forme que sur le fonds.
- La structure générale
Le roman est un livre de poche publié en 1972 aux éditions Folio. Il est composé de 184 pages et la page de couverture affiche l’image d’une femme maghrébine habillée en bleu turquoise et le visage non voilé. Derrière elle, en arrière plan il y a des hommes habillés de tunique blanches et de turbans orange. Au dessus de cette photo de couverture sont écrits le nom de l’auteur ainsi que le titre du roman.
Quand au titre : « La civilisation, ma mère ! « , c’est un titre énigmatique. Il fait d’emblée référence au fait que le sujet ou héros du roman n’est pas l’auteur mais sa mère et cela amène à se poser des questions sur ce personnage et surtout sur sa relation avec la civilisation.
Le livre est composé de dix-sept chapitres répartis en deux parties principales.
- Le plan du livre
Comme il a été dit précédemment donc, le livre se compose de deux parties. La première partie est composée de dix chapitres et la seconde partie de sept chapitres.
Dans la première partie du roman, intitulée « Être », on remarque tout de suite que la partie est plutôt axée sur les biens matériels. Le chapitre 8 propose d’ailleurs une justification de ce titre : « Elle ne cherchait pas à savoir, mais à comprendre, à être et non à avoir ou posséder » (p. 84).
Etre, c’est exister, survivre, la mère découvre les objets de la société de consommation : la radio, le téléphone, le fer à repasser, le cinéma. Un jour, elle voit le général de Gaulle. Ces évènements déclenchent chez elle la prise de conscience de son ignorance, de son aliénation et la curiosité pour le monde extérieur.
Dans la seconde partie intitulée « Avoir », Naguib reprend le rôle de narrateur. Il a abandonné ses études, et assiste maintenant la mère, laquelle s’émancipe de plus en plus, y compris de ses fils : « Je ne suis pas en train de me libérer de la tutelle de ton père pour venir te demander ta protection » (p. 137), et même des livres : « À la porte, Tolstoï ! […] Tu as écrit des choses merveilleuses sur l’amour et les femmes, mais tu as été un tyran dans ta vie privée, j’ai contrôlé. À la porte, ouste ! à la porte, les poètes arabes à la poésie de cendres ! […] si vos vers sont vrais, pourquoi diable notre société est-elle malade ? pourquoi a-t-elle cloîtré les femmes comme des bêtes, pourquoi les a-t-elle voilées, pourquoi leur a-t-elle coupé les ailes comme nulle part ailleurs ? » (p. 154). Pendant la guerre, elle sillonne le pays pour ameuter ses sœurs. Ses études la mènent suffisamment loin pour qu’elle puisse quitter le pays et le père et rejoindre son fils.
La deuxième partie intitulée renvoie ainsi chez la mère à son désir de lutter, de prendre conscience, de découvrir et de posséder le monde dans lequel elle vit. On remarque par exemple que la mère enterre certains objets. Cet acte est symbolique de la mise à mort de son passé de réclusion et de sa renaissance à une vie nouvelle. Cette curiosité au monde se répercute sur son fils Naguib, qu’elle déstabilise constamment avec ses questions incessantes. Chaque dimanche, elle organise des « déjeuners-débats » dans lesquels elle communique ses connaissances. Elle veut ainsi transmettre le désir d’émancipation à la population. Elle se heurte aux hommes qui sont réticents car beaucoup refusent que leur épouse en sache plus qu’eux. A la fin du roman, le père prend conscience de l’erreur économique et culturelle que constitue l’enfermement de la femme. La mère décide de partir en Occident, et son fils, Naguib, la rejoint clandestinement sur le bateau afin de partir avec elle.
- La langue du livre
La langue du livre renferme le lexique, les figures de style et la structure des phrases.
- Le lexique
Le champ lexical rencontré dans le roman se rapporte beaucoup au même thème de l’émancipation féminine. Le lexique utilisé par l’auteur est un lexique valorisant et concret.
Il faut par ailleurs mentionner que toute l’œuvre est pleine de situations aussi drôle les unes que les autres ce qui donne envie de découvrir et de lire ce magnifique roman. Mais avant d’entamer une lecture du livre, des questions fondamentales relatives au vocabulaire de l’auteur se posent: Le vocabulaire est-il facile ou difficile ?, en d’autres termes, est-il accessible à tous lecteur et peut-il être conseillé à tous les âges ?. Force est de constater que l’auteur a usé des trois registres de langue connus. Pour exprimer des faits historique, ou artistique, il a utilisé le niveau de langue soutenu. Mais il a également utilisé le registre courant pour éviter le lexique vulgaire trop spécialisé ou trop littéraire. Enfin il use aussi du langage familier car dans ces cas, l’auteur a pour but d’informer sans autre effet si bien que plus son langage est simple et mieux il atteint son but.
- Les figures de style
Ce roman emprunte à la tradition marocaine une forme proche du conte, jouant sur tous les registres de l’oralité, jusqu’à inclure une saynète (pp. 115-123). L’usage de la métaphore et de la comparaison y confinent à la virtuosité et il arrive qu’une métaphore se substitue à l’objet représenté, par exemple à la page 128, la voix du père est « comme la voix du caoutchouc », et à la page suivante, « Le caoutchouc s’était transformé en gomme arabique ». La figure de style métaphorique est ainsi présente également à la page 132 « C’est ce qu’elle a dit de cette voix-là montante comme une marée d’équinoxe venue du fond de la mer avec tout le poids d’une vieille, d’une très vieille patience. (…) Elle a encore haussé le ton jusqu’à se briser la voix et briser son océan contre ce rocher qui s’appelait son époux. » L’auteur file la métaphore de l’océan pour évoquer la révolte de la mère contre sa condition d’épouse soumise. En effet l’océan connote la force, l’étendue, le déchaînement, la liberté. De ce fait le père est associé par cette métaphore à un « rocher » ce qui renvoie à l’immobilisme et à la dureté.
On retrouve également d’autres figures de style. Comme le titre l’indique, il s’agit d’une parabole, et la Mère est aussi bien la Civilisation entière que les femmes marocaines. Une réflexion sur la différence entre « acculturation » et « intégration » qui témoigne de la richesse de l’œuvre de Driss Chraïbi.
- La structure des phrases
Les types de phrases observées dans le roman sont multiples. Il y a des phrases simples tout comme il y a des phrases complexes. Mais ce que l’on remarque au niveau des formes de phrases c’est l’abondance des tournures interrogatives. Ainsi à la page 132, il est énoncé comme suit : « Dis ? Mon âme ? Où est-elle ? Qui est-elle ? que fait-elle ? Pourquoi ? en ai-je une ? Pourquoi ? Qu’est-elle devenue ? A-t-elle grandi, elle aussi ? Pourquoi ? à quoi ressemble-t-elle ? À une gousse d’ail que l’on écrase dans un mortier ou à un balai que l’on remise derrière une porte ? Et pourquoi ? Va-t-elle pouvoir un jour chanter, danser, faire résonner ma carcasse comme des claquettes et battre ma peau comme celle d’un tambourin ? ». Toutes témoignent de l’indignation de la mère et de la mise en accusation du père en ce qui concerne l’ignorance dans laquelle elle a été maintenue depuis toujours. Les premières montrent sa prise de conscience de son être, de son existence en tant que sujet autonome ; ensuite ses questions expriment son indignation quand elle compare son sort à celui des nations et de ses fils qui eux peuvent bénéficier de la liberté et de son corollaire, la connaissance.
- L’œuvre et sa thématique
Dans cette troisième partie, nous étudierons davantage la thématique du livre axé généralement sur les grandes idées du livre et principalement sur la condition des femmes au Maroc.
- Les grandes idées du livre
Le roman « La civilisation, ma mère ! » répond à plusieurs points de réflexion de l’auteur. Il part d’une série de raisons qui poussent Driss Chraïbi à écrire son livre, mais il veut également atteindre des objectifs qu’il s’est lui-même fixé. Nous verrons dans un troisième temps que l’auteur, véritable militant pour la cause féminine apportera sa part à cette lutte.
- Les motivations de l’œuvre
Driss Chraïbi a toujours été un humaniste qui compatit à la souffrance des autres. Le roman « La civilisation, ma mère ! » est un signe du refus que la femme, en l’occurrence ici, la mère, soit un objet par rapport au mâle dominateur et autoritaire. Dans une interview donnée par Chraïbi, il parle ainsi de sa mère :
« Rendez-vous compte : je lisais du Lamartine, du Hugo, du Musset. La femme dans les livres, dans l’autre monde, celui des Européens était chantée, admirée, sublimée. Je rentrais chez moi et j’avais sous les yeux et dans ma sensibilité une autre femme, ma mère, qui pleurait jour et nuit, tant mon père lui faisait la vie dure. Je vous certifie que pendant trente-trois ans, elle n’est jamais sortie de chez elle. Je vous certifie qu’enfant, moi, j’étais son seul confident, son seul soutien. ». L’émotion contenue dans ces propos tenus tant d’années plus tard exprime clairement le désir d’émancipation manifesté par Driss Chraïbi tout au long de son œuvre.
Au moment de l’écriture de La Civilisation, ma Mère, Chraïbi vit en France depuis à peu près vingt ans. La société française reconnaît sa qualité d’écrivain. Son père est décédé depuis une dizaine d’années et il est devenu à son tour pater familias. Ce faisceau d’éléments de la vie privée de l’écrivain semble lui permettre de remonter le fil de sa mémoire ; apaisé, l’écrivain attribue rétrospectivement à son héros le rôle dont rêve tout enfant, celui de donner à la mère tout ce qu’elle n’a pas reçu du père. Son assise dans le monde occidental l’a auréolé d’un pouvoir qui apparemment le libère de certains tabous, l’autorisant à fantasmer librement à travers son personnage mais toujours de façon narcissique.
- L’objectif de l’auteur
Il faut dire que les romans de Driss Chraïbi affectionnent par ailleurs les progressions morales, intellectuelles d’un homme au questionnement ininterrompu.
De plus, poussé par ses influences littéraires américaines, Driss Chraïbi poursuit le désir de trouver une humanité chaleureuse au cœur de ses romans qui, malgré toutes les contestations, reste imprégnée d’une couleur locale loin de l’exotisme d’antan du Maroc.
Force est également de constater que l’auteur poursuit un objectif bien précis : celui d’incriminer la condition féminine au Maroc et dans l’ensemble des sociétés musulmanes. Même si à l’heure où nos sociétés occidentales réfléchissent au débat sur la parité homme-femme, la condition féminine nous paraît être un problème relatif.
Pourtant l’inégalité entre les sexes, quel qu’en soit l’importance, reste en revanche un aspect fondamental des communautés musulmanes. Atterrés par cet état des faits, Driss Chraïbi consacre une partie de ses œuvres à ces femmes maghrébines aliénées par les hommes. Construit comme un véritable hymne à la mère, « La civilisation, ma mère ! » reste le roman phare de cette dénonciation, bien que les autres œuvres de Driss Chraïbi s’étendent aussi sur ce sujet crucial.
- Les apports de l’auteur à la condition féminine
Si en général, dans les romans précédents de Driss Chraïbi, les parents finissent toujours par décéder, dans « La Civilisation, ma Mère ! », les parents restent vivants mais leur couple a éclaté grâce aux fils. Le père a perdu son autorité, il n’est plus qu’un falot regardant évoluer le monde sans le comprendre. La mère affranchie par son fils, a conquis sa liberté et ne se soucie plus du mari.
Il n’y a pas séparation mais deux vies qui se déroulent sur des chemins parallèles. Le livre raconte la fin de l’emprise du père sur la mère, la victoire du fils pour se mettre entre le couple parental. C’est le roman le plus limpide quant au désir du fils, la mère devient femme entre les mains de son fils.
Et dans « La Civilisation, ma Mère ! », il dénie toute autorité au père, le désarmant. Driss se situe dans ces romans face au père. Quant à son rapport à sa mère, on observe exclusivement un amour constant du fils pour elle, amour qui l’autorise à prendre tous les rôles. Il est tantôt son confident, tantôt son accompagnateur, tantôt son initiateur, tantôt son “amoureux” plaintif, revendicatif, frustré.
Une réalité s’impose : la société musulmane est un espace de « non droit » pour les femmes. Afin de peindre la réalité de la condition des femmes marocaines, le romancier choisit d’utiliser des images d’obscurité, de mutilation ou de captivité.
La première atteinte que subit la femme musulmane est le mariage arrangé et conclu contre son gré. Paradoxalement, et c’est là qu’intervient la contestation du romancier, cette habitude bafoue la loi Malékite qui exige que la future épouse donne son accord sur le choix de son futur mari. Un tel acte viole donc à la fois la volonté féminine et une loi ancestrale. Néanmoins, une union de ce genre se réalise facilement puisque l’éducation a inculqué à la jeune fille le devoir de se soumettre à la résolution masculine et surtout l’inutilité d’une possible résistance qui ne pourrait aboutir qu’au suicide ou à la répudiation.
La mère du narrateur du roman de Driss Chraïbi a dû, elle aussi, prendre pour époux un homme qu’elle n’a pas choisi : « A l’âge de treize ans, un autre bourgeois cousu d’or et de morale l’avait épousée sans jamais l’avoir vu. Qui pouvait avoir l’âge de son père ? Qui était mon père ? ». (…) «Et l’homme très intelligent qui l’avait épousée en pleine puberté (…) n’avait fait qu’appliquer la loi ».
L’auteur condamne également l’enfermement auquel la femme est réduite dès sa plus tendre adolescence, un isolement opéré à un double niveau : vestimentaire d’abord avec l’obligation de porter le voile ou la gandoura lors de ses rares déplacements.
Physique ensuite puisque les occasions de sortir hors du foyer sont restreintes et exceptionnelles. Le romancier combat donc ce désir qu’ont les hommes marocains de voir leurs femmes entrer dans son foyer le jour de ses fiançailles, pour n’en sortir qu’une fois : le jour de leur enterrement.
. Dans le roman « La civilisation, ma mère ! », le narrateur avoue que sa mère a été « enfermée dans sa maison depuis le jour des noces et jusqu’à cet après-midi où nous l’avoir fait sortir »1. De plus, enfermée, la femme captive doit effectuer une multitude de travaux ménagers : confection de vêtements, tonte du mouton, cuisine, couture, ménage, etc. Driss Chraïbi excelle dans la description et dans l’évocation de ces actes quotidiens. Plus qu’une simple énumération des tâches domestiques, l’auteur nous donne à voir la véritable injustice que subissent ces femmes au sein même du foyer et des lieux de vie. L’autre face de la dénonciation de l’enfermement des femmes maghrébines n’est pas dans l’acte même, mais le cheminement subtil qui entraîne celle-ci à ne pas penser, voire de désirer briser ces chaînes que les hommes ont forgées, au point que si un jour la porte de la prison s’ouvrait à elles, il leur serait impossible de la franchir, car avec le temps ces femmes ont appris à aimer cette prison.
- La condition féminine : noyau central du roman
A travers le roman « La civilisation, ma mère ! », Driss Chraïbi conteste manifestement le statut des femmes au Maroc. Il travaille d’arrache-pied et lutte avec ferveur pour la renaissance d’une femme maghrébine moderne. A la différence des romans précédemment publiés par Driss Chraïbi en effet, celui-ci fait de la condition féminine son thème principal et contraste fortement avec les autres, de part son optimisme et les preuves qu’il donne de la possibilité d’une émancipation et d’une libération féminine. Il s’agit là de l’histoire de la prodigieuse évolution de l’héroïne qui, en 180 pages, passe avec aisance du Moyen Age au XXe siècle. En dépeignant l’histoire d’une mère qui naît de ses propres fils, l’auteur démontre la possibilité pour la femme maghrébine, ici la mère, d’être le porte-parole des femmes du Tiers-monde.
- La part de l’imaginaire dans le roman
Une question majeure s’est toujours posée à propos de ce roman : Driss Chraïbi relate-t-il sa vie ou non. La plupart des critiques jugent exagéré de penser que la mère de Driss a pu changer en une période aussi courte. Il est concevable que l’auteur parle bien de sa vie mais comme tout auteur qui se respecte, sans doute a t-il ajouté des situations pour attirer le lecteur. On remarque en effet des rebondissements, des obstacles et des solutions. Le rôle de l’auteur était donc de raconter son histoire tout en lui donnant le charme d’une histoire de fiction. D’autant plus que dans « Le Monde à côté » publié en 2001, à la page 142, Chraïbi lui-même écrit : « La civilisation, ma mère ! …fut bien accueilli par la critique. Il y eut néanmoins des forts en thème qui affirmèrent que la Mama, personnage principal, était ma propre mère. La créatrice de mes jours eut été ravie de ceindre son front de ces lauriers qu’on lui tressait : une femme arabe qui allait au-devant de la civilisation et qui s’intégrait pleinement dans la société occidentale ! L’auteur (moi) avait de qui tenir. Le hic, c’est que ma mère ne savait ni lire, ni écrire, ni en arabe, ni en français ; et les objets emblématiques de la civilisation, elle les désénervait, les adaptait à sa nature. La fiction romanesque aurait-elle dépassé la réalité par hasard ? ». Il est ainsi pensable que la mère soit en partie seulement la mère de l’auteur.
En réalité, la part du fantasme et de l’imaginaire est discernable pour peu que l’on s’intéresse à la réalité marocaine. Il semble donc que « La civilisation, ma mère ! » sort entièrement de l’imaginaire de l’auteur qui, par cette œuvre, se donne la possibilité de contester le scandale de la condition féminine, tout en faisant de cette formidable mère un exemple pour toutes les femmes marocaines et le porte drapeau des richesses du savoir qu’il considère comme un privilège inégalable. Mais la véritable impétuosité de Driss Chraïbi, plus que de donner l’espoir à toutes les femmes oppressées, vient du fait que dans ce roman, la Mère est celle qui guide et porte la parole de la résistance nationale, voire de l’ensemble des pays du Tiers monde. C’est comme si cette femme incarnait l’avenir du pays.
- La condition féminine : un concept utopique ou un idéal à atteindre ?
Par l’intermédiaire de ce roman, et après avoir ouvertement dénoncé l’oppression et l’injustice que les femmes subissent depuis des millénaires, Driss Chraïbi souhaite prouver que la femme est l’avenir de l’homme. Heurté par la condition des femmes de son pays, affirme la volonté de faire émerger le discours féminin. Dans les sociétés maghrébines traditionnelles, mise à part la calligraphie qui est monopolisée par les hommes, le domaine esthétique est exclusivement féminin. Ce sont elles qui brodent, tissent les tapis, fabriquent les poteries qu’elles décorent et peignent ensuite, qui confectionnent les bijoux, maquillent et tatouent. Bref, dans les milieux maghrébins traditionnels, la femme est l’unique dépositaire du savoir-faire artisanal et artistique. Bien que souvent brimée, n’étant jamais entendue ni autorisée à donner un avis ou à exprimer une sensibilité intérieure propre, c’est dans l’art que la femme peut affirmer son moi profond. Indiscutablement conscient de cet état des choses, Driss Chraïbi utilise donc l’écriture, se plaçant par-là même de leur côté, comme d’un moyen subtil pour faire surgir la puissance du discours féminin. A travers son livre, indirectement, c’est donc aussi la voix des femmes qui se fait entendre. Ses œuvres restent, pour lui, le moyen (peut-être l’unique) de lutter contre la toute puissance masculine et de réhabiliter la femme musulmane.
Roman témoignage ou œuvre fantasmagorique, « La civilisation, ma mère ! » reste le symbole numéro un de l’idéologie de Chraïbi en matière de condition et de rôle féminin au sein des sociétés modernes. Alors que dans les romans précédents, la femme incarnait la tradition, la mère, ici, représente l’avenir. Driss Chraïbi donne donc à cette œuvre une dimension universelle et s’en sert comme la preuve que rien n’est impossible. D’ailleurs, la mère évoquée ici, acquiert la dimension intemporelle d’un symbole de libération envers toutes les entraves du passé. Driss Chraïbi fait ainsi de ce roman un moyen de transgresser les habitudes sociales et idéologiques du Maroc. A l’aide de ce roman, il restitue un certain pouvoir aux femmes. Le travail de cet auteur ne semble donc admettre aucun sens et aucune légitimité à cette société qui exclut et aliène les femmes.
CONCLUSION
Le roman « La civilisation, ma mère ! », véritable pionnier en matière de lutte pour l’émancipation des femmes joue un rôle non négligeable dans la lutte pour un meilleur statut de la femme au Maroc mais également au Maghreb. Roman phare de la contestation de la soumission des femmes aux hommes, il remet en question des siècles de traditions. L’auteur, Driss Chraïbi, rebelle et révolté souhaite d’ailleurs se démarquer et abandonner les principes sociaux qui font de la femme une personne sans droit.
Au terme de notre étude nous pouvons ainsi dire que Driss Chraïbi en ayant écrit et publié « La civilisation, ma mère ! » a démontré que l’émancipation de la femme au Maghreb est un projet réalisable et réalisé au sein du roman.
L’action libératrice entreprise par les deux frères affirme bel et bien que le changement de la condition féminine dépend d’un changement de mentalité, entreprise qui n’est cependant pas facile, fortement semé d’embûches car il s’agit de battre en brèche des années de traditions et de principes acquis et respectés de la société. Dans La Civilisation, ma Mère !…, l’intention des deux jeunes frères immanente à leur projet libertaire est essentiellement humanitaire, expliquée par un particulier amour filial. Mais elle s’explique également, et notamment du côté du fils cadet, par une impulsion, un invincible besoin d’agir, lu dans l’acharnement avec lequel il voulait transformer sa mère. Toujours est-il que cette intention est présentée dans le récit-discours plus que légitimée par la mère ayant découvert le monde extérieur. « Elle savait nos tentatives de la sortir surtout d’elle-même, de gratter la rouille à la recherche de l’âme, elle nous était reconnaissante de notre tendresse, ne demandait pas mieux que de grandir et de porter l’âge qu’elle avait » (p. 84).
A travers ce roman également, Driss Chraïbi couche par écrit une situation qu’il n’a pas pu changer lors de sa jeune enfance. Ce roman est une sorte d’échappatoire pour l’auteur. Il y décrit et relate la situation idéale qu’il aurait souhaité vivre du temps de sa jeunesse, lorsqu’il vivait encore au sein de sa famille. Le sort de sa mère l’avait beaucoup affecté et attristé si bien que le roman « La civilisation, ma mère ! » lui a permis de retrouver un coin de paradis idéal aussi bien pour ses idées que pour sa mère qui n’a pas pu en bénéficier.
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