Quels seraient les impacts de la transformation numérique sur la productivité ?
Thème : Les impacts du numérique sur la productivité
Problématique : Quels seraient les impacts de la transformation numérique sur la productivité ?
Partie Economique
2 Marche vers la transformation numérique
3 Transformation numérique et Productivité : Le paradoxe de Solow
3.1 Le numérique n’apporte rien de positif à la productivité
3.3 Des problèmes de mesure de l’effet du numérique sur la productivité
3.4 Un temps d’adaptation pour affecter la productivité
3.5 Des impacts positifs du numérique sur la productivité
4.1 Les points de vue théoriques de l’économie à l’ancienne et de la nouvelle économie
4.2 Les différents modèles pour appréhender l’impact
5 La fin du paradoxe : Une assimilation progressive
Introduction
Lorsque Herman Goldstine, le mathématicien chargé du suivi scientifique du « projet PX », et le célèbre mathématicien et enseignant à l’université de Princeton, John Von Neumann, se rencontraient à la Moore School of Electrical Engineering de l’université de Pennsylvanie, ils n’avaient pas encore la possibilité de mesurer les impacts potentiels de la machine qu’ils étaient en train d’inventer. En effet, la naissance d’un des ancêtres des ordinateurs, l’ENIAC (Electronic Numerical Integrator Analyser and Computer), était l’un des évènements marquant le point de départ d’une nouvelle ère, vers un bouleversement presque total de la société contemporaine. Désormais, le numérique, et plus précisément les technologies numériques ont incontestablement modifié le visage du monde moderne et ne cessent de transformer les comportements des agents économiques.
Si les impacts socioéconomiques de ces technologies numériques du côté de la demande ne sont plus à démontrer, tout n’est pas aisément appréhendable et systématique surtout du côté de l’offre. La problématique concernant les impacts de ces technologies sur l’industrie manufacturière semble revêtir davantage de complexité lorsqu’il est question de croissance et de productivité. Certes, le secteur industriel est en train de connaitre une mutation technologique où la révolution numérique en est le cœur, d’autant plus que les entreprises industrielles semblent vouloir augmenter constamment la part de leurs budgets allouée au domaine du recherche et développement. Mais, il reste à justifier ces investissements colossaux dans les technologies numériques en matière de productivité du travail.
Dans ce contexte bouleversé par la mondialisation, la question centrale suivante est associée à des enjeux considérables sur l’avenir du secteur industriel lui-même : Quels seraient les impacts de la transformation numérique sur la productivité ? Pour répondre à cette problématique :
- Il importe d’abord de définir le cadre général de l’étude, notamment en délimitant le champ de la « révolution numérique » d’une part (section 1), et le mouvement de la transformation numérique d’autre part (section 2).
- Ensuite, la substance de l’étude sera appréhendée en se focalisant sur une thèse particulière qui se traduit dans un paradoxe du progrès technologiques et de la productivité : le paradoxe de Solow (section 3).
- Il convient également d’effectuer un survol des éléments historiques et théoriques relatifs à l’appréciation des éventuelles relations existant (ou non) entre ces technologies numériques et la croissance de la productivité du travail (section 4).
- Finalement, des résultats sommaires d’une étude économétrique particulière sur ces relations seront présentés en guise de synthèse du présent papier (section 5).
1 La révolution numérique
L’existence et la raison d’être du phénomène de « révolution industrielle » se comprend plus aisément en abordant l’histoire des révolutions industrielles. En effet, il est légitime d’admettre que cette révolution ne consiste pas en un simple changement d’outillage mais plutôt en un évènement historique qui s’apprécie à travers des périodes marquant le processus de « machinisation » et d’évolution des systèmes techniques. Dans ce sens, il est possible de considérer la « révolution numérique » comme un aboutissement d’un tel processus sur un système technique, bouleversant alors l’infrastructure technique systémique existante. Désormais, Vial (2012, p. 25) insiste que, « on ne comprend rien à la révolution numérique tant qu’on ne la replace pas dans le mouvement d’ensemble de l’histoire des techniques, dont elle est à la fois une étape et un point culminant ».
En fait, la révolution numérique est une étape dans la succession de quelques remarquables révolutions techniques qui se distinguent depuis le XVIIIème siècle. Puis, c’est un point culminant lorsqu’est considérée sa manifestation « totale » et à une vitesse remarquablement élevée (en seulement une ou quelques décennies). Déjà, le terme « numérique » renvoie à un processus bien particulier, celui de reproduire les valeurs représentant des phénomènes physiques (c’est-à-dire les informations constituant ces derniers) en données numériques. Plus précisément, cette « numérisation » consiste en une transformation de ces valeurs en des informations binaires (suite de 0 et de 1), par opposition aux informations analogiques, pouvant être lues et traitées avec des matériels informatiques (Muet, 2006, p. 348). Tout cela permet au moins de délimiter un premier périmètre direct de la présente étude. Néanmoins, du fait de la progressivité d’une ampleur massive de l’introduction des technologies numériques dans pratiquement tous les domaines (temps et espace) de la vie contemporaine, la notion de « révolution » prend tout son sens.
Il est donc possible d’associer la révolution numérique à une évolution technique d’une extrême intensité et rapidité. Dans cet essai de définition, la révolution numérique est comparable au phénomène de « révolutions industrielles » : la première pouvant alors prise comme un prolongement des secondes. Une convergence (voire la confusion) entre ces deux types de révolution pourrait même avoir lieu en se focalisant sur le seul secteur de l’industrie productive proprement dite. L’étude des impacts éventuels du numérique ne peut alors être dissociée d’analyses comparatives entre les différents systèmes techniques remarquables qui se sont succédés au cours de l’histoire. L’histoire des premières révolutions industrielles peuvent alors être décrites comme ci-après (Eustache, 2014) :
- La première qui se basait sur la métallurgie, le charbon, la machine à vapeur et le textile a été entamée à la fin du XVIIIème siècle (notamment avec l’apparition des machines à vapeur, en 1784) en Grande Bretagne ;
- La deuxième reposait surtout sur la mécanique, l’électricité, le pétrole et la chimie (auxquels éléments peuvent aussi ajouter la naissance de certains moyens de communication comme le télégraphe et le téléphone, ainsi que le développement du transport collectif). Cette deuxième révolution industrielle succédait la précédente après la naissance du premier convoyeur de 1870 ;
- La troisième, celle qui a débuté au milieu du XXème siècle (marqué entre autres par l’avènement des automates programmables de 1969), intéresse plus particulière la présente étude. Parmi les éléments sur lesquels se fondait cette troisième révolution industrielle, se distinguent l’électronique, la télécommunication, l’audiovisuel, le nucléaire, et surtout l’informatique. Le secteur de l’industrie bénéficiait alors des matériels miniaturisés et des robots (industriels), et une automatisation poussée de la chaine de fabrication.
L’ère du numérique a d’ailleurs connu des tournants majeurs, espacés d’environ une décennie. Le premier est la généralisation de l’ordinateur personnel avec la naissance d’internet, dans les années 80. Le deuxième fut l’explosion d’internet, dans la décennie suivante. Le développement des smartphones a été un troisième tournant caractérisant l’évolution spectaculaire de cette ère numérique. Cette évolution ne cesse de transformer la société contemporaine avec une vitesse fulgurante au vu des innovations qui sont en train de révolutionner encore une fois le secteur industriel, en ne considérant que ce dernier.
2 Marche vers la transformation numérique
Le XXIème siècle, et surtout à partir de la fin des années 2000, connait un mouvement presque généralisé vers la transformation numérique. Aussi désignée par « transition numérique », ce phénomène est décrit par Colin et al (2015, p. 1) par ces mots : « Des médias à l’automobile en passant par le tourisme, l’agriculture ou la santé, c’est désormais toute l’économie qui devient numérique ».
Ce mouvement devrait alors être pris comme un processus et nullement une finalité, un processus dont les aboutissements les plus proches même restent incertains. Corniou (2010, p. 94) souligne une distinction entre l’ère informatique qui se serait étendue de la fin de la 2ème guerre mondiale à la fin du siècle, d’un côté, et l’ère de la globalisation numérique (associée donc au XXIème siècle), d’un autre côté. Il faut tout de même reconnaitre que cette délimitation est assez relative, et comme il s’agit d’un processus, la transformation numérique n’est pas encore considérée comme achevée (du moins jusqu’à la rédaction du présent papier, il reste toujours des chemins à faire pour « numériser » l’économie). Néanmoins, Corniou (2010) offre quelques indicateurs qui permettent d’apprécier l’avancée dans le processus, insistant sur le fait qu’il s’agit surtout de mutation et non de simple changement.
La téléphonie mobile et le web sont d’ailleurs deux vecteurs majeurs qui ont et qui sont en train de façonner cette mutation numérique. A travers ces deux vecteurs, il est possible de constater la vitesse à laquelle s’effectue cette transition numérique. Par exemple, la téléphonie mobile, n’existant qu’à partir du milieu des années 90, a enregistré un nombre d’abonnements dépassant pour la première fois celui des lignes fixes en 2003, et regroupant à la fin des années 2000 près de 4.6 milliards d’utilisateurs (Corniou, 2010, p. 95). L’exploitation commerciale du réseau internet illustre également cette forte accélération de la transformation numérique, surtout visible du côté de la demande que de l’offre. Le déploiement du navigateur est un des moteurs de cette accélération, faisant en sorte que des grandes firmes multinationales profitent de l’utilisation massive et fortement accrue du réseau mondial par des milliards d’internautes. Ainsi, le nombre de produits et services vendus (directement ou non) sur internet ne cesse de croitre, démontrant l’intérêt que portent les agents économiques (consommateurs et producteurs) à ce secteur plus particulièrement. De plus en plus, les deux puissants vecteurs de la transformation numérique se confondent, une intégration qui indique que cette mutation est « encore plus profonde et plus rapide » (Corniou, 2010, pp. 94-96).
Visiblement, la transformation numérique s’est profondément opérée dans la société contemporaine. Trois vecteurs seraient au centre de cette transformation, bouleversant l’ensemble du marché (Corniou, 2010, p. 94) :
- L’entrée dans l’ère de l’hyper-réalisme rapprochant de plus en plus la réalité du virtuel (à l’exemple des technologies de son et d’image : la haute définition, le 3D, etc.) ;
- La simplicité d’utilisation, aussi bien du côté de la consommation (dans l’utilisation d’appareils numériques comme caméra vidéo, appareil photo, etc. par exemple) que du côté de la production (qui se détache progressivement des systèmes lourds vers le déploiement d’outils logiciels plus flexibles, nécessitant de moins en moins de compétences spécifiques).
- La mobilité, une composante incluse dans pratiquement tout outil et/ou outillage numérique.
En se focalisant sur le cas particulier du secteur industriel, la réalité et les perspectives confirment davantage un mouvement « à grands pas » vers la quatrième révolution industrielle, appelée également « Industrie 4.0 ». Désormais, cette dernière ne serait plus un évènement lointain et incertain : il semble même que cet évènement se soit déjà enclenché (Eustache, 2014, p. 9) mais ne sera mûr que vers 2020 au plus tôt (Gimelec, 2013, p. 11). En effet, tous les ingrédients technologiques nécessaires à cette nouvelle révolution industrielle seraient déjà réunis : capteurs, automates, ERP (Enterprise Ressource Planning), Big Data, Cloud Computing, etc. Siemens, constructeur d’automates et éditeur de logiciels industriels, déclarait en 2014 que le monde est d’ailleurs à « l’industrie 3.8 » ; selon ce grand opérateur, pour arriver à l’industrie 4.0, il reste deux choses à mettre au point : « améliorer la cadence des imprimantes 3D, et assurer la cyber-sécurité » (Franck Mercier, cité par Eustache, 2014, p.8).
Gimelec met en avant le rôle du numérique dans cette 4ème révolution industrielle en résumant cette dernière comme « la numérisation poussée à l’extrême des échanges économiques et productifs » (Gimelec, 2013, p. 11). Pour faire une comparaison, l’ère de l’industrie 3.0 (troisième révolution industrielle) se caractérise par une intégration « verticale », c’est-à-dire une automatisation systématique des processus de production. Avec l’ère de l’industrie 4.0, il convient surtout de parler d’intégration « horizontale » : autrement dit, dans la 3.0, les machines automatisées n’ont pas encore la capacité de communiquer entre elles comme cela devrait être le cas avec la 4.0. Dans le cadre d’un système global interconnecté, tout est (pratiquement) réalisé sans nécessairement besoin d’une intervention humaine : une intéraction entre les machines et les produits d’une part, et entre les machines (entre elles) d’autre part. « Les révolution ne sera pas technologique mais le mode de production qui en résultera sera en totale rupture avec l’existant » (Gimelec, 2013, pp. 12-13).
Sans encore décortiquer la problématique des impacts de cette transformation au niveau de la productivité, il faut d’abord reconnaitre que cette mutation numérique a engendré et continuera certainement d’engendrer une profonde modification dans l’appareil productif. En d’autres termes, les impacts certains de la révolution numérique seront nécessairement et d’abord d’ordre organisationnel, c’est-à-dire concernant les facteurs de production (travail et machine, mais également capital financier et technologie). Bien que ce papier ne traite pas de ces impacts plutôt indirects de la transformation numérique sur la productivité à travers les facteurs de production, il faut admettre que la marche vers l’industrie 4.0 comporte des coûts (en termes d’investissement financier et organisationnel, surtout) plus ou moins considérables pour les industriels. De ce fait, les efforts requis de la part de ces industriels sont à la hauteur des enjeux que représente cette nouvelle révolution (Corniou, 2010, p. 97).
En effet, l’industrie 4.0 est présenté par certains observateurs comme la solution aux problèmes relatifs au phénomène de « désindustrialisation » (diminution substantielle de la part du secteur industriel dans la production nationale) qui s’intensifie dans l’économie mondiale (et dans celle de la France en particulier). Cette désindustrialisation est notamment caractérisée par une forte délocalisation des industries vers des pays à bas coûts de main d’œuvre, au détriment des travailleurs des pays occidentaux. Une cause légitimement avancée à propos de cette désindustrialisation est le retard (de la France, en l’occurrence) en matière technologique, et plus précisément dans l’automatisation des usines, la numérisation de l’appareil productif (Ferrero, Gazaniol, & Lalanne, 2014, p. 1).
Une comparaison a ainsi été faite entre l’industrie Française dont l’effort d’investissement s’est fortement dégradé depuis 2000 (–5 milliards d’euros) et l’industrie Allemande qui a œuvré dans le sens opposé (+12 milliards d’euros) (Roland Berger, 2014, pp. 25-26). Ce recul d’investissement français aurait alors entrainé une obsolescence accélérée de l’appareil productif et ainsi à la réduction de la capacité de ce dernier à fournir des produits relativement plus complexes (à forte valeur ajoutée). Il est alors à supposer que le manque de compétitivité de la France par rapport à l’Allemagne est attribué à la faible modernisation des usines françaises. Dans cette optique, l’industrie Française a peut-être déjà « perdu la bataille » dans l’industrie 3.0.
L’industrie 4.0 est alors avancée comme une chance à saisir pour les industriels français (en quelque sorte pour sauver l’industrie française). En effet, il est attendu que cette nouvelle révolution industrielle, où le numérique en serait le centre de gravité, va fortement bouleverser l’environnement économique (local et mondial). A l’issue de l’industrie 4.0, le monde des affaires pourrait connaitre une redistribution des parts de marché, et les entreprises les moins performantes risquent d’être évincées du marché ou absorbées par les plus puissantes. Tout ceci met l’accent entre autres sur l’hypothèse que la transformation numérique a des impacts positifs et significatifs vis-à-vis de la productivité.
Ces enjeux du numérique, et de l’industrie 4.0 en particulier, insiste sur l’importance de la vérification de cette hypothèse. Autrement dit, l’avenir des industries productives dépendrait alors de l’existence d’une relation entre le numérique et la productivité, et le cas échéant, de la nature et de l’intensité d’une telle relation. En fait, la littérature économique a longuement mis et remis en question cette question, surtout à travers des études qui confirment ou qui infirment le fameux « paradoxe de Solow ».
3 Transformation numérique et Productivité : Le paradoxe de Solow
Le Paradoxe de Solow est une constatation découlant de certaines études cherchant à appréhender une éventuelle « corrélation significative entre la croissance et la productivité totale des facteurs des entreprises [d’un côté] et leur degré d’informatisation [d’un autre côté] » (Askenazy & Gianella, 2000, p. 219). En fait, la fameuse phrase écrite en juillet 1987 célèbre du prix Nobel de l’Economie Robert Solow (1987, p. 36), évoque manifestement la problématique : « You can see the computer age everywhere, but in the productivity statistics », pouvant être traduit : « On peut voir les ordinateurs partout sauf dans les statistiques de productivité ».
En d’autres termes, le paradoxe met en évidence une absence apparente de relation positive et significative entre le numérique et la productivité. Ce paradoxe formulé il y a presque trois décennies peut se décliner dans trois dimensions (Greenan & L’Horty, 2002, p. 31) :
- Au niveau historique, les technologies de l’information et des communications (TIC)[1] connaissaient un développement et une forte diffusion, dont celui du milieu des années 70. Cependant, cette même période est également associée à un net ralentissement des gains de productivité dans la majorité des pays industrialisés.
- Au niveau spatial, dans des pays où ces technologies sont les plus diffusées, dont les Etats-Unis, le niveau de productivité était parmi les plus faibles de ceux des pays industrialisés.
- Au niveau sectoriel, les secteurs les plus utilisateurs de ces technologies numériques (dont les services aux entreprises) ont enregistré des gains de productivité plus faibles que dans d’autres secteurs, dans la plupart des pays.
Certes, le développement des recherches et les résultats obtenus sont autant de démonstrations du progrès des technologies numériques, aussi bien dans le monde de la consommation que celui de la production. Comme évoqué dans la section précédente, la mutation entraînée par ces technologies dans la société contemporaine témoigne des impacts importants de celles-ci, au moins dans des domaines en dehors de la productivité. En ce qui concerne cette dernière, cette question d’impact est beaucoup plus complexe, d’autant plus que des auteurs ont essayé de répondre au paradoxe de Solow de manière différente : tantôt pour le confirmer, tantôt pour prouver le contraire. Le nombre de réponses à ce paradoxe à travers de nombreuses études réalisées depuis sa formulation, est un indicateur de cette complexité de la relation entre la transformation numérique et la productivité. Ces différentes réponses, dont la plupart ont été émises à l’aube du XXIème siècle, peuvent d’ailleurs être regroupées en quelques thèses (de réponses) :
3.1 Le numérique n’apporte rien de positif à la productivité
Les réponses les plus pessimistes voient dans les TIC quelque chose « d’improductif », voire un élément qui pourrait nuire à la productivité (par exemple : études de Bensaid, Greenan, Mairesse, 1997, 2001). Les premiers arguments en faveur de cette première thèse tiennent surtout compte de certains éléments, dont :
- Des éléments techniques comme les bugs informatiques, ou encore les temps d’attente et de réponse, qui auraient limité les impacts positifs espérés sur la productivité. La considération de ces éléments est compréhensible dans les premières décennies de l’expansion des technologies numériques au cours desquelles les performances matérielles étaient encore relativement médiocres par rapport à l’ère de la globalisation numérique (à partir de la fin des années 2000).
- Des coûts associés à ces technologies numériques, comme les coûts du développement, de l’administration des systèmes d’information, de formation et d’apprentissage. Au tournant de l’an 2000, ces coûts étaient encore élevés jusqu’à décourager les investisseurs à l’intégration des solutions informatiques dans les appareils productifs.
Mais, des études ont conduit à chercher d’autres arguments (pour cette première thèse) puisqu’il a été montré (à travers d’études microéconomiques) que « les entreprises qui sont plus fortement utilisatrices de TIC que les autres ont des performances supérieures en terme de croissance, de productivité et de créations d’emplois » (Greenan & L’Horty, 2002, p. 32). D’après une recherche réalisée par Greenan et Mairesse (2000, cités par Greenan et L’Horty, 2002, p.32), il a été observé un taux de productivité apparente du travail relativement plus élevé pour les entreprises à plus fort taux d’équipement informatique. Mais, bien que l’effet du numérique constaté soit effectivement positif, l’impact restait faible alors qu’il a été procédé à une intensification de l’usage de l’informatique. En revanche, en incluant dans le calcul la qualité de la main d’œuvre, la mesure de la productivité totale des facteurs permet d’apprécier que cette intensification (de l’usage du numérique) n’a pas d’impacts significatifs (dans l’augmentation de la productivité). Les auteurs (ayant conduit cette recherche en 2000) ont alors conclu qu’il n’existerait pas de sur-rendement (ou exess return) provoqué par un investissement en TIC.
Aussi, Greenan et Mangematin (1999, cités par Greenan et L’Horty, 2002, p.33) ont concluent à travers des études plus macroéconomiques « a` l’absence d’effet des TIC sur la productivité, et mettent parfois en évidence un effet négatif ». En tout cas, il est possible de citer des exemples de facteurs qui pourraient biaiser les résultats de ces recherches, et donc cette (première) thèse d’absence d’effet positif et significatif du numérique sur la productivité :
- L’ampleur des investissements réalisés par une entreprise (en matière de TIC) peut être sensiblement différente à celle effectuée par une autre, les deux (entreprises) faisant partie d’un échantillon d’une étude : cela pourrait alors générer un biais d’endogénéité dans les analyses.
- De manière analogue, les gains de productivité d’une entreprise faisant partie d’un échantillon d’une étude pourraient être réalisés au détriment des gains d’une autre entreprise (du même échantillon d’étude).
3.2 La transformation numérique (et alors ses impacts sur la productivité) est encore très limitée : « on ne voit pas les ordinateurs partout »
En fait, à la fin du XXème siècle (et même au début des années 2000), il est légitime d’admettre que « la part des équipements informatiques dans l’ensemble du capital productif est encore trop faible pour contribuer significativement à la croissance » (Greenan & L’Horty, 2000, p. 281) et à la productivité. En effet, pour apprécier la contribution du numérique à la croissance de la production, il conviendrait de faire le produit entre le taux de croissance des équipements informatiques d’une part, et la part de ces derniers dans le revenu total, d’autre part. Le paradoxe de Solow pourrait alors s’expliquer par le fait que, même si le taux de croissance des TIC était déjà assez élevé, la part de ces équipements au niveau du produit national était encore négligeable.
Ainsi, une étude faite par Oliner et Sichel (1994, cités par Greenan & L’Horty, 2002, p.34), se basait sur des statistiques de la période 1987-1993, pendant laquelle le stock d’ordinateurs connaissait un taux de croissance de 17.2%. Cette étude faisait entre autres l’hypothèse que le rendement net d’un appareil informatique est comparable à n’importe quel autre équipement, valant alors 12%. En supposant un taux de dépréciation de 25% (en estimant qu’un ordinateur doit être renouvelé en quatre ans, au plus, s’agissant d’une technologie qui se déprécie relativement vite), le rendement brut d’un ordinateur doit atteindre 37% pour qu’il soit rentable. Or, il a été estimé que le capital informatique ne représentait pas plus de 2% du stock d’équipements de production. Sur une croissance totale annuelle de 2%, la contribution des matériels informatiques à cette croissance n’est alors que de 0.009[2] x 17.2, soit à 0.15 points de pourcentage, une contribution très infime. En étendant les calculs aux éléments non strictement matériels (dont les services et les logiciels informatiques), cette contribution n’est que de 0.3 points de pourcentage.
Cette deuxième thèse (attribuant l’absence d’impacts positifs significatifs du numérique sur la productivité à la faiblesse de l’intégration d’équipements informatiques par les entreprises productives) implique alors qu’il faut attendre de réaliser ces calculs sur une économie plus « numérique ». Autrement dit, il faudrait revoir la relation entre les investissements en TIC et la productivité en tenant compte d’un contexte de forte intégration des outils informatiques dans l’appareil productif. Plus de trois décennies après les recherches d’Oliner et Sichel (1994), il est légitime de refaire leurs calculs, d’autant plus que l’ère est à l’approche de l’industrie du futur (ou Smart industrie).
Plus simplement, il convient de prendre en compte la période après les années 2000 et de faire une comparaison entre deux secteurs : le premier est représenté par l’industrie allemande qui est très avancée dans l’intégration des technologies numériques, et le second par l’industrie française qui semble être largement en retard sur ce domaine par rapport à son homologue allemand. Dans cette comparaison, les technologies numériques prises en compte sont essentiellement celles relatifs à l’automatisation des usines, dont les robots et, de manière récurrente (mais implicitement intégré dans les faits cités ci-après) les équipements informatiques associés à ceux-ci. Quelques faits peuvent être constatés en tenant en compte des résultats d’une étude réalisée par Roland Berger, publiée en 2014 (Roland Berger, 2014, pp. 26, 33, 39) :
- La proportion des investissements corporels dédiés aux machines et équipements (plutôt que dans l’immobilier ou dans les véhicules de transport, par exemple) de l’industrie allemande (90%) est nettement plus élevée que celle de l’industrie française.
- L’appareil productif français est très obsolète, surtout comparée au cas de l’Allemagne : dans la période 1998-2013, le nombre de parc de machines de moins de 15 ans a augmenté de 85 000 unités pour l’Allemagne, contre seulement 10 000 unités pour la France.
- L’automatisation des usines allemandes prend une avance considérable sur l’industrie française : l’Allemagne dispose 5 fois plus de robots (162 000) que la France (34 000), en 2012. L’Allemagne affiche un taux moyen de robotisation de 125 robots pour 10 000 employés, alors que la France n’en a que 84 (pour 10 000 employés).
- La croissance de la valeur ajoutée industrielle du secteur allemand (2002-2012) est entre 20% et 30%, tandis que celle de la France est encore négative. Désormais, l’obsolescence de l’appareil productif français pénalise son industrie à être de moins en moins capable de fabriquer des produits plus complexe (et donc à valeur ajoutée élevée). « Que cela soit en termes de chiffre d’affaires, de volumes de production ou de valeur ajoutée, la France se place derrière l’Allemagne» (Roland Berger, 2014, p. 19) : ainsi, l’étude insiste sur une corrélation entre la performance industrielle et la modernisation de l’outil de production.
Cette deuxième thèse semble alors être confirmée (infirmant donc la première) par les analyses comparatives effectuées ci-dessus. Mais, il faut aussi reconnaitre que ces analyses restent incomplètes jusqu’à ce que tous les facteurs influant significativement sur la productivité soient pris en compte. Autrement dit, ni l’existence d’une fonction positive (avec un niveau de significativité importante) entre le numérique et la productivité (infirmant alors le paradoxe de Solow), ni la nature et les paramètres de cette fonction ne sont pas encore confirmés dans l’absolu.
3.3 Des problèmes de mesure de l’effet du numérique sur la productivité
Cette troisième thèse est la plus neutre (au sens où les résultats obtenus après d’éventuelles corrections de mesure ne sont pas définis a priori : infirmer/confirmer le paradoxe de Solow), en associant au paradoxe de Solow un certain nombre de biais concernant la mesure de l’impact de l’usage du numérique dans la productivité. Ces biais peuvent être appréhendés à différents niveaux des études déjà réalisées essayant d’expliquer le paradoxe de Solow.
Déjà, sur l’évaluation de l’évolution de la part des TIC dans les investissements des entreprises, les résultats sont sensiblement différents selon que soit tenu en compte le volume ou bien la valeur de ces investissements. En fait, la méthode hédonique (basée sur un modèle économétrique mettant en valeur les baisses des prix et la vitesse de dépréciation des biens TIC) très utilisée aux Etats-Unis pour les biens numériques (relatifs aux TIC) et qui se base sur des techniques économétriques n’a été utilisée dans d’autres pays industrialisés (dont la France) que bien tardivement. Greenan et L’Horty (2002, p. 35) insistent que « si l’on sous-estime ces baisses de prix (celles des biens TIC) en tenant insuffisamment compte de l’amélioration de la qualité de ces équipements, on surestime l’inflation [et] on sous-estime (…) les gains de productivité ». Dans certains pays prédominaient encore la méthode traditionnelle (dite du chaînage) dans la construction des indices de prix, alors que cette ancienne méthode ne considère le prix d’un nouveau modèle de bien que lors de la période suivante pendant laquelle ce bien est présent sur le marché (donc peu adaptée au contexte du TIC, étant donné qu’entre les deux périodes, les modèles changent très vite). La différence des résultats entre les deux méthodes est de l’ordre de 8% annuellement. Cette hétérogénéité des méthodes utilisées dans les comptes nationaux de différents pays ne permettent pas alors d’obtenir des résultats acceptables dans les comparaisons internationales. Par exemple, si les Etats-Unis enregistraient une baisse de 22% des prix des matériels informatiques entre 1995 et 2001, la France n’en affichait que 15% (7% pour le Royaume-Uni et 1% pour l’Italie).
Toujours sur cette incertitude de partage volume-prix, la méthode hédonique n’est pas non plus à l’abri des critiques, à cause de l’importance de l’effet qualité qu’elle renferme. En quelque sorte, cette méthode impose au consommateur un accroissement de la qualité des biens sans nécessairement de rapport avec leur réelle utilité (pour le consommateur).
Une autre incertitude concerne le partage entre consommations intermédiaires et investissements, surtout à propos des logiciels. Si des pays comme le Suède ou l’Espagne incorporent dans le capital ces investissements en TIC jusqu’à (respectivement) 40% et 70%, le Royaume-Uni n’en fait que seulement 5%. Des écarts de mesures considérables apparaissent ensuite lorsqu’il a été procédé à l’harmonisation des données. En outre, il est possible aussi de citer la négligence de la production de services qui sont payés par la publicité ou encore dont le prix est nul (tel est par exemple le cas des services gratuits sur internet qui sont financés par la publicité, qui n’entrent donc pas dans le PIB en France) : une baisse du PIB peut alors être causée si le développement de ces services entraine une diminution des services payants. Enfin, la mesure de la productivité est difficile à réaliser dans certains services très utilisateurs des technologies numériques (comme les services de santé, par exemple).
Certains chercheurs ont essayé d’améliorer leurs modèles mesurant l’impact des investissements en TIC sur la productivité, à l’image de la décomposition comptable de la croissance, développée entre autres par Solow (1957), puis repris et améliorée par Jorgenson et Stiroh (1995) ainsi que par Oliner et Sichel (1994) (cités par Muet, 2006, pp. 351-354). Les chercheurs cherchaient essentiellement à isoler le capital TIC afin d’évaluer l’impact de celui-ci sur la croissance potentielle ainsi que sur la productivité du travail. Des modèles issus de ces recherches, il a été démontré que, « en concurrence parfaite, chaque input capital doit avoir un taux de rendement qui couvre le taux d’intérêt (r) commun à tous les biens de capitaux augmenté de sa dépréciation annuelle et diminué de l’augmentation anticipée de sa valeur » (Muet, 2006, p. 354). Or, la rapidité d’obsolescence des biens numériques devrait se traduire par un taux élevé de dépréciation, sans négliger la forte baisse des prix de ces biens se traduisant alors par une dépréciation nominale supplémentaire. Par conséquent, le fait de considérer que ces biens (TIC) ont des coûts d’usage équivalents à ceux d’autres biens dans les calculs (comme ce fut le cas) fausserait les résultats de ces derniers. Ainsi, ces modèles de décomposition comptable ont permis d’affirmer que, même si les investissements en TIC sont relativement moindres (par rapport à d’autres équipements), la contribution du TIC à la croissance est tout de même forte car les taux de rendement de celui-ci sont très élevés (40% pour les biens TIC, contre 10% pour les autres biens) (Muet, 2006, p. 354).
3.4 Un temps d’adaptation pour affecter la productivité
Dans cette thèse, Greenan et L’Horty (2002) citent David (1990) qui rappelait les délais importants séparant l’apparition la dynamo et les progrès de l’énergie électrique d’une part, et les gains de productivité récurrente à ces technologies d’autre part. Les deux auteurs rappellent alors que, « il aurait fallu près d’une quinzaine d’année pour que ces innovations technologiques se traduisent par un infléchissement durable du rythme de la productivité au niveau macroéconomique » (Greenan & L’Horty, 2002, p. 33).
Selon cette quatrième thèse, il faudrait alors attendre pour contredire le paradoxe de Solow. En appréciant le développement des technologies numériques, il y a des raisons de croire que les impacts de celui-ci ne tarderaient pas. Il a été expliqué que, au moins au début du XXIème siècle, les utilisateurs n’ont pas (encore) pu suivre l’évolution de ces technologies, avec une vitesse en constante accélération (cette thèse sera plus élaborée à la fin de ce papier, dans la dernière section). Une autre thèse développée par Askenazy et Gianella (2000) semble expliquer (même en partie) cette difficulté pour les entreprises à faire fructifier significativement leurs investissements en TIC : la prise en compte d’un facteur complémentaire à l’informatisation que sont les changements organisationnels.
Ces deux auteurs ont alors affirmé que « seules les industries ayant simultanément adopté des pratiques de travail flexibles et fortement investi en informatique ont enregistré une forte hausse de la productivité totale des facteurs » (Askenazy & Gianella, 2000, p. 21). Autrement, un impact négatif sur la productivité a été enregistré : soit l’entreprise met en œuvre des changements organisationnels tout en négligeant l’intégration des technologies numériques, soit l’entreprise investit massivement dans ces dernières sans effectuer la réorganisation nécessaire à cela comme mesure d’accompagnement.
De telle réorganisation implique alors un rapprochement avec modèle de production dit « au plus juste » (lean production). Il s’agit d’abandonner la logique d’une économie strictement d’échelle afin de se pencher sur une logique marketing, celle de la demande en tenant compte des exigences des consommateurs. Quatre pratiques flexibles du travail sont ainsi évoquées : « équipe autonome, démarche de qualité totale, rotation de poste et cercle de qualité » (Askenazy & Gianella, 2000, p. 221). En somme, tant que l’organisation n’est pas encore prête pour assimiler des investissements considérables en technologies numériques, ceux-ci auront des effets néfastes et de manière significative sur la productivité (Askenazy & Gianella, 2000, p. 221).
3.5 Des impacts positifs du numérique sur la productivité
C’est en effet la plus optimiste des thèses répondant au paradoxe de Solow : dans un plan, cette thèse très positive pourrait être prise comme une synthèse de toutes les autres thèses (nécessairement non-pessimistes) énoncées précédemment. Mais, dans un autre plan, il n’empêche qu’elle se démarque de ces autres par la spontanéité du constat des impacts positifs causés par les technologies numériques sur la productivité. En effet, ces impacts seraient déjà appréciables avant la fin du XXème siècle, sans besoins d’une quelconque période d’adaptation (sans attendre donc l’ère de la globalisation numérique), ni de procéder à une reformulation des modèles de calculs pour enlever les éventuels biais associés à celles-ci (de telle reformulation ne devrait alors que confirmer davantage l’existence de ces effets significativement positifs).
Greenan et L’Horty (2002) citent d’abord les huit années de croissance ininterrompue enregistrée par les Etats-Unis, dont les trois dernières avec un taux annuel dépassant 4% ; puis (ils citent) les vingt millions de nouveaux emplois dans cette période, faisant en sorte que le pays enregistre son plus faible taux de chômage qu’il n’a jamais atteint jusque-là (4.2%). Selon ces auteurs, « cette réussite ne serait que la première étape d’une « nouvelle économie » avec une croissance durablement forte entraînée par les progrès impressionnants des TIC » (Greenan & L’Horty, 2002, p. 36).
En fait, les statistiques fédérales (Etats-Unis) ont montré l’effectivité d’un gain substantiel de productivité à partir de 1995. Ainsi, dans l’ensemble des secteurs productifs marchands non agricoles, la productivité horaire du travail avait connu un taux de croissance annuel de 2.15% dans la période 1995-1999 contre seulement 1.1% pendant 23 ans auparavant : ces chiffres sont à comparer au taux moyen annuel de 2.6% enregistré pendant les 30 glorieuses. Aussi, l’accélération de la productivité globale des facteurs connait aussi une valeur significative (0.6 point) dans cette période post 1995. Aux observateurs alors de conclure qu’au moins « une part de cette accélération renvoie sans doute à la diffusion des TIC » (Greenan & L’Horty, 2002, p. 36).
Mais, une étude de Gordon (1999, toujours cités par Greenan et L’Horty, 2002) remet en question cette conclusion. Deux facteurs de ces gains de productivité du travail ont ainsi été montrés par les résultats de cette étude :
- Dans les secteurs des biens durables, ces gains seraient entièrement attribués aux performances uniquement des secteurs informatiques ;
- Dans les secteurs des biens non durables, ces gains s’expliqueraient surtout par un problème de mesure des prix, d’un côté, et par le fait que la productivité augmente en même temps que l’activité suivant un comportement conjoncturel habituel, d’un autre côté.
Si en 2000, ces explications remettent au premier plan le paradoxe de Solow, d’autres études postérieures (dont celles de Jorgenson et Stiroh, 2000, et d’Oliner et Sichel, 2000) essaient plutôt de réaffirmer la thèse d’impact positif significatif des TIC sur la productivité. En effet, ces études avancent que la moitié des gains de productivité (cités plus haut) est expliquée par la diffusion des TIC. Les calculs ont montré que la productivité globale des facteurs évolue de manière comparable entre les secteurs producteurs et les secteurs utilisateurs de ces technologies numériques. In fine, environ les trois-quarts de l’accélération de la productivité du travail entre les deux moitiés des années 90 sont expliqués directement (c’est-à-dire la productivité globale des facteurs) ou indirectement (soit l’accumulation de capital) par ces technologies.
Pour le cas de la Belgique, une étude récente conduite par Biatour et Kegels (2015, p. 3) évoque le ralentissement de la croissance du PIB qui semble être plus prononcé pour le pays que dans d’autres pays avancés comme les Etats-Unis. Les auteurs rapportent que ce déclin serait dû à celui de la croissance de la productivité du travail. Par comparaison, sur la période 2000-2013, « la contribution à la croissance de la productivité de l’intensité capitalistique TIC en Belgique est aussi plus faible qu’en Allemagne et aux Pays-Bas » et que « la faiblesse des activités liées aux TIC, en particulier dans l’industrie manufacturière, (…) réduit les gains potentiels de PTF pour l’économie dans son ensemble ». Ces affirmations semblent confirmer (mais dans un autre sens) l’existence d’une corrélation positive entre hausse des investissements en technologies numériques et la hausse de la productivité des facteurs.
En somme, les thèses dominantes (appuyées par de nombreuses études empiriques) plaident surtout en faveur de l’existence d’impacts positifs et significatifs des investissements en technologies numériques sur la productivité. Mais, a priori, il apparait que ces impacts soient conditionnés par certains facteurs majeurs, dont au niveau structurel (nécessité d’une réorganisation des entreprises investissant en TIC, en l’occurrence). En tout cas, il semble que les erreurs de mesures du capital en technologies numériques ainsi que de l’output que celles-ci génèrent jouent un rôle central dans la détermination de ces impacts. Il convient alors d’accorder une attention particulière au modèle de croissance de Solow sur la base duquel d’autres chercheurs ont pu élaborer de meilleures méthodes pour mesurer de tels impacts.
4 Evolution des modèles théoriques utilisés pour mesurer l’impact de la transformation numérique sur la productivité
Avant de se pencher sur les différentes tentatives d’appréhender cet impact à travers de nombreux modèles, il convient de considérer ce que disent « l’économie à l’ancienne » et la « nouvelle économie » sur la relation entre les progrès techniques et la productivité (ces expressions seront expliquées plus bas).
4.1 Les points de vue théoriques de l’économie à l’ancienne et de la nouvelle économie
Il faut d’abord se rappeler que le terme « nouvelle économie » est surtout une expression diffusée, plutôt qu’un concept scientifique. Cette appellation, qui veut indiquer une sorte de rupture avec les contextes d’auparavant au milieu des années 90, est associée à la mondialisation de l’économie et surtout au développement d’internet. Mais, la nouvelle économie est vue comme le point de départ d’une nouvelle ère de croissance comparable à celle des 30 glorieuses. Si l’économie à l’ancienne est principalement caractérisée par des marchés stables, une compétition essentiellement nationale, et une organisation hiérarchisée et bureaucratique, la nouvelle économie se distingue par des marchés dynamiques, une compétition locale mais aussi globale, et une organisation en réseau. Au niveau industriel, la production flexible se substitue à la production de masse, l’innovation et la connaissance sont plus mises en avant que les facteurs capital et travail, avec davantage de numérisation que de mécanisation.
Du point de vue de l’économie à l’ancienne, l’impact du progrès technique sur la productivité varie suivant l’horizon d’étude (Greenan & L’Horty, 2000, pp. 278-279) :
- A très court terme, les technologies numériques engendrent une efficacité plus élevé du travail, mais cette hausse de la productivité apparente du travail se traduirait par une hausse du chômage.
- A plus long terme, il existe des forces de rappels qui devraient entrainer des effets inverses (à ceux du court terme) : formation des prix, transferts intersectoriels d’emplois, ajustement des salaires, accroissement des investissements, extension des parts de marché, etc. Ces relais d’équilibre général devraient ensuite favoriser la hausse de l’activité et une création d’emplois, et ainsi des gains de productivité totale. In fine, les technologies numériques auraient un effet neutre pour l’emploi, mais d’impact positif vis-à-vis du pouvoir d’achat des salariés.
Il faut dire que, de son côté, la nouvelle économie est encore plus optimiste concernant l’impact de ces technologies numériques. Cependant, la nouvelle économie insiste sur le fait que ces dernières ne peuvent être analysées que différemment (par rapport à l’économie à l’ancienne) puisqu’elles ont radicalement remise en cause la façon de produire et de consommer d’une part, et la manière de travailler et d’échanger d’autre part. La maîtrise de l’inflation et le maintien du chômage à un niveau très bas témoignent de cette différence radicale (entre les deux époques) puisque (selon l’ancienne) l’inflation serait inversement proportionnelle au chômage (courbe de Phillips). Il faut tout de même souligner que tout cela ne signifie en aucun cas l’incapacité absolue des théories « anciennes » à expliquer les « nouveaux » phénomènes. Entretemps, le paradoxe de Solow venait briser l’enthousiasme de cette nouvelle économie (Greenan & L’Horty, 2000, pp. 279-280).
4.2 Les différents modèles pour appréhender l’impact
Il faut reconnaitre que la base de l’évaluation de cet impact des technologies numérique sur la productivité est le modèle néoclassique de Solow (1956) qui était initialement destiné à l’explication de la croissance économique. A partir de ce modèle, il a réussi à isoler d’une part la croissance de l’output (Q) par celle des facteurs de production (le capital K et le travail N), et d’autre part la croissance attribuée à un résidu (A) qui n’est autre que l’équivalent du progrès technologique (le « ° » désigne qu’il s’agit d’un taux de croissance) :
Q° = aK° + (1 – a) N° + A° tel que a ≤ 0 (Muet, 2006, p. 352)
A est donc le résultat du progrès technologique devant permettre à l’économie de produire un niveau d’output plus élevé avec une même quantité d’input. En divisant toutes les variables par la quantité de travail, la productivité des travailleurs est directement une fonction positive de l’intensité du capital d’un côté, et du progrès technologique d’un autre côté :
Q° – N° = a(K° – N° ) + A°
A côté de la simplicité intuitive de ce modèle néoclassique, la faiblesse de celui-ci dans le fait que l’accumulation de capital est associée à une productivité marginale décroissante : cette accumulation de capital ne peut donc pas être tenue comme la seule variable explicative de la croissance à long terme de la productivité. Il faut combler cette lacune dans la croissance de la productivité multifactorielle, un élément manquant dans le modèle de Solow. Aussi, il faut noter l’inadéquation à la réalité des mesures des facteurs de production utilisées dans ce modèle. Il fallait alors trouver les moyens pour améliorer ce dernier et plusieurs chercheurs ont œuvré dans cette voie, dont entre autres (Landry, 2007) :
- Jorgenson et Griliches (1967, cités par Landry, 2007) ont apporté une amélioration en élaborant des mesures meilleures du travail (intégrant la qualité de la main d’œuvre), du capital ainsi que d’autres inputs ayant été négligés pour mieux cibler l’impact du progrès technologique au niveau du résidu. En effet, le modèle de Solow avait seulement intégré une mesure simple du capital, dépendant uniquement du prix d’acquisition. De plus, Jorgenson et Griliches (1967) ont mis en évidence l’hétérogénéité des biens matériels pour ne pas négliger des produits marginaux n’appartenant pas aux principaux types d’actifs.
- Brynjolfsson et Hitt (1994, cités par Landry, 2007) utilisaient une fonction du type Cobb-Douglas pour appréhender l’effet sur l’output des dépenses en matériels informatiques et en main d’œuvre associée aux technologies informatiques. Le modèle amélioré ainsi permet de capter les différences entre certaines firmes plus productives structurellement que d’autres, tout en prévenant la surestimation de l’impact de ces technologies. Les travaux de ces auteurs avançaient que « l’effet-firme fixe » influençait environ la moitié des gains de productivité associés aux technologies de l’information.
- Jorgenson et Stiroh (2000, cités par Landry, 2007), quant à eux cherchaient à mesurer l’impact des technologies numériques sur les gains de productivité dans un contexte macroéconomique en utilisant le modèle amélioré de Jorgenson et Griliches (1967). Pour cela, Jorgenson et Stiroh (2000) décomposaient la variable capital en quatre catégories (matériels informatiques, logiciels, équipements de télécommunication et autres machines) pour apprécier séparément leurs contributions respectives. Parallèlement, ces chercheurs considéraient trois façons dont ces technologies pourraient influencer la productivité : les gains des entreprises productrices de ces technologies, l’accumulation des entreprises utilisatrices de ces dernières, et l’effet de déversement récurrent à des externalités réseaux. Comme conclusion, il a été constaté que l’évolution de la productivité du travail est essentiellement due aux productrices qu’aux utilisatrices des TIC. Aussi, le capital en TIC n’est pas lié significativement à la croissance de la productivité multifactorielle et les externalités de réseaux que celui-ci peut engendrer sont considérées comme négligeables.
- Oliner et Sichel (2002, cités par Landry, 2007) ont voulu amélioré le modèle initial de Solow (1956) dans le contexte du secteur américain des entreprises non agricoles, au niveau macroéconomique. La contribution totale est déterminée par l’agrégation des apports de chaque secteur industriel. Comme résultats de la recherche, le capital en TIC était responsable de près de 42% de la croissance pour la période 1996-2001. En considérant aussi les apports du secteur des industries productrices des TIC, cette contribution va même atteindre environ 75% de la croissance.
- Gordon (2000, cité par Landry, 2007) a également réalisé son étude dans ce même contexte en utilisant, cette fois, une fonction du type Cobb-Douglas intégrant un effet cyclique et une tendance. Les conclusions indiquaient que la totalité des gains de productivité multifactorielle seraient attribués aux TIC, mais uniquement 24% des gains de productivité du travail (pour une période située en fin des années 90). Plus particulièrement, les nouvelles technologies numériques ont largement contribué à la croissance de la productivité dans les secteurs de biens durables et les industries productrices des TIC. En dehors de ces secteurs qui représentent pourtant 88% de l’économie, l’impact n’est pas vraiment significatif.
En tout état de cause, les recherches menées jusqu’alors semblent converger vers la fin du paradoxe de Solow[3].
5 La fin du paradoxe : Une assimilation progressive
Il est possible de synthétiser les principales études menées pour appréhender l’impact du numérique sur la productivité en tenant compte de la notion du « délai d’ajustement » (renforçant alors la quatrième thèse évoquée dans la section 3 ci-dessus). Il s’agit alors de laisser à l’économie le temps de retrouver progressivement les capacités productives associées à une réorganisation graduelle mais nécessaire du tissu productif. Il est ainsi « normal » d’enregistrer pendant une certaine période une absence de contribution des TIC, voire des effets négatifs de ceux-ci à la productivité (slowdown). Il faudrait donc attendre la fin de cette période d’adaptation pour voir apparaitre les effets positifs de ces technologies numériques sur la productivité.
Plusieurs facteurs ont été évoqués comme responsable de ce retard d’effet positif, tels que l’adaptation des industries très utilisatrices des anciennes techniques (matériels et organisationnels, en l’occurrence), l’attente que les investissements sur les existants se déprécient, des problèmes structurels et ou réglementaires (le pouvoir de négociation assez considérable des syndicats des travailleurs qui sont contre la destruction d’emplois associée à l’automatisation des usines, par exemple), etc. D’ailleurs, il y aurait au moins quatre conditions essentielles à l’assimilation progressive des technologies numériques, expliquant alors ce temps d’adaptation :
- L’adaptation organisationnelle, largement présentée par Askenazy et Gianella(2000) comme un facteur complémentaire du succès avec l’intégration des technologies numériques ;
- Le recrutement de travailleurs qualifiés, également nécessaires pour piloter les nouveaux outils relatifs à ces technologies ;
- L’assouplissement de la rigidité des marchés de travail et des biens qui est généralement constatée dans les premières années de la diffusion de ces technologies ;
- L’amortissement des coûts monétaires d’ajustement générés par l’intégration de ces technologies.
Par ailleurs, une étude réalisée par Aral, Brynjolfsson et Wu (2006, cités par David, 2013), dans un contexte plus microéconomique, montrait que les industriels sont de plus en plus prudents dans la réalisation de ces investissements en TIC. Ces industriels attendent alors des feed-back positifs avant d’investir davantage, ce qui explique la faible contribution de ces investissements à l’accroissement de la productivité. De plus, les entreprises n’ayant pas obtenu des gains substantiels associés à ces investissements initiaux deviennent plus méfiants et davantage sceptique aux bienfaits de ces technologies numériques sur la productivité. Il est donc possible de mesurer un impact négatif sur la productivité dans les premières années de diffusion de ces technologies.
Les travaux de David (2013) a permis d’appréhender un effet positif retardé des technologies numériques sur la productivité du travail. L’étude en question se basait sur 12 pays industrialisés sur la période 1970-2007, en utilisant le modèle économétrique LSTR (Logistic Smooth Transition). Il est constaté que, généralement, les coefficients non-linéaires associés aux TIC deviennent positifs après un certain temps. Mais, ce temps d’adaptation diffère d’un pays à un autre : s’il est de 3 ans pour les Etats-Unis, ce temps peut atteindre 9 ans pour l’Italie. Par ailleurs, certains pays comme les Etats-Unis, la Belgique, le Danemark et l’Italie ont enregistré une transition assez brutale entre les deux régimes extrêmes (seuils minimal et maximal des impacts du TIC). A l’inverse, des transitions lentes, qui peuvent être assimilées à des périodes de diffusions des technologies numériques, sont associées à des pays tels que la France, l’Espagne, les Pays-Bas, le Japon et le Royaume-Uni.
En conclusion, quelques éléments peuvent ainsi expliquer les différences entre pays en termes de délais d’ajustement pour voir apparaitre un impact positif significatif du numérique sur la productivité : « le degré de souplesse organisationnelle », « les dotations en capital humain », « le niveau de qualification de la population active », et « le degré de flexibilité sur les marchés de travail et des biens et services » (David, 2013, p. 17).
Conclusion
Les enjeux de connaitre l’ampleur de la contribution des technologies numériques dans la croissance de la productivité sont de taille. En effet, le mouvement généralisé de la désindustrialisation converge vers des problèmes de chômage, de perte de pouvoir d’achat, de réduction des activités, etc. et in fine, vers une crise industrielle à l’échelle mondiale. Un élément crucial présenté comme une chance pour « sauver » l’industrie est la révolution numérique menant à une quatrième révolution industrielle. Mais tout n’est pas si simple est automatique, et la situation montrait même dans un premier temps que les effets positifs et significatifs attendus des investissements en TIC n’apparaissaient pas.
Désormais, le paradoxe de Solow constatait l’absence de ces effets attendus, voire l’existence d’impact nuisible des technologies numériques sur la productivité. En fait, au fil de nombreuses études cherchant à expliquer/valider ou à infirmer ce paradoxe, il apparait que les problèmes viennent surtout de la difficulté à construire les moyens adéquats pour mesurer ces impacts. Cette difficulté technique est confirmée par les nombreuses améliorations faites sur le modèle initial de Solow (1956). Parmi les thèses expliquant le paradoxe de Solow sont principalement évoqués l’insuffisance des données relatives à l’utilisation des appareils informatiques, l’existence d’un délai d’adaptation entre les investissements en TIC et leur impact sur la productivité du travail, des problèmes de mesures (essentiellement dus à la disparité des méthodes utilisées suivant les pays).
En outre, il est important également de souligner certaines conditions essentielles à l’obtention d’impact positif significatif sur la productivité par les investissements en TIC. Parmi celles-ci, il est possible de citer la souplesse organisationnelle, et la mobilisation d’une main d’œuvre qualifiée ainsi que la flexibilité des marchés du travail et des biens. Il faut tout de même reconnaitre que, outre leurs effets positifs globaux constatés en termes de productivité, les investissements en technologie numérique pourraient également engendrer des impacts négatifs à d’autres niveaux du secteur industriel. Un problème qui reste toujours en attente d’une résolution convenable concerne la destruction d’emplois que ces investissements pourraient entrainer dans l’immédiat. Plus généralement, si le présent papier s’est concentré sur l’impact direct du numérique sur la productivité, il importe d’étendre l’étude sur les impacts indirects des TIC à travers l’organisation des emplois.
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Partie Philosophique
- Transformation numérique : les principales composantes
- Enjeux de la transformation numérique sur la production
- Mutation des facteurs de production
- De l’emploi au travail : coexistence de deux réalités dynamiques du facteur immatériel
(ii) Vers la destruction de l’emploi et la renaissance du travail
- Une double conception de la production/productivité (suivant des dimensions associées au travail et à l’emploi)
- La productivité : davantage d’ambiguïté avec la transformation numérique
Introduction
A l’aune des différentes révolutions industrielles qui se sont succédées pendant quelques siècles, de nombreuses questions peuvent se poser sur les impacts du progrès technique dans la société. Nombreuses sont par exemple les études essayant d’appréhender les influences de la technologie numérique sur la manière de travailler. A citer entre autres le « rapport Mettling » qui cherche à mesurer l’impact du numérique sur le travail ; ce rapport a analysé cet impact suivant trois axes : conditions du travail, organisation du travail et management. Sur les propositions remises dans ce rapport, il apparait que la dimension économique associée à des notions quantitatives pour mesurer le travail y tient une place importante (telles que, nombre d’heure de déconnexion, forfait jour et charge de travail, la rémunération, temps de travail, etc.) (Doutreleau, 2015). Il est alors constaté que la question de la « mesurabilité » de l’impact du numérique est mise en avant pour essayer de mieux apprécier la significativité d’un tel impact. Mais, la pertinence de cette « mesurabilité » de l’impact peut être remise en cause dès lors qu’il est compris que certains concepts, dont le travail, comportent des aspects difficiles, voire impossibles à quantifier : à considérer par exemple certaines notions comme la « motivation », « la capacité d’innovation », ou encore « la capacité d’adaptation » au travail.
Le sujet est encore plus complexe à abordé lorsqu’il est nécessaire, dans certaines circonstances, de se projeter dans une toute autre dimension inhabituelle où les étalons de mesure traditionnels deviennent vite caducs. Il en est par exemple quand la conception dominante du travail dans la société contemporaine ne reflète pas mieux la réalité attendue de celui-ci par rapport à une autre conception où les droits des travailleurs sont plutôt prioritaires. En effet, la lutte menée pendant plus d’un siècle par les ouvriers pour obtenir plus de reconnaissance dans leur travail démontre l’incompatibilité de la logique économique des entreprises et celle des travailleurs qui cherchent plutôt à améliorer leurs conditions de travail. Si la première logique se focalise sur des questions quantitatives comme la productivité marginale des travailleurs, le salaire, la quantité d’heures de travail, etc., la seconde logique s’intéresse sur des appréciations essentiellement quantitatives.
En fait, le présent papier pose une question pertinente et d’actualité : Quels seraient les impacts de la transformation numérique sur la productivité ? Il faut reconnaitre que cette question renferme une piège pour ceux qui ne veulent l’appréhender que d’un seul plan : l’impact direct de cette transformation numérique du point de vue purement économique et en prenant en compte des variables nécessairement quantifiables. Mais, force est de constater qu’il reste au moins une autre dimension à ne point négliger : la quantitative, d’autant plus que tout n’est pas quantifiable mais seulement appréciable, c’est-à-dire rendant « incompétents » les outils de mesure classiques. C’est surtout dans cette problématique prenant notamment en compte la dimension quantitative que les analyses dans ce papier s’orientent.
Pour mieux répondre à cette question centrale, le cheminement suivant a été adopté : d’abord, il est nécessaire de définir le cadre général de l’étude en parlant des principales composantes de la transformation numérique (section 1). Ensuite, il convient de se concentrer sur les enjeux de cette dernière sur la production (section 2), en analysant la mutation des facteurs de production apportée par cette transformation, d’une part, et la coexistence de deux conceptions discontinues du travail, d’autre part. Finalement, il importe de projeter les analyses des évolutions de ces deux conceptions dans un contexte bouleversé par les technologies numériques (section 3), avant de statuer sur les manières possibles d’apprécier la contribution de ces technologies dans l’amélioration de la productivité du travail (section 4).
a. Transformation numérique : les principales composantes
Avant de parler de révolution numérique, ou même de transformation numérique, il importe de se pencher sur ce que sont même les dispositifs numériques, notamment du point de vue philosophique. Vial (2012), en voulant démontrer que la technologie crée de la philosophie (en analogie à l’affirmation de Bachelard, 1934, cité par Vial, 2012, p.16, que la « Science crée de la philosophie ») propose que ces dispositifs « sont des théories matérialisées du réel ou des philosophies réifiées de la réalité ». En d’autres mots, ces dispositifs sont bien plus que de la réalité humaine, une représentation de l’humanité cristallisée dans de structure fonctionnelle (Simondon, 1958, cité par Vial, 2012, ibid.), puisqu’ils seraient des véritables « machines philosophiques » qui sont en quelque sorte des « générateurs de réalité ». Cela se comprend plus aisément en pensant par exemple à l’un des ancêtres de l’ordinateur, l’ENIAC (Electronic Numerical Integrator Analyser and Computer), qui peut être conçu comme la projection dans la réalité de l’imagination de ses principaux concepteurs (dont John Von Neumann et Hermann Godstine, en l’occurrence).
Mais, il apparait vite que l’interaction est bidirectionnelle entre le monde et la technologie dont sont issus ces dispositifs techniques. Autant que c’est le monde des humains lui-même qui crée et fait évoluer la technologie, il faut aussi reconnaitre que le rapport de l’humanité au monde est conditionné par la technologie (Vial, 2012, p. 17). Cette interaction a connu une amplification exponentielle au cours de l’histoire, faisant en sorte qu’il est possible de parler de « transformation » puis de « révolution ». En tout cas, il est indéniable que la société subit de façon continuelle et de manière accrue les impacts des évolutions apportées à et par ces dispositifs techniques.
Vial (2012, p. 21) explique d’ailleurs que la révolution numérique va au-delà d’un simple changement d’outillage : il s’agit pour lui d’un évènement historique. En effet, la révolution numérique, qui est un terme devenant presque banal et souvent associée au développement spectaculaire du progrès de la technologie numérique, devrait être mieux comprise si placée dans un cadre historique : une succession de faits chronologiques le long du processus de machinisation de la société. Un évènement d’histoire est notamment marqué par un « système technique » spécifique ayant remplacé un autre devenant alors obsolète. L’auteur définit ainsi la révolution numérique comme celle « de notre infrastructure technique systémique, c’est-à-dire l’avènement du « système technique numérique » » (Vial, 2012, p. 21).
Il importe alors de faire un survol de certains des jalons permettant d’apprécier déjà les bouleversements du monde que les technologies numériques ont apportés dans la société contemporaine :
- Au moment de la conception des premiers ordinateurs, au milieu des années 40, leurs concepteurs se sont probablement focalisés sur les gains de performances techniques que ces dispositifs devraient apporter sans vraiment imaginer des impacts significatifs sur des domaines en dehors de la recherche scientifique. En effet, avant la production des microordinateurs des années 70, il était encore insensé de penser à une accessibilité de cette technologie numérique par la grande publique parce qu’auparavant, ces dispositifs numériques étaient encore des machines géantes de plusieurs tonnes.
- Les années 80 ont connu un franc succès avec le développement d’interface graphique permettant une communication plus conviviale entre l’homme et la machine. Les avancés sont à grands pas du côté technologique à l’image de l’émergence du World Wide Web (ou tout simplement, le web), une technologie d’interconnexion entre des ordinateurs. Mais, la diffusion des technologies numériques restes encore très modestes, surtout que le cyberespace, un point de départ d’Internet, ne comptait en 1981 qu’un peu plus de 200 ordinateurs connectés.
- Il faut attendre la décennie suivante, voire le début du XXIème siècle pour que la masse nécessaire d’utilisateur ait été atteinte et que la diffusion de ces technologies se fasse à une vitesse constamment accélérée. L’observatoire du numérique[4] (cité par Vial, 2012, p.14) parlait de 74% des ménages européens qui disposent d’au moins un ordinateur en 2010, dont 73% en sont connectés à internet en 2011, alors que ce taux n’atteignait même pas 50% en 2006.
Le phénomène évoqué par cette transformation numérique ne devrait pas seulement être appréciée sur le seul axe technologique. Le mouvement est global, dans tous les sens du terme, en évoquant par exemple le rôle joué par les technologies de l’information et de la communication (TIC) dans la mondialisation. Il faut souligner qu’il s’agit d’un processus et non pas d’une finalité, d’autant plus que la direction et le sens de ce mouvement sont toujours soumis à l’incertitude. Entretemps, des acteurs comme les pouvoirs publics tentent d’organiser la direction et le sens de cette transformation numérique dans l’espoir de mieux anticiper ses impacts. C’est en effet le cas concernant les 34 plans de « réindustrialisation » pour relancer la compétitivité de la France dans le secteur industriel. La moitié de ces plans est désormais relative au numérique et aux nouvelles technologies, dans l’optique, entre autres, d’une meilleure utilisation des facteurs de production, dont l’humain et la machine automatisée.
Par ailleurs, il faut dire que les technologies numériques ne sont pas de simples inventions techniques isolées, sinon, les impacts réels et attendus de ces technologies ne seraient que très limitées. En fait, au vu de la vitesse de diffusion des nouvelles technologies et de la mutation que celles-ci opèrent dans la société contemporaine, il est légitime de penser à une véritable « révolution » (numérique) dont Vial (2012) associe à un changement profond au niveau du « système technique ».
L’auteur parle de « technique » comme une « combinaison technique » d’opérations, manipulées par des outils, s’appliquant à des matières, et transformées grâce à des énergies. Autrement dit, la technique reste un processus combinatoire faisant intervenir plusieurs facteurs (Vial, 2012, pp. 26-27). A partir de ce point de départ, se superpose quelques niveaux de combinaison, allant de la « combinaison unitaire » (au stade de l’outil ou de la machine) en passant par le niveau d’assemblage de plusieurs techniques formant un acte technique complexe (niveau de « l’ensemble technique »), puis un autre niveau combinant plusieurs « ensembles techniques » dans la constitution d’un segment de production, pour arriver au niveau extrême : celui de cohérence générale. En prenant l’exemple de l’ère numérique, le deuxième niveau peut être conçu comme la fabrication du microprocesseur, à partir de nombreuses techniques telles que l’électrométallurgie, la microélectronique, et l’informatique. Le troisième niveau en étant constitué de l’industrie informatique regroupant plusieurs branches d’activités de production d’une diversité de produits (microordinateurs, terminaux mobiles, logiciels et applications, etc.). Le quatrième niveau est atteint, lorsque toutes les techniques parviennent simultanément à leur degré de maturité le plus élevé, devenant interdépendantes et s’organisant en un ensemble vaste et homogène caractéristique, qu’est le « système technique » (Gille, 1978, cité par Vial, 2012, pp.27-30).
Corniou (2010, p. 94) suggère ainsi que, « nous sommes entrés dans l’ère de la globalisation numérique, qui tourne la page de l’ère informatique, qui s’est étendue de 1945 jusqu’à 2000 ». Il est alors possible de parler de « révolution numérique » en appréciant l’effectivité de cette globalisation à travers des innovations caractéristiques comme l’internet mobile, l’automatisation des métiers de savoir, l’internet des objets, le cloud computing, ou encore la robotique de pointe. Dans le secteur industriel, l’ensemble de ces différentes innovations technologiques (essentiellement numériques) sont en train de mettre en place un nouveau « système technique » : « l’industrie du futur » ou Smart industrie.
Désormais, certains observateurs prônent l’idée d’une quatrième révolution industrielle, appelée aussi « industrie 4.0 », un concept qui ne devrait pourtant atteindre sa maturité qu’à l’horizon 2020. A titre de rappel, les trois premières révolutions industrielles ont principalement influencé le processus de production au niveau des inputs, c’est-à-dire des facteurs de production. La première révolution industrielle a été propulsée entre autres par la machine à vapeur, le charbon, la métallurgie et le textile, à la fin du XVIIIème siècle ; la deuxième se basait surtout dans la mécanique, l’électricité, le pétrole et la chimie, mais également le développement des moyens de communication et des transports collectifs (à la fin du XIXème siècle) ; la troisième se situerait au milieu du XXème siècle, dont les fondements sont l’électronique, l’informatique, la télécommunication, l’audiovisuel et le nucléaire (Gimelec, 2013, pp. 10-11).
Il est possible de résumer la quatrième révolution industrielle en ces termes : « numérisation poussée à l’extrême des échanges économiques et productifs » (Gimelec, 2013, p. 11). Si l’industrie 3.0 (troisième révolution industrielle) est caractérisée par une intégration verticale, c’est-à-dire une forte interaction homme-machine, la 4.0 se démarque par une intégration horizontale : l’interaction se réalise entre les produits et les machines, d’une part, et entre les différentes machines, d’autre part. D’où un système global interconnecté, faisant en sorte qu’il s’agirait d’une révolution, c’est-à-dire l’émergence d’un nouveau système technique. Il s’avère que les principaux ingrédients technologiques et matériels nécessaires à cette nouvelle révolution existent déjà : il suffit de les assembler dans les meilleures conditions pour former un tout cohérent.
En somme, il apparait que la transformation numérique a opéré et continuer à opérer des changements considérables dans les entreprises, des changements réalisés essentiellement au niveau des inputs.
b. Enjeux de la transformation numérique sur la production
Les 34 plans dits de « réindustrialisation » de la France, initiés en 2013 par le Ministre du redressement productif, Arnaud Montebourg, sont désormais regroupés en « 10 solutions » en 2015 sous l’égide du Ministre de l’Economie, de l’Industrie et du Numérique, Emanuel Macron. Au moins cinq de ces solutions sont directement liées aux technologies numériques, à savoir, l’industrie du futur, l’économie des données, les objets intelligents, la confiance numérique, et la médecine du futur. Ces projets ambitieux dans lesquels l’Etat s’engage révèlent entre autres deux réalités incontestables concernant le secteur productif français :
- D’un côté, la « désindustrialisation » qui s’est opérée longuement dans le contexte mondial, mais particulièrement importante pour le cas de la France. En fait, cette désindustrialisation se manifeste surtout dans la réduction substantielle de la contribution du secteur industriel à la production nationale et la perte de compétitivité de l’industrie française sur le marché internationale (largement distancée par l’industrie allemande, en l’occurrence). Pour essayer de résister à ces phénomènes, la plupart des entreprises industrielles ont eu recours à la délocalisation vers des pays à bas coûts de main d’œuvre. Cette stratégie est pourtant très critiquée comme une sorte de retour mais d’une autre manière à l’exploitation coloniale de ces pays, d’une part. Mais, force est aussi de constater que la délocalisation pénalise fortement les travailleurs dans les pays occidentaux.
- D’un autre côté, il y a l’ambition manifestée en avançant les technologies numériques comme l’une des meilleures solutions pour résoudre ce problème de désindustrialisation. Sur ce point, la France a quelque peu perdu la bataille dans l’ère du numérique et devrait se rattraper dans l’ère de la globalisation numérique. Autrement dit, il est à espérer que l’industrie 4.0 est une chance à saisir pour « sauver » l’industrie française.
Il reste donc à prouver que cette ambition pour les technologies numériques ne soit pas seulement utopique. En fait, de telle ambition n’anime pas uniquement les acteurs publics nationaux, à entendre par exemple le Vice-Président de la Commission Européenne, Antonio Tajani (Commissaire en charge de l’industrie et de l’entreprenariat : « Advanced Manufacturing, Smart-Industries [« production intelligente »] et l’Industrie 4.0 sont des développements qui vont donner un nouvel élan à l’industrialisation de l’Europe. Nous allons atteindre nos objectifs seulement si nous investissons nos moyens financiers dans des projets qui amènent à une relance » (Tajani, 2013, p. 6).
Cette section entend discuter des éventuels changements apportés par ces technologies numériques dans la production (de biens et services), et plus particulièrement à travers les facteurs de production.
a. Mutation des facteurs de production
Dans son article vantant les mérites attribuées à l’usine 4.0, dans le cadre de la révolution numérique, Eustache (2014) annonce quelques innovations apportées par les technologies numériques dans l’organisation de la production :
- Améliorer les performances et étendre les compétences des machines
L’effet des technologies numériques peut être directement visible au niveau du capital matériel. Les outils de mesures, mêmes ceux offerts par les plus anciennes écoles de pensée économique, peuvent donner un aperçu des gains éventuels devant être associés à un progrès technique (bien que cela ne se fasse souvent que de manière tautologique). Dans l’industrie 4.0, par exemple, la virtualisation du processus et de l’ensemble des outils permettent à l’entreprise de réduire considérablement les coûts (ceux de recherche et développement, ceux du prototypage, ceux associés à d’éventuel échec de la production et/ou de la commercialisation d’un produit, etc.).
- Réduction des risques et des défauts associés au facteur humain : sur ce point, une comparaison est faite entre le facteur humain doté d’une liberté de choix, et une machine programmable qui ne fait qu’obéir absolument aux ordres.
Plusieurs écoles de pensée économique se sont succédées pendant des siècles, ayant toujours conçu la production comme un processus de transformation des inputs (c’est-à-dire des facteurs de production) en outputs (les produits finis ou semi-finis). La plupart, celles que les économistes situent généralement dans ce qu’ils appellent « l’économie à l’ancienne », par opposition à une autre ère où le numérique tient un rôle central, « la nouvelle économie » (Greenan & L’Horty, 2000, pp. 278-280), ont un point de vue commun sur ces facteurs de production : ils sont classés en capital matériel que sont les outils de production et en force du travail des humains, si bien que ces deux types de facteurs sont considérés comme équivalents. En d’autres termes, et cela se manifeste surtout dans les modèles développés par les néoclassiques, par exemple, ces deux facteurs sont substituables l’un de l’autre.
Il faut tout de même reconnaitre que cette substituabilité est limitée : il y aurait toujours des impossibles à réaliser pour la machine et demandant alors l’intervention humaine dans les activités de production (et inversement). Lorsqu’il est fait référence ainsi de réduction de risque associé au facteur humain, la question concerne la frontière de cette limite séparant les compétences de la machine à celles des humains. De ce fait, les technologies numériques repousseraient au loin cette substituabilité dans le sens où les compétences du capital matériel augmentent, réduisant donc l’intervention humaine. Dans cette optique, les facteurs de production auront moins de « liberté de faire des erreurs », et le risque diminue proportionnellement à cette substituabilité.
- Meilleure employabilité des travailleurs, c’est-à-dire du facteur travail, du facteur humain.
Ce constat semble déjà avancer une hypothèse que les technologies numériques améliore la productivité du travail : mais cela reste une supposition jusqu’à ce qu’il est possible de trouver les moyens pour « mesurer » cette amélioration apportée. D’ailleurs, de telle amélioration suggérée de l’employabilité des travailleurs devrait être apprécié d’une autre manière que la substituabilité des facteurs de production. En effet, il ne peut s’agir d’une substituabilité puisqu’il n’est pas question de remplacement de la machine par l’homme, mais plutôt une meilleure affectation du facteur travail.
Pour mieux comprendre ce phénomène d’amélioration, il est suggéré de l’appréhender dans des caractéristiques spécifiques à l’homme, dont il est impossible jusqu’alors de les attribuer aux machines : à la fois la liberté et l’intelligence. De temps en temps, les innovations technologiques évoquent « l’intelligence artificielle », celle d’un dispositif technique bien entendu sans pouvoir coupler celle-ci à une réelle liberté. En effet, il n’est pas sans danger d’accorder une liberté absolue à quelque chose ne disposant pas d’intelligence « naturelle » à la hauteur des humains.
Il est possible alors de traduire la meilleure employabilité du facteur travail par une extension de la capacité des travailleurs à faire valoir leur liberté et leur intelligence, dans le contexte de production bien évidemment. Pour être précis, cette extension devrait se manifester sur des notions telles que la « connaissance », les « compétences », le « savoir-faire », etc. mais également l’esprit critique. Un exemple est évoqué par Stiegler (2015) concerne l’erreur (fatale !) qui aurait été commise entrainant la crise des subprimes.
Stiegler (2015, p. 22) rappelle ainsi l’explication apportée par le président de la Réserve Fédérale américaine d’alors (1987-2006), Alan Greenspan, lorsque celui-ci plaidait pour sa défense, et qu’il « n’a rien vu venir » : « c’est parce que tout se passait par des machines automatisées, et […] il prend acte du fait qu’il a perdu tout savoir économique, et il déclare sur cette base extrêmement périlleuse que la finance mondiale spécule à la vitesse de la lumière ». Sans encore plonger dans l’analyse de l’antagonisme que Stiegler veut insister entre les concepts « d’emploi » et de « travail » (ce sera l’objet de la sous-section suivante), les propos du philosophe peuvent être reformulés par la double affirmation suivante :
- D’une part, la machine ne peut pas remplacer l’homme de manière absolue, neutralisant ainsi toute théorie d’une substituabilité parfaite homme-machine. Certes, les nouvelles technologies peuvent repousser la frontière de substituabilité très loin, mais cela restera limité.
- D’autre part, le facteur humain ne devrait pas être dépouillé de sa liberté : celle-ci devant alors conférer aux travailleurs un sens critique, sans lequel ceux-ci restent l’équivalent de tout autre capital matériel. Les innovations qui n’offrent pas une opportunité au facteur humain la capacité de faire valoir pleinement son intelligence en toute liberté, pour atteindre les objectifs de l’entreprise, resteront incomplètes. Elles pourraient peut-être réduire les risques inhérents aux machines (au capital matériel), mais sans véritablement réduire ceux du facteur humain.
- Faciliter la collaboration/coopération entre les différents acteurs de l’entreprise
Les investissements dans les technologies numériques ne peuvent alors qu’influencer l’organisation même de la production. Cela étant parce que, visiblement, ces technologies agissent en favorisant le travail collectif à travers un axe de communication horizontale. De ce fait, il se peut que certains modèles économiques ne se focalisant que sur la productivité individuelle du travail et délaissant alors cet aspect collectif du facteur humain faussent la « mesure » de cette productivité, et donc la contribution des technologies numériques dans la croissance de cette productivité.
- Améliorer le rapport entre les deux types de facteurs de production : l’homme et la machine.
Cette amélioration (effective et attendue) devrait surtout être traduite en une meilleure utilisation du « capital matériel » par le « capital humain », et non l’inverse. A citer, par exemple, une sécurisation accrue des humains, la libération de l’homme vis-à-vis des tâches « automatiques » devant être attribuées aux machines, un meilleur pilotage du processus de production (connectivité, pilotage à distance, gestion d’alarme, etc.), etc.
Ce sont juste quelques-uns des impacts des technologies numériques sur l’organisation de la production : l’idée n’est pas d’en faire une liste exhaustive, mais seulement de démontrer que les investissements en ces technologies ne seront pas sans conséquence sur les facteurs de production, et sur l’entreprise dans son ensemble.
Certains auteurs veulent même affirmer que les impacts du numérique vont au-delà de l’entreprise prise individuellement. Ainsi, Corniou (2010, p. 93) cite par exemple le cas du web qui « a bouleversé, en quelques années, les modèles, les règles et les acteurs d’une industrie et de métiers ». Cela amène alors à reparler de l’expression « nouvelle économie » créant ainsi une distinction avec l’économie à l’ancienne. En fait, cette expression est associée aux impacts du progrès techniques, et plus particulièrement aux technologies numériques, sur la croissance économique. Il faut dire que le rôle de ces technologies dans la croissance spectaculaire enregistrée par l’économie américaine depuis la deuxième moitié des années 90 est au centre des débats. Au début même de cette période, certaines des mesures des impacts directs du numérique sur la productivité ont nié l’existence d’une corrélation positive sur ces deux variables. De là fut alors né le paradoxe de Solow : « On peut voir les ordinateurs partout sauf dans les statistiques de productivité » (1987, p. 36). Au fil des années, les recherches semblent converger vers l’infirmation de ce paradoxe, considéré alors comme devenu obsolète.
Mais, pour revenir aux impacts des technologies numériques sur les règles et lois relatives aux théories économiques, « la nouvelle économie » donne quelques points d’indice. En se référant par exemple à la courbe de Phillips (1958), le chômage est relié par une fonction négative à l’inflation. Or, depuis la fin du XXème siècle, avec la montée en puissance des investissements en TIC dans les entreprises, l’économie américaine a connu une inflation presque nulle avec un taux de chômage remarquablement très faible. Tout ceci témoigne de la nécessité de prendre en compte, non pas un facteur pris isolément (le plus souvent, le capital matériel), mais tous en tenant compte les diverses manifestations de cette « croissance » de production (que celle-ci soit tangible et mesurable, ou non). A Corniou (2010, p. 93) alors de résumer ainsi : « La transformation numérique ne se limite plus au monde de l’entreprise : elle couvre tous les usages de l’ensemble de la population mondiale. (…) Elle fait naître de nouveaux acteurs, mais elle en détruit aussi d’autres (…) Elle bouleverse les avantages concurrentiels classiques en accélérant les transformations ».
L’ère de la globalisation numérique impose alors aux dirigeants d’entreprise des défis majeurs, faisant en sorte que l’entreprise est contrainte de rompre avec certaines idées reçues pour profiter des éventuels bienfaits de la révolution numérique. Une meilleure allocation des ressources (et donc des facteurs de productions), étant donné que celles-ci connaissent de forte mutation, ne se limite plus à l’optimisation du budget informatique de l’entreprise. Les managers devraient alors se poser les bonnes questions pour mieux comprendre et agir : appréhender à la fois les conditions nécessaires aux investissements en technologies numériques et les conséquences de ceux-ci, à tous les niveaux de l’entreprise.
En somme, les investissements en technologies numériques ont poussé les entreprises à modifier et à adapter leurs manières de pensée sur l’organisation de la production. Cela vaut notamment dans la considération de chacun des deux types de facteurs de production (capital et travail). L’heure semble venue où « le capitalisme moderne, centré sur la valorisation de grandes masses de capital fixe » laisse beaucoup de place pour « un capitalisme postmoderne centré sur la valorisation de capital dit immatériel », c’est-à-dire le « capital humain » (Gorz, 2003, p. 11). En d’autres mots, l’appréciation de l’impact des technologies numériques sur la productivité ne peut ignorer la place devenant plus importante accordée (ou devant être accordée) au « capital humain ».
b. De l’emploi au travail : coexistence de deux réalités dynamiques du facteur immatériel
Depuis longtemps, le travail est presque toujours considéré comme un facteur de production plus ou moins important, souvent à l’égal du capital matériel. Il apparait toutefois que la vision capitaliste de ce facteur travail prédomine et le sera, au moins dans le moyen terme, bien que certains observateurs et grands penseurs commencent à se faire entendre sur les problèmes relatifs à cette capitalisation de la force du travail qu’est l’Homme. Dans ce contexte se distinguent alors quelques-uns de ceux qui défendent des idées plus humanistes et moins matérialistes, à l’image de Bernard Stiegler (2015) qui, pour sa part, oppose deux concepts habituellement confondus : l’emploi et le travail. Bien entendu, il s’agit d’une opposition conceptuelle et non nécessairement linguistique.
i.Le travail et l’emploi
Ainsi, Stiegler (2015, p. 22) défend l’idée que le « travail est toujours un savoir » et « mettre en œuvre un savoir, c’est travailler ». Dans ce sens, le travail ne serait, en aucune manière, être dépendant ou subordonné à une motivation purement et exclusivement matérialiste. Il en est par exemple, d’une activité de jardinage qui n’est pas uniquement réalisée pour en tirer les fruits matériels de cette activité. En fait, au sens de Stiegler (2015, p. 22), « le travail, c’est ce par quoi on cultive un savoir (…) en accomplissant quelque chose ». L’exemple du jardinage donne l’idée d’un partage de savoir « du vivant végétal » avec d’autres jardiniers, par exemple. C’est aussi le cas pour le développement d’un logiciel libre ou la participation au site Wikipédia : le premier but poursuivi ne serait point la recherche d’un salaire conséquent, mais surtout l’enrichissement de soi. Il faut tout de même souligner que cela n’exclut pas de manière absolue l’existence d’une récompense matérielle (gain d’argent, par exemple), mais l’essence est avant tout de se construire et de s’épanouir dans la vie (2015, p. 22).
Selon toujours les mots de Stiegler (2015), c’est à travers la « prolétarisation » du travail que s’est développé « l’emploi ». Au début du XIXème siècle s’opérait alors le transfert du savoir-faire des ouvriers vers les machines, et ces ouvriers devenant alors des prolétaires en se soumettant à cette sorte de dépossession (du savoir) en contrepartie d’un maigre salaire. Le penseur associe alors l’emploi au salariat, et à l’issu du taylorisme qui transformait les mains d’œuvre en automates, « le travail perd totalement son sens ». « L’emploi qui s’est développé depuis deux siècles à travers le salariat a progressivement mais irrésistiblement détruit le travail » (Stiegler, 2015, pp. 18, 22).
Stiegler (2015, pp. 22-23) définit ainsi l’emploi comme « ce qui est sanctionné par le salaire », permettant alors de redistribuer le pouvoir d’achat. Sur ce ton, il est fait référence à l’histoire de la lutte menée par les ouvriers pour sortir de leur misère d’antan et se faire reconnaitre dans leur travail (« emploi » au sens de Stiegler) par la classe dirigeante à travers l’augmentation de leurs salaires. Les industriels ont finalement répondu favorablement à cette requête, notamment lorsqu’ils ont compris que cela est aussi un meilleur moyen de transformer ces ouvriers producteurs en consommateurs, par la distribution du pouvoir d’achat qu’est le salaire.
Il peut être fait état des lieux que ceux qui travaillent vraiment dans la société contemporaine sont désormais minoritaires. En tout cas, ces véritables travailleurs (toujours au sens de Stiegler) existent « aux marges de la société consumériste ». En fait, « prolétariser signifie détruire le savoir », ce savoir qui « est toujours critique et exigeant » et qui « contredit la standardisation consumériste » (Stiegler, 2015, pp. 21, 23). Les employés ne travaillent donc pas, dans le sens où travailler implique une individuation, c’est-à-dire une création, une invention, une pensée, une transformation du monde. Autrefois, le travail était assimilé à « l’ouvrage », se rapprochant de l’expression « ouvrir un monde. Deux autres concepts contraires sont aussi utilisés pour mieux expliquer encore l’opposition entre travail et emploi. En effet, avec l’ouvrage, celui qui travail ouvre un espace singularisé en produisant de la « néguentropie » : diversification, bifurcation, inattendu, improbable, inespéré. De son côté, l’emploi est « entropique » par le fait qu’il ne crée que de la standardisation, une répétition machinale, et ainsi de la démotivation : c’est surtout la crainte du « chômage » qui maintient un semblant de motivation chez les employés (Stiegler, 2015, p. 23).
Dans ce problème de motivation au travail (et démotivation à l’emploi), Stiegler (2015) partage son point de vue en affirmant que le management lui-même est un témoin de cette démotivation dans l’emploi. En effet, la mise en œuvre de toute une technique pour « motiver » le personnel démontre que « cette motivation ne va pas du tout de soi ». Les différentes techniques managériales sont créées pour « dissimuler » le caractère ennuyeux d’un emploi.
Finalement, Stiegler complète cette conceptualisation antagonique travail-emploi en parlant d’automatisation et de « désautomatisation ». L’homme acquiert des automatismes culturels et sociaux tout au long de son éducation ; mais parallèlement, celui-ci contrarie aussi ses comportements d’origine psychobiologiques : c’est la désautomatisation pour pouvoir intérioriser d’autres automatismes qui sont désormais d’origine technologique. Pour un exemple parlant concernant le travail, l’artisan travaille avec des automatismes qu’il a obtenus au cours de son apprentissage, mais au fur et à mesure de ses pratiques, il modifie ces automatismes. C’est à travers sa capacité à « désautomatiser », à modifier ces automatismes, que cet artisan deviendra un homme du métier (Stiegler, 2015, p. 35).
La conception taylorienne de l’emploi, avec le « travail » à la chaîne, les ouvriers sont appelés à la reproduction d’automatismes de manière invariable, sans que ces ouvriers aient une capacité de désautomatisation. Dans ce sens, l’emploi est une interruption structurelle de cette relation automatisme et désautomatisation dans le travail. « Savoir faire un travail, c’est essentiellement avoir acquis des automatismes que l’on a tellement intériorisés que l’on en est devenu maître au point de pouvoir les désautomatiser. Travailler, c’est mettre en oeuvre une faculté d’inventer à partir d’automatismes reçus, que l’on a d’autant mieux intériorisés que l’on est capable de les désautomatiser » (Stiegler, 2015, p. 35).
ii.Vers la destruction de l’emploi et la renaissance du travail
Le développement des technologies numériques semble révéler ce que Karl Marx avait prédit sur la fin du capitalisme, ce que Stiegler rapporte comme « la crise du salariat et l’insolvabilité généralisée » (Stiegler, 2015, p. 27). Désormais, l’ère de la globalisation numérique, et ainsi la généralisation imminente de l’automatisation, serait en train de signer les dernières années du système de la prolétarisation du travail, c’est-à-dire l’emploi (dans les dix prochaines années, selon Stiegler, 2015, p.30).
En effet, pratiquement tous les grands acteurs du monde des affaires semblent être conscients de cette crise généralisée du chômage, et donc de l’emploi. Ainsi, le patron de Microsoft lui-même a prédit dans son discours, lors d’une convention à Washington en 2014 réunissant des grands hommes d’affaires américains, que « les gens ne réalisent pas combien d’emplois vont être remplacés par des robots » dans une période de vingt ans, à l’issu de cette tendance à l’automatisation de la société moderne (Bort, 2014). L’emploi ne sera préservé que pour une infime partie de personnes, en marge de la société. Stiegler (2015, p. 30) rapporte également le propos de Randall Collins « la réduction des emplois atteindra 70 % aux États-Unis dans les trente prochaines années » ; ainsi que l’intention de Foxconn de déployer un million de robots pour l’automatisation de ses usines, un investissement qui va coûter environ 11 milliards de dollars. En effet, les industriels semblent avoir bien compris les enjeux de la baisse tendancielle du taux de profit et se ruent vers les technologies numériques pour chercher les compléments qui manquent dans la productivité de leurs entreprises.
Stiegler (2015, p. 30) cite aussi quelques exemples marquant de l’évolution (réelle et potentielle) visible dans la société : des métros qui roulent tout seuls, et d’autres moyens de transport qui vont suivre cette tendance, les caissières humaines qui n’apparaissent plus dans les grandes surfaces, etc. « on aura de moins en moins besoin de salariés ». Ce mouvement va aussi encourager ceux qui n’ont pas encore pris la décision de prendre cette voie de l’automatisation, et en l’occasion, de la fin de l’emploi. Bien entendu, cette réalité n’est pas reconnue comme telle par tout le monde, et notamment en ce qui concerne les pouvoirs publics qui continuent à jouer des discours promettant le « plein emploi » (ou du moins la réduction du chômage). Mais, quelle que soit l’opinion du public (y compris les salariés qui semblent être inconscients de ce phénomène qui les concernent pourtant), les plus grands chefs d’entreprise du monde sont déjà conscients de cette fin tragique. Certes, l’emploi vivra encore, mais pourrait ne pas aller au-delà du moyen terme.
C’est dans cette perspective un peu sombre pour l’emploi que celle du travail commence à prendre de forme encore plus positive. Mais, qu’en est-il de ce véritable travail au sens de Stiegler (2015) et, surtout, existe-t-il déjà des formes de ce travail dans la société encore en voie d’une automatisation généralisée ?
Trois auteurs (cités au moins dans le présent papier) apportent des réponses manifestement positives à cette dernière question et ces réponses convergent vers une même réalité présentée sous différentes formes. En effet, les communautés du logiciel libre et de Wikipédia (pour ne citer que ces deux exemples très célèbres) considérée par Stiegler (2015) se confondent à celles des « hackers » dont Michel Lallement (2015) en fait une description remarquablement complète ; toutes ces communautés sont désormais désignées par André Gorz (2003, p. 87) par « Société de culture », un terme emprunté de Karl Marx (« Kulturgesellschaft », Marx, 1953, p. 231, cité par Gorz, 2003) promus par ce qu’il appèlle « les dissidents du capitalisme numérique »).
En fait, Wikipédia illustre bien le concept de travail (au sens de Stiegler), ce « travail gratuit » réalisés par ces « gens qui font cela parce qu’ils veulent prendre soin de ce à quoi ils tiennent » (Stiegler, 2015, p. 43). Wikipédia est un exemple parmi d’autres tous ceux qui réalisent quelque chose gratuitement sans qu’ils ont besoin que quelqu’un leur exige quoi que ce soit. Il se distingue en revanche de certaines autres « contributions » qui, même réaliser gratuitement en première apparence ne le sont finalement pas, en ce qui concerne les premières intentions des contributeurs concernés. Stiegler (2015, p. 43) ces contributions comme étant une « hyper-prolétarisation rémunérée à la micro-tâche », formant le netariat, une communauté de salariés d’un autre genre très développée dans l’ère de la globalisation numérique[5]. Mais, Wikipédia se démarque aussi de certaines entreprises propulsées également par le numérique et qui font travailler gratuitement des contributeurs (qui sont d’ailleurs des internautes) : ces entreprises en tirent ainsi des profits considérables de cette exploitation, sans effectuer une redistribution conséquente à la vie de ces contributeurs ; bien au contraire, elles auraient souvent des effets néfastes dans la société contemporaine au moins sur le plan socioéconomique (selon le philosophe).
Stiegler raconte également ses expériences avec l’INA lorsqu’il a travaillé avec des ingénieurs et des développeurs sur le logiciel libre dans une conception du travail sensiblement différente de celle dominante dans l’actuelle société. Bien qu’il s’agirait d’un travail industriel, « il est fondé sur le développement et le partage des responsabilités et des capacités, ne conduisait pas à la prolétarisation, mais, tout au contraire, installait la déprolétarisation au cœur d’une nouvelle logique économique fondée sur la valorisation et le partage des savoirs » (Stiegler, 2015, p. 25). Dans le logiciel libre, la coopération entre développeurs nourrit ainsi les savoirs des participants. Ces derniers sont actifs de manière spontanée, porteurs d’initiatives sans que personne ne leur ait imposé la moindre exigence dans ce sens. Désormais, le mouvement issu du logiciel libre a débuté au tout début des années 80 aux Etats-Unis et s’est répandu dans bien d’autres secteurs que celui du logiciel libre, surtout à partir de la deuxième moitié des années 90.
C’est en effet à propos de ce mouvement que Lallement (2015) fait référence lorsqu’il parle de cette « conception du faire » chère aux hackers, les défenseurs du logiciel libre. En fait, l’éthique de cette communauté repose sur « la volonté de créer et de partager en se défaisant des contraintes imposées par le marché, la rentabilité, le droit de propriété » (Lallement, 2015, p. 5). Ce « faire » (« make ») concernerait actuellement des pratiques de nature dépassant le seul domaine de l’informatique, ne serait-ce que pour parler des activités réalisées par les membres des espaces collaboratifs, que sont les hackerspaces ; il faut dire que les formes organisationnelles sont multiples suivant le choix d’orientation (activités relatives à la technologie, activités de gratuité, etc.), qui peuvent varier également géographiquement[6], sans qu’il y ait de véritable différence autre qu’organisationnelle. La diversité des activités est aussi témoignée par celle des outils mis en avant dans l’exercice du travail, « allant de la râpe à bois au micro-ordinateur en passant par les imprimantes trois dimensions (3D), les fraiseuses ou les machines à couper au laser » (Lallement, 2015, p. 6). Il faut tout de même préciser que le numérique joue un rôle de propulseur dans l’expansion de ce mouvement : « Ce mouvement est souvent présenté par ses promoteurs les plus médiatisés comme un mélange de révolution technologique et de retour aux sources grâce à la valorisation des compétences les plus ordinaires » (Lallement, 2015, p. 49).
Lallement (2015, p. 57) est plutôt d’accord avec une définition du hacking (en citant Pekka Himanen et Kenneth McKenzie Wark) : « la possibilité de faire quelque chose de et avec le monde, et de vivre des surplus produits grâce à des opérations abstraites appliquées à la matière (nature) – n’importe quel type de matière » ; et les hackers (trop souvent associés à tort aux pirates informatiques) : « toutes les personnes qui « veulent réaliser leur passion avec d’autres et créer quelque chose de positif pour la société avec lequel ils obtiendront la reconnaissance de leurs pairs ». Ces définitions embrassent ainsi l’exigence fondamentale sur laquelle le « faire » est fondé : « tenir le travail pour une finalité en soi ».
Il faut reconnaitre que cette conception du « faire » peut être encore considérée comme à la marge de la société si comparée à la conception dominante du travail, associée à l’ultralibéralisme. Toutefois, ce mouvement du « faire » intéresse bien plus que les amateurs de l’informatique, et tend à se répandre très rapidement, à en croire par exemple, la petite historique illustrant l’évolution du CCC (Chaos Computer Club), un des hackerspaces les plus renommés à l’échelle planétaire, selon Lallement (2015, pp. 6-9) : si trois décennies après sa naissance (1981), l’organisation comptait plus de trois 3500 membres avec un millier de lecteur de son magazine, elle serait dotée de 1000 nouveaux adhérents deux ans plus tard, regroupant alors 26 clubs. Aussi, il est attendu que la montée en puissance de l’automatisation projetée en avant par les technologies numériques va amplifier ce regain d’intérêt pour le « travail » au sens de Stiegler, d’autant plus que l’emploi est voué à disparaitre (ou du moins, à se raréfier). D’ailleurs, Stiegler semble se réjouir à l’idée que l’automatisation généralisée va inévitablement conduire à une forte crise de l’emploi, constituant alors une « très bonne nouvelle » pour constituer une société fondée sur le « vrai travail » (Stiegler, 2015, p. 32). Il serait possible enfin de voir les employées libérés de l’emprise de la prolétarisation, et se distinguant des automates (machines).
En somme, le développement du numérique construit un cadre d’opportunité pour la substitution de l’emploi par le travail (au sens de Stiegler, 2015).
c. Une double conception de la production/productivité (suivant des dimensions associées au travail et à l’emploi)
Comme approfondissement des réalités concernant cet antagonisme entre « emploi » et « travail » (au sens de Stiegler, 2015), une double conception cherchant à tirer profit du numérique : le capitalisme dans sa mutation d’une part, et un autre modèle qui devrait être prise comme alternative à l’échec de ce capitalisme, d’autre part.
Désormais, Gorz (2003, p. 11) retient l’attention sur la mutation qu’a connu et que continue de connaitre le capitalisme dans la tentative de ce dernier à infirmer les affirmations qui prédisent la fin du capitalisme. Le philosophe français illustre ainsi un échec se traduisant par une crise de l’exploitation du capital humain qui serait un aboutissement de cette mutation. En fait, il s’agit surtout de changement de point d’appui pour le capitalisme, allant du capitalisme moderne misant sur le capital fixe matériel vers le capitalisme postmoderne, mettant cette fois le capital immatériel qu’est le capital humain. De telle mutation se traduit ainsi par celle du travail : allant du « travail abstrait simple » vers le « travail complexe ». Il s’ensuit également un changement au niveau des unités de mesure de ce travail (notamment pour mesurer la productivité de celui-ci) (Gorz, 2003, p. 11).
Le capitalisme moderne serait ce que Stiegler (2015, p. 20) désigne par « prolétarisation industrielle », c’est-à-dire la destruction du savoir qui serait de trois types : les savoir-faire des travailleurs, ceux des consommateurs (surtout avec l’ère du consumérisme), et les savoirs conceptuels (ceux formulés par des règles de pensée sous la critique des pairs débattant ces savoirs). Le taylorisme est une manifestation concrète de cette prolétarisation dans le capitalisme moderne, ayant même transformé les hommes en automates à travers une hyper-division des tâches dans le travail. Avec le fordisme, le prolétariat devient alors consommateur lorsque les gains de productivité obtenus commençaient à être utilisés pour augmenter le pouvoir d’achat des salariés (Stiegler, 2015, p. 28).
La suite, concernant le capitalisme post-fordisme est explicitée (par Gorz, 2003, pp.17-18) par les différences de celui-ci avec le taylorisme :
- Avec le taylorisme, les travailleurs étaient dépouillés de leurs savoirs, de leurs habiletés. C’est l’époque où le facteur travail est considéré comme l’équivalent du capital matériel : il arrive même que c’est la machine qui pilotait les hommes et non le contraire (c’est-à-dire, conditionnait les tâches à faire par les travailleurs). C’est ainsi l’œuvre de la prolétarisation industrielle évoquée par Stiegler(2015, p. 27).
- Dans le post-fordisme, le bagage culturel des travailleurs (acquis par des activités essentiellement extraprofessionnelles) serait plus que nécessaire dans leur travail pour favoriser en eux des caractères devant accroitre leur productivité (vivacité, coopération et capacité d’improvisation). Le travail étant alors considéré comme « s’étant produit et continuant à se produire lui-même» (Gorz, 2003, p. 18).
Dans son ouvrage « l’immatériel », Gorz (2003) insiste entre autres sur une crise de l’exploitation du capital immatériel par les entreprises, une crise due essentiellement à la métamorphose du capital humain. Ainsi, l’auteur décrit de manière détaillée cette mutation à partir du moment où les industriels ont compris l’intérêt de prendre soin la force du travail dans l’ère du « capitalisme cognitif » (knowledge economy) ou « société de la connaissance » (knowledge society), la connaissance devenant alors la force productive principale. La production arrive alors à un point où, selon la prédiction de Marx (1953, pp. 592-593), cette connaissance allait être « la principale source de richesse », d’autant plus qu’elle devrait dépendre de moins du temps de travail fourni mais plutôt « du niveau général de la science et du progrès de la technologie ». Ainsi, le plein développement des individus est considéré comme producteur de capital fixe, le capital humain.
Mais, au fil du temps, l’entreprise se focalise plutôt sur l’intelligence, la capacité imaginative et le savoir comme constituant de ce capital humain, et non pas sur la science ou la connaissance. Avec l’informatisation de l’industrie, la coopération et la communication entre opérateurs sont devenues une composante principale du travail, conditionnant alors la performance. Il n’a plus été possible de se référer au temps de travail pour mesurer la performance individuelle, d’où l’idée de la gestion par objectifs, et le travail devenant donc comme une prestation de service (Gorz, 2003, pp. 13-16). L’important pour l’entreprise est de laisser « se reproduire » lui-même le capital humain comme une ressource gratuite et qu’il suffit d’exploiter par la suite cette capacité à se reproduire, d’où la confusion entre travail immatériel et le travail de production de soi. Désormais, le travailleur n’a presque plus la possibilité de « savoir à partir quand nous sommes « en dehors » de ce qui peut nous être demandé au travail (…) A la limite, ce n’est plus le sujet qui adhère au travail ; ce serait plutôt le travail qui adhère au sujet » (Gorz, 2003, p. 22)
Cependant, les grandes firmes savent pertinemment qu’il n’est pas vraiment possible d’obtenir des travailleurs une implication totale « dans le cadre d’un rapport salarial », étant donnée la séparation que ce dernier établit entre les parties prenantes (employeurs et salariés). Les travailleurs ont alors tendance à vouloir se reconnaitre plus dignes que ce qu’ils font professionnellement, et il s’ensuit une fuite en dehors de cette emprise du capitalisme cognitif pour réellement exercer pleinement leurs capacités (expliquant alors la prolifération des communautés des dissidents de ce capitalisme). Les entreprises comprennent donc que l’abolition du salariat est inévitable pour l’avènement du « self-entreprenariat » : la force du travail est alors externalisée. Le phénomène se rapproche même d’une extrémité où la vie elle-même devient le plus précieux des capitaux ; toute activité est un business ; tout est marchandise. Mais, « cette vision ignore les aléas qui pèsent désormais sur tout travail » : dépendance des travailleurs à un seul ou d’un petit nombre de grands groupes contrôlant au profit de ces derniers le niveau d’emploi, d’une part ; précarité des consommateurs potentiels devenant rarement solvables (Gorz, 2003, p. 28).
In fine, la maîtrise du travail immatériel tend à échapper du contrôle de l’entreprise : le travail tend à sortir du cercle de l’entreprise, vers la fin du salariat, et ainsi de l’emploi (au sens de Stiegler, 2015) et du chômage (conséquemment).
Stiegler propose ainsi comme alternative à cet échec du capitalisme à vraiment apporter des solutions viables concernant l’emploi, un tout autre modèle basée sur ce qu’il appelle « économie de contribution ». Cette dernière se manifeste déjà à l’aune de ce qui se passe avec Wikipédia et le logiciel libre dans une nouvelle conception du travail car se détachant de la conception capitaliste dominante. Cette nouvelle conception « repose sur un dépassement de la propriété industrielle basée sur le brevet et qui nourrit la réflexion sur ce que l’on appelle les commons » (Stiegler, 2015, p. 25). Ces commons sont désormais des biens régis par des licences de droit de propriété partagée et d’usage, constituant ainsi un cadre de référence pour cette économie contributive.
Gorz (2003, p. 88) se rejoint à cette idée de dépassement du capitalisme en insistant que le principal facteur en est le capital humain lui-même, louant par l’occasion la lutte menée par ces artisans du logiciel libre. Ces derniers s’opposent désormais à la privatisation des moyens d’accès au savoir qui est d’ailleurs un bien commun (se rejoignant ainsi aux commons). Lallement (Lallement, 2015) semble vouloir épouser également ces idées dans ce qu’il désigne par le mouvement du « faire », avec toutefois une nuance au niveau du rapport de celui-ci avec les existants (sans détachement complet avec certaines composantes du capitalisme), tant que la pratique productive trouve en elle-même sa fin : l’auteur qualifié ainsi de « faire » « une activité qui, à la condition de répondre à l’exigence première de conformité aux désirs personnels, peut être gouvernée par un souci d’efficacité ou ne pas exclure tout lien avec des institutions comme le marché ou l’État » (« du moins, dans un premier temps ») (Lallement, 2015, p. 13).
En somme, entre ces deux conceptions, ces deux modèles discontinus où le premier (capitaliste) devant laisser la place au second (fondé sur le véritable travail au sens de Stiegler, 2015, ou le « faire » selon Lallement, 2015), une réalité s’impose : le concept de « productivité » au sens du strictement mesurable, relatif à l’économie à l’ancienne, devient caduc, et une ambiguïté s’installe.
d. La productivité : davantage d’ambiguïté avec la transformation numérique
Dans le modèle du capitalisme cognitif, Gorz (2003) évoque aussi une autre crise : celle de la mesure de la valeur, rendant caducs notamment les moyens traditionnellement utilisés pour mesurer la productivité. Ainsi, il n’est plus question de se référer à la quantité de travail social contenu dans les marchandises pour quantifier leur valeur, puisque désormais elles contiennent principalement de connaissances, d’intelligence et d’informations. Ces contenus ne sont bien évidemment pas mesurables en unités abstraites : « Elle recouvre et désigne une grande diversité de capacités hétérogènes, c’est-à-dire sans commune mesure » (Gorz, 2003, p. 34), dont le jugement, le sens esthétique, la capacité d’adaptation, etc. De même que les forces de travail sont ainsi rendues non mesurables, leurs produits par conséquent. Il s’ensuit immédiatement « une crise de la mesure de la valeur » (p. 34), et cette crise se répand à « la définition de l’essence de la valeur » et, de manière générale, au « système des équivalences qui règle les échanges marchands » (p. 35).
Or, il n’est pas non plus question pour le capital de ne pas considérer ce capital humain, de se priver de son appropriation, sa valorisation, et ainsi sa « capitalisation ». En fait, en tant que capital, la force du travail doit par exemple être économisée et contrôlée ; mais il apparait difficile (voire impossible) d’opter effectivement pour cette capitalisation. En d’autres termes, parler de la contribution des technologies numériques (des éléments essentiellement produits du capital immatériel) devient encore plus ambigüe que l’entreprise investit davantage dans ces technologies pour produire. Avec l’ère de la globalisation numérique, le capitalisme devrait avouer que le travail est bien plus qu’un élément équivalent à d’autres éléments matériels, d’autant plus que l’emploi se rapproche de sa période d’extinction (ou du moins, de raréfaction) et inversement pour le véritable travail (au sens de Stiegler, 2015).
S’il en est pour le modèle capitaliste à propos de cette ambiguïté à trouver un standard de mesure de la productivité du travail (et ainsi de l’évolution de cette dernière), il en devrait être davantage pour dans tout modèle faisant valoir ce véritable travail. Certes, il n’est plus à démontrer la contribution du numérique dans l’amélioration du travail, bien que la mesurabilité de celle-ci n’est certainement pas évidente. Il importe de se rappeler que a permis, par exemple, à l’extension du périmètre de partage du savoir dans la réalisation d’un travail, en pensant au logiciel libre, en l’occurrence. Il en résulte d’adopter d’autres systèmes pour récompenser en quelque sorte ce travail, en alternative au salariat du régime capitaliste.
Stiegler (2015, p. 47) explique d’ailleurs le principe de l’économie contributive, ne se basant plus sur d’indicateurs de croissance selon les standards de l’économie capitaliste. Il y aurait effectivement de croissance, au sens de Stiegler, mais seulement celle « capable d’engendrer de nouveaux processus d’individuation et un nouveau type de valeur pour sortir de l’Entropocène ». Le philosophe plaide ainsi pour un « revenu contributif » qui se distingue du « revenu d’existence », le premier étant « alloué sur le modèle des droits spécifiques au régime des intermittents du spectacle » (p. 40). Concernant cette conception du revenu contributif, Stiegler écarte le terme « compétitif » pour préférer celui « d’émulatif » (mais aussi « néguentropie », « inventivité ») pour insister sur la singularité de chaque créateur/travailleur. La notion de valeur va donc au-delà de la quantification, faisant place à une nouvelle forme de valeur (la valeur dite pratique/néguentropique) appréciée sur la capacité (en termes de savoir-faire, savoir-vivre et savoir-concevoir pour produire de la singularité) du travailleur à élever le niveau général de l’intelligence collective (p. 41).
De son côté, Gorz (2003, p. 31) plaide pour un revenu qui « n’exige ni ne rémunère rien : sa fonction est, au contraire de restreindre la sphère de la création de valeur au sens économique en rendant possible l’expansion d’activités qui ne créent rien que l’on puisse acheter, vendre, échanger contre autre chose, rien donc qui ait une valeur (au sens économique) mais seulement des richesses non monnayables ayant une valeur intrinsèque ». La valeur ne serait plus alors confinée à ce qui est uniquement utile à la production du point de vue fonctionnel : prise en compte de capacités dépassant toute fonctionnalité productive. Pour être concis, les composantes de la valeur, et ainsi de la productivité, sont avant tout qualitatives.
Tout en parlant de solution à la crise du capitalisme, et plus particulièrement à celle de l’emploi, Stiegler, Gorz avancent des propositions pour bâtir un nouveau modèle de société, et ces propositions conditionnent ainsi la « productivité » du travail dans ce nouveau modèle. En fait, Stiegler (2015, p. 51) souligne qu’il « faut absolument tout repenser », une idée appuyée par Gorz (2003, p. 84) la nécessité d’aller « vers une autre économie ». Cependant, il serait important de bâtir une « économie de transition » (entre l’économie consumériste et l’économie de contribution) pour préserver d’abord les lendemains sur le passé qui est en passe de disparaitre (sur le court terme), tout en discutant du long terme (entre partenaires sociaux, essentiellement). Stiegler (2015, p. 52) suggère aussi une expérimentation et une recherche contributive, en créant par exemple un revenu contributif pour les jeunes, et/ou encore des zones d’exception (pour expérimenter certains modèles). Par ailleurs, il faudrait inventer une autre manière d’allocation des ressources, qui serait « favorable à la solvabilité du système nouveau fondé sur l’automatisation », d’une part, et « productrice de capacitation et (…) d’une valeur d’un nouveau genre, au-delà des valeurs d’usage et d’échange, néguentropique, d’autre part ». D’ailleurs, Gorz (2003, p. 87) avance qu’il est fondamental de subordonner la rationalité économique (telle qu’elle a été conçue dans la société capitaliste) par une nouvelle rationalité par des critères de développement humain, en l’occurrence.
En résumé, le capital humain est au cœur de la crise du capitalisme et des solutions pérennes devant être adoptées à de telle crise. Les technologies numériques apporteraient des effets positifs certes non quantifiables mais certainement observables sur la « productivité » du vrai travail, surtout lorsqu’elles sont au centre de la « mort de l’emploi » au sens de Stiegler (2015). Dans ce contexte, les capacités humaines deviendraient la richesse elle-même, dès lors que l’économie cesse de dominer dans la société (Gorz, 2003, p. 85). En somme, l’ambiguïté se place dans la quantification de la contribution du numérique dans la productivité et non dans l’effectivité et la significativité de cette contribution.
Conclusion
De manière directe, la transformation numérique a d’impacts certains sur l’organisation de la production et notamment sur les facteurs de production. Il faut dire que ces impacts agissent d’abord sur le facteur matériel, en améliorant directement (du moins sur le plan théorique) leur productivité. De telle amélioration directe s’inscrit entre autres dans la substitution du facteur humain par des machines, relativement plus performantes car associées à un niveau de risque moindre. L’impact des technologies numériques sur le facteur travail est alors apprécié indirectement au sens que celles-ci tendent à réduire la place des salariés dans le processus de production. Dans cette voie vers l’automatisation généralisée de la société, propulsée par les technologies numériques, il est même prévu, et les grands acteurs du monde des affaires en sont conscients, la raréfaction (voire la fin) de l’emploi.
D’ailleurs, le capitalisme est confronté à une crise de l’exploitation du capital immatériel, ce dernier ayant gagné une place centrale dans le processus de production, par rapport au capital matériel. En effet, ce capital immatériel, dont la connaissance en est une composante principale, tend à s’échapper du contrôle de l’entreprise. De plus, le capitalisme souffre aussi d’une crise de la valeur, c’est-à-dire qu’il est devenu de plus en plus complexe, voire impossible, de chercher à quantifier la valeur de ce capital humain. En outre, la conception dominante du « travail », celle du capitalisme, est largement contestée par un nombre croissant d’individus qui voient dans l’ultralibéralisme un système qui ne profite qu’à une minorité qui exploite la masse de salariés et des consommateurs.
Une autre conception du travail (en rupture avec celle du capitalisme), fondée sur le savoir et la néguentropie dans le « faire », commence ainsi à émerger, profitant de cette fin inévitable du salariat et généralement de l’emploi, au sens de Stiegler (2015). Bien que la contribution du numérique dans le développement du travail dans cette autre conception est indiscutablement effective, elle n’en reste pas moins impossible à quantifier, voire davantage. En effet, la croissance existe dans ce nouveau modèle, mais elle s’apprécie essentiellement dans des dimensions nécessairement quantitatives, d’où l’emploi des termes « émulation », « invention », etc. à la place de « compétition » ou de « compétitivité ». Toutefois, force est de reconnaitre que la quasi-totalité des composantes de ce nouveau modèle reposent encore sur des hypothèses, et il faudrait alors trouver les ressources nécessaires pour expérimenter et éventuellement valider celles-ci.
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Note d’articulation
Le choix des deux disciplines d’étude (les sciences économiques et la philosophie) s’est surtout basé sur le thème (de l’étude) d’abord. Certes que ce dernier touche pratiquement tous les domaines, mais plus particulièrement l’économie, en ce qui concerne la productivité, mais aussi en considérant les technologies numériques comme input dans le processus de production. Les sciences économiques utilisent surtout des outils rigoureux comme la mathématique et la statistique, mais elles conceptualisent également à travers des théories très influencées par la conception dominante qu’est le capitalisme ; il apparait ainsi utile de compléter l’étude par des outils permettant plus de réflexion critique : d’où l’intérêt d’une partie philosophique.
Il faut admettre que chercher à appréhender l’impact des technologies numériques sur la productivité est une opération qui peut se révéler complexe, mais les analyses à travers les deux disciplines (sciences économiques et philosophie) ont permis de réduire cette complexité. En effet, les deux papiers (associés aux deux disciplines) montrent au moins deux réalités :
- D’un côté, il y a les limites de certains outils scientifiques à expliquer des phénomènes se présentant comme simples à appréhender en apparence, mais renfermant tout de même des pièges qui ne peuvent être évitées qu’avec des analyses sur des angles différentes. Ainsi, le constat d’absence de corrélation positive entre les investissements en technologie numérique et la croissance de la productivité, un constat exprimé à travers le paradoxe de Solow (1987), est le résultat d’une analyse faite en ignorant certains axes devant expliquer mieux le phénomène. D’ailleurs, ce paradoxe finit par être infirmé lorsque sont pris en compte des éléments tels que la relative faiblesse de la diffusion des TIC (notamment au moment de la formulation du paradoxe, c’est-à-dire, en 1987), les problèmes d’outils de mesure, ou encore l’existence d’un temps d’adaptation. Aussi, le fait de ne prendre en considération que la conception capitaliste de la productivité (et donc seulement les réalités de l’entreprise dans une économie marchande) peut conduire à des conclusions hâtives ne prenant pas en compte les aspects purement qualitatifs du travail, et ainsi de ceux de productivité.
- D’un autre côté, et découlant de la précédente réalité, il y a aussi la complémentarité des études réalisées en mobilisant des outils différents associés à des disciplines différentes. Ainsi, la partie économique cherche à appréhender l’impact direct de la transformation numérique, en usant d’outils nécessairement mathématiques, statistiques et de la comptabilité. Cette partie se focalise alors essentiellement sur des analyses quantitatives. En revanche, la partie philosophique s’intéresse plutôt à l’impact sur l’organisation du travail à l’aide de réflexion critique et des outils sociologiques, voire de l’anthropologie. Il faut dire que l’ensemble de ces deux papiers permettent des analyses plus riches car plus complètes, et donc une vue plus large du phénomène étudié.
Du point de vue aussi bien philosophique qu’économique, la transformation numérique qui s’est opérée et continue à s’opérer dans la société moderne est loin d’être neutre en ce qui concerne la productivité du travail. Il suffit d’apprécier la mutation qu’elle a entrainée à plusieurs niveaux relatifs au travail et à la production :
- Elle a profondément modifié l’organisation de la production et celle du travail (en permettant par exemple d’améliorer la collaboration et la coopération des travailleurs). Si de telle modification ne s’est pas réalisée (ou tout simplement n’a pas été réalisée), alors que le degré d’intégration de ces technologies numériques est élevé, l’amélioration de la productivité attendue ferait probablement défaut.
- Elle a entraîné une mutation de l’appareil productif qui devrait alors être plus performant : plus de précision, moins de risque, plus flexible et plus évolutif, etc. De ce fait, l’homme est de plus en plus remplacé par la machine, surtout dans les tâches d’automatisme. En d’autres mots, l’intégration massive des technologies numériques dans la production implique une réallocation des ressources qui mène inévitablement (même de manière progressive) à la destruction de l’emploi.
En fait, les analyses économiques de l’impact des technologies numériques sur la productivité s’arrêtent trop souvent sur le moyen terme. Dans l’ordre de la complémentarité entre les deux disciplines, le relais est alors pris par la philosophie dans une vision plus large, dépassant les limites imposées par la conception dominante de la notion de travail, la conception capitaliste ayant affecté parfois les théories et modèles économiques. Il est alors possible de résumer les impacts (puisque, in fine, il s’agit d’effets multiples et non pas unique) de ces technologies sur la productivité du travail de la manière suivante :
- Dans un premier temps, les entreprises investissant en TIC devraient connaitre une profitabilité accrue au bénéfice des industriels (ou plutôt, des investisseurs) en terme de hausse de la productivité. Cette hausse concerne aussi bien la quantité que la qualité de la production. Des études dont certains se basant sur des modèles économétriques, peuvent confirmer cette contribution positive et significative des technologies numériques à la hausse de la productivité.
- Ensuite, dès lors que ces investissements en TIC entrainent la destruction de l’emploi (avec l’automatisation généralisée de la société moderne), ils mettent en avant également la crise du capitalisme. Cela conduit donc à reconsidérer une toute autre conception du travail qui ne se développe autrefois qu’à la marge de la société, mais ne cesse de susciter l’intérêt d’un nombre accru d’individus : la conception d’un travail « néguentropique » en opposition à l’emploi qui prolétarise les salariés (au sens de Stiegler, 2015). De manière plus concise, ces investissements en TIC conduit à la fin de l’emploi et à la renaissance de ce travail « néguentropique » : les tâches qui ne permettent pas un épanouissement de l’être sont alors attribuées à des machines (libérant ainsi l’humain de cette forme de servitude) ; il convient ensuite d’affecter les hommes à de véritable travail humanisant.
- La crise du capitalisme (ainsi qu’à la crise de l’exploitation du capital immatériel et à la crise de la mesure de la valeur et de ce capital immatériel) et de l’emploi (destruction de l’emploi avec l’automatisation généralisée) rajoutent encore plus d’intérêt à la prise en compte d’autres aspects non nécessairement quantitatifs (et donc non mesurables) des composantes du travail. Cela agit alors sur la manière de voir la productivité et son évolution : la question de productivité du travail sort alors du seul domaine du mesurable, du monétaire et/ou monnayable, voire de l’économie marchande, pour considérer d’autres valeurs essentiellement qualitatives (l’inventivité, la singularité, le développement humain, etc.). Ainsi, la transformation numérique met surtout en avant les composantes qualitatives de la productivité, au détriment parfois de ses composantes strictement quantitatives.
- Finalement, la transformation numérique déplace le centre d’intérêt de l’appréciation de la productivité du travail, allant de l’entreprise (et ses propriétaires) vers les travailleurs. Certes, l’entreprise est le première grande bénéficiaire de la hausse de la productivité engendrée par cette transformation numérique, et cela dans un horizon de moyen terme. Mais, au-delà de cette période faste pour l’entreprise, dans un tout autre modèle forcément en rupture avec le capitalisme, la productivité d’un travail se mesurerait surtout en tenant compte l’intérêt général (des travailleurs, et généralement de tous).
En somme, les technologies numériques ont un rôle de catalyseur. D’abord, au niveau des entreprises productives dans le modèle capitaliste, ces technologies accroissent la productivité des facteurs de production de ces entreprises, et cela peut être apprécié à l’aide des outils de mesure quantitative, même si ceux-ci restent toujours perfectibles. Ensuite, au niveau du travail (au sens de Stiegler, 2015) dans un autre modèle dit « de contribution », ces technologies améliorent encore la productivité, mais dans le sens où cette amélioration agit avant tout sur les savoirs des contributeurs, et ensuite sur l’intérêt général à travers le produit de ce travail.
[1] Les TIC (qui est une partie de l’économie qui collecte, traite/exploite, transforme et diffuse les informations) sont généralement confondues au numérique dans ce papier ; en effet, celles-ci étant constituées de 3 composantes principales : les matériels informatiques (hardware), les logiciels (software), et les systèmes de communication.
[2] Part de revenu générée par les ordinateurs des secteurs marchands non agricoles de 1993-1995 (Mairesse, Cette et Kocoglu, 2000).
[3] L’économiste lui-même aurait reconnu l’obsolescence du paradoxe. Uchitelle L. (2000) « Economic view : productivity finally shows the impact of computers », New York Times, 12 mars.
[4] http://www.observatoire-du-numerique.fr/usages-2/grand-public.
[5] Ariel Kyrou, le journaliste ayant réalisé l’entretien avec Bernard Stiegler (2015), appellent ces salariés payés à la micro-tâche comme des « turkers », en liaison avec la plateforme Amazon Mechanical Turk.
[6] Le hackerspace, qui est un lieu communautaire destiné à des rencontres et des travaux sur des projets par des individus, concerne une organisation de la côte ouest des Etats-Unis.
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