Interactions entre le droit de la concurrence et le droit de la propriété intellectuelle : Une perspective contemporaine
PLAN
Introduction
- Les interactions entre le droit de concurrence et le droit de propriété intellectuelle
- Entre contradiction et complémentarité
- Deux droits en contradiction
- Les droits de propriété : source de situations monopolistiques
- Le droit de la concurrence : facteur de régulation du marché
- Les arguments en faveur de la complémentarité
- Evolution jurisprudentielle
- Le conflit entre le maintien d’une libre concurrence et la protection des droits d’auteur
- L’affaire Microsoft
- L’appréhension du droit de la concurrence par le droit de la propriété intellectuelle
- La théorie des facilités essentielles
- L’utilisation stratégique du droit de la concurrence
- L’intervention des autorités de la concurrence
- Intervention illégitime
- Intervention légitime
Conclusion
Bibliographie
INTRODUCTION
Le droit de la concurrence et le droit de la propriété intellectuelle n’est pas un thème nouveau. Ce sont deux branches très modernes du droit qui suscitent toujours et encore l’intérêt des juristes et économistes. Depuis maintenant deux décennies en effet, des études approfondies ont été menées sur les relations qui existent entre ces deux disciplines, car il s’avère que les points de rencontre et de friction de ces droits ne cessent de croître.
Aujourd’hui la question relative au droit de la concurrence et au droit de la propriété intellectuelle connaît une dimension nouvelle. L’interaction entre ces deux sphères du droit est perçue comme une remise en cause d’un équilibre préétabli dans lequel chaque droit s’exerce dans son domaine d’application. Certains pensent qu’il existe une totale contradiction entre elles, d’autres prônent leur complémentarité.
D’emblée, il nous faut définir ces deux notions. Le droit de la concurrence, tel que le droit le définit, connaît deux acceptions. Du point de vue stricto sensu, il désigne un corps de règles qui permettent de réprimer ceux, qui de différentes manières, entravent le libre jeu de la concurrence, notamment en constituant des ententes ou en exploitant une position dominante. D’un point de vue lato sensu, il est défini comme étant un ensemble de règles juridiques gouvernant les rivalités entre agents économiques dans la recherche et la conservation d’une clientèle. Le droit de propriété intellectuelle se réfère à l’ensemble des dispositions légales accordant à des auteurs et inventeurs, des droits exclusifs sur leurs œuvres ou leurs inventions durant une période déterminée dont la durée dépend du type de droit concédé (droit d’auteur, brevet, marque, etc.). Il faut également souligner que la propriété intellectuelle est un ensemble composé, d’une part, des droits de propriété industrielle et, d’autre part du droit d’auteur.
Il est vrai que plusieurs points distinguent ces deux droits. Ils diffèrent en effet de par leurs champs d’application, des objectifs qu’ils visent et de par la spécificité des institutions chargées de leur mise en œuvre. Mais malgré une grande divergence, le droit de la concurrence et le droit de la propriété intellectuelle apparaissent en principe comme deux instruments compatibles et complémentaires poursuivant les mêmes finalités.
Le droit de la concurrence vise deux principaux objectifs. D’une part il s’attèle à promouvoir un effet sur le marché des produits pour que les consommateurs puissent accéder à ces produits aux meilleures conditions. D’autre part, il promeut également la concurrence pour faciliter l’accès aux marchés des nouveaux produits et des nouvelles technologies. Force est de constater que la concurrence peut constituer un levier qui incite de manière appropriée à l’innovation, ceci étant dans la perspective d’échapper précisément aux contraintes du processus concurrentiel qui régissent les marchés existants. Puisqu’une pression concurrentielle existe sur le marché, la concurrence offre en effet une possibilité de se soustraire à celle-ci. Pour le marché donc, la concurrence sert d’aiguillon ou incite à investir dans l’innovation. Toutefois, il convient de noter que cet aiguillon peut être insuffisant. Tel est ainsi le cas pour l’investissement de R&D qui est la plupart du temps doté d’un risque, d’autant plus que les résultats escomptés ne permettent pas toujours à leur auteur de récupérer leur coût. Dans ce cas, l’existence d’un droit de propriété intellectuelle restaure l’incitation à investir en R&D puisque grâce à lui, l’investisseur détient un droit de propriété exclusive qui lui permet de recouvrir son investissement initial.
Il convient également de mentionner que les autorités communautaires ne sont pas toujours favorables aux droits de propriété intellectuelle. En effet il a été établi que ceux-ci, étant des droits nationaux, témoigneraient d’une opposition à l’achèvement du marché commun. Cette hostilité aux droits de propriété intellectuelle est attestée par la doctrine de l’épuisement des droits intellectuels. C’est vers le début des années soixante-dix que la Cour européenne de Justice a élaboré une jurisprudence qui se base sur la distinction entre l’existence du droit de propriété et son exercice. Le principe est qu’une fois la mise sur le marché d’un produit protégé sur le marché dans un pays membre effectuée, le droit de propriété est réputé comme épuisé et il est impossible d’utiliser un droit de propriété parallèle pour restreindre l’importation de ce produit dans un autre pays membre.
Ceci étant, force est de constater qu’il existe une forte complémentarité entre le droit de la concurrence et le droit de la propriété intellectuelle. En effet, tout comme le droit de propriété traditionnel sur les biens physiques encourage la concurrence pour la production en restreignant l’usage dans la consommation, le droit de propriété intellectuelle accentue la concurrence pour la consommation en restreignant l’usage de la connaissance dans la production. De plus, un DPI comme le brevet, est censé renforcer la diffusion de l’innovation. La connaissance produite n’est en effet protégée que dans le cas où celle-ci était divulguée. Il existe toutefois des réserves à ces arguments qui soulignent la complémentarité des deux instruments que sont la concurrence et la protection intellectuelle. En effet en Europe des lignes de tension entre ces deux droits peuvent être recensées dans au moins deux domaines, à savoir le traitement des facilités essentielles lorsque celles-ci portent sur des actifs intangibles et la définition du marché pertinent dans les activités fortement innovatrices.
Parler de droit de la concurrence et de droit de propriété intellectuelle nous amène ainsi à analyser les imbrications qui existent entre ceux-ci, notamment de déterminer le rôle du droit de la concurrence dans les mécanismes de droit de propriété intellectuelle.
Notre travail s’articulera ainsi autour de deux parties. Dans un premier temps, nous verrons les interactions entre le droit de concurrence et le droit de propriété intellectuelle et dans une deuxième partie, il sera question de l’appréhension du droit de la concurrence par le droit de la propriété intellectuelle.
- Les interactions entre le droit de concurrence et le droit de propriété intellectuelle
D’emblée, il est probable de penser que la mise en perspective du droit de la propriété intellectuelle et du droit de la concurrence est difficile, tant ces deux disciplines affichent une antinomie flagrante. Analyser les interactions entre le droit de la concurrence et l’exercice des droits de propriété intellectuelle revient à soulever des interrogations aussi bien délicates que riches en la matière. Il est ainsi tentant de croire que la coexistence entre le droit de la concurrence et le droit de la propriété intellectuelle est une source de conflits insurmontables. En effet, la transversalité dont manifeste ces droits constitue un facteur de turbulences. Pour analyser la question relative à la cohabitation parfois tumultueuse entre droit de la concurrence et droit de la propriété intellectuelle, nous allons voir dans une première section le vacillement des idées entre la contradiction et la complémentarité de ces droits. Une deuxième section sera consacrée à une analyse de l’évolution jurisprudentielle en la matière car cette articulation pose souvent un problème dans un nombre accru d’affaires.
- Entre contradiction et complémentarité
Les questions relatives aux imbrications entre le droit de la concurrence et le droit de la propriété intellectuelle sont d’importance croissante dans les sociétés d’aujourd’hui, car les actifs immatériels y occupent une place prépondérante Les droits de propriété intellectuelle constituent actuellement de véritables droits économiques si bien que les théories divergent concernant la libre concurrence et le droit de la propriété intellectuelle.
Nous verrons ainsi que les deux droits sont de prime abord deux droits contradictoires mais qui peuvent se complémenter.
- Deux droits en contradiction
A première vue, le droit de propriété intellectuelle ne peut se concilier avec le droit de la concurrence ; le premier étant une source de situations monopolistiques, le second étant un facteur de régulation du marché.
- Les droits de propriété : source de situations monopolistiques
D’emblée, il convient de mentionner que le droit de propriété intellectuelle est un droit de propriété. Donc celui-ci revêt les caractères de base des droits de propriété, à savoir que celui-ci entraîne le monopole.
La base sur laquelle repose le droit de propriété intellectuelle est le Code de la propriété intellectuelle du 01 juillet 1992. Ses objectifs principaux sont de deux ordres. D’une part le droit de propriété intellectuelle vise à protéger les créations, les innovations et les signes distinctifs qui s’y réfèrent. D’autre part, il vise à protéger les entreprises de la contrefaçon.
Les outils institués par le droit de la propriété intellectuelle sont le brevet et la marque. Le brevet peut être défini comme étant un titre de propriété industrielle de 20 ans. Le brevet apporte un monopole d’exploitation et nécessite un dépôt INPI ou OEB, il peut en outre faire l’objet d’une action en contrefaçon. Ce dépôt protège la création sur le plan national ou communautaire ou mondial à condition que l’invention soit nouvelle et susceptible d’application industrielle.
La marque, quant à elle, est constituée par tout signe susceptible de représentation graphique qui permet l’identification de produits ou services. Il peut également faire l’objet d’une action en contrefaçon et nécessite un dépôt INPI ou OHMI d’une durée de 10 ans. La marque doit être licite, distinctive, disponible et qui ne trompe pas.
La protection fournie par le droit de propriété intellectuelle à travers ces outils fait en sorte d’interdire aux concurrents la production des mêmes biens. Cette interdiction aboutit à des situations de monopole.
Il faut savoir que la législation pose des limites temporelles à cette situation. Si l’entreprise tente de tirer profit de cette protection plus longtemps, le droit de la concurrence peut intervenir pour sanctionner les pratiques anticoncurrentielles.
- Le droit de la concurrence : facteur de régulation du marché
Le droit de la concurrence, quant à lui se fonde sur les textes du Code du commerce, par l’ordonnance du 01 décembre 1986 relatif à la liberté des prix et de la concurrence.
Il obéit à trois objectifs principaux. Tout d’abord le droit de la concurrence vise à réprimer les atteintes aux mécanismes de l’économie de marché. Ensuite il poursuit l’objectif de protection du marché et des concurrents par l’instauration et la mise en place d’un cadre favorable à la concurrence. Enfin, son troisième objectif est de mettre en place des règles du jeu équitables
Les outils inhérents au droit de la concurrence sont au nombre de quatre. Le droit de la concurrence met en place des procédures de contrôles appliquées par les autorités publiques (DGCCRF, OMC..). Le droit de la concurrence instaure cependant une protection des entreprises. En effet certains comportements ne sont pas admis et peuvent donner naissance à des sanctions. Tel est le cas de la concurrence déloyale[1].
Le droit de la concurrence permet également de recourir auprès des autorités compétentes comme le Conseil de la concurrence ou la Commission européenne[2] pour sanctionner les pratiques anticoncurrentielles
Enfin le droit de la concurrence réprime l’abus de domination économique et la position dominante.
Il est clair donc que puisque les entreprises évoluent dans un contexte d’économie de marché, la nécessité de l’élaboration de règles de droit dans la perspective d’assurer les grands équilibres économiques, se fait pressante. Le droit protège ainsi les entreprises et leur activité d’une concurrence qui ne cesse de s’accroître. Il faut cependant savoir que le droit ne protège pas uniquement l’entreprise mais accorde protection à toute partie se trouvant en position de faiblesse.
- Les arguments en faveur de la complémentarité
Nous avons vu précédemment que ces deux branches de droit semblaient témoigner d’incompatibilité et de contradiction. En effet, les droits de propriété intellectuelle confèrent à leur titulaire un monopole d’exploitation que le droit de la concurrence vise à démanteler.
Dès lors, le conflit serait inévitable entre le droit de la concurrence et le droit de la propriété intellectuelle ; le premier étant le droit de l’intérêt général, et le second le droit de l’intérêt individuel. Pourtant bien que leurs champs d’application, leurs objectifs et la spécificité des institutions chargées de leur mise en œuvre soient différents et distincts, ces deux corpus juridiques constituent en fait deux instruments compatibles et complémentaires et poursuivent les mêmes finalités.
Le droit de la propriété intellectuelle et le droit de la concurrence sont des éléments qui travaillent pour le fonctionnement efficient du marché. Il convient de mentionner que le droit de la propriété intellectuelle accorde des droits de propriété exécutoires aux créateurs de produits nouveaux et utiles, de technologies et d’œuvres originales, et encourage de la sorte les titulaires à créer et à mettre en valeur leur propriété intellectuelle tout en les incitant à en faire usage et à la diffuser avec efficience sur le marché.
Toutefois, la protection de la propriété intellectuelle ne vise pas uniquement à donner une rétribution incitative aux innovateurs mais à garantir la diffusion de cette innovation, soit au consommateur final, soit à d’autres innovateurs afin d’encourager l’innovation en aval. C’est pour cette raison que la législation sur la propriété intellectuelle préconise des restrictions aux droits de propriété intellectuelle pour protéger l’intérêt général[3]. Les caractères spécifiques à la propriété intellectuelle font ainsi en sorte de minimiser la restreinte de l’accès physique à son droit.
Si on applique la loi sur la concurrence à des pratiques mettant en jeu la propriété intellectuelle, cela pourrait empêcher qu’un comportement anticoncurrentiel porte atteinte à la production et à la diffusion efficientes de produits et de technologies et à la création de nouveaux produits. En effet le droit de la concurrence vise à promouvoir deux effets : un effet de la concurrence pour l’accès aux marchés des nouveaux produits et des nouvelles technologies et un effet sur le marché des produits afin de permettre aux consommateurs de bénéficier des meilleures conditions d’accès à ces produits. La concurrence pour le marché de l’innovation doit donc inciter aux investissements pour l’innovation.
Promouvoir un marché concurrentiel par l’application de la loi sur la concurrence demeure donc compatible avec les objectifs qui sous-tendent la loi sur la propriété intellectuelle.
B- Evolution jurisprudentielle
En la matière, ce sont les droits d’auteur, plus particulièrement, le refus, par le titulaire d’un droit d’auteur, d’accorder une licence d’utilisation à d’autres acteurs du marché qui a suscité le plus de remous. Dans une première section, nous verrons l’opposition entre la protection des droits d’auteurs et le maintien d’une libre concurrence puis une seconde section traitera spécialement de l’affaire Microsoft.
- Le conflit entre le maintien d’une libre concurrence et la protection des droits d’auteur
Le cas de protection des droits d’auteur contre le maintien d’une libre concurrence fait en effet l’objet d’une longue jurisprudence.
D’un point de vue chronologique, le cas de figure est passé par trois étapes. La première étape a retenu que le refus de licence ne constituait pas en soi un abus de position dominante, la seconde étape est marquée par le célèbre arrêt Magill et enfin la troisième étape est constituée par l’application des facilités essentielles.
Ainsi dans un premier temps, la Cour de justice des Communautés européenne (CJCE) a appliqué le principe selon lequel le refus d’octroyer une licence, par une entreprise en position dominante, ne constitue pas, en soi, un abus de position dominante au sens de l’article 82 du traité CE.
Puis avec l’affaire Magill[4], le principe a été que le refus de licence peut être constitutif d’un abus de position dominante dans certaines « circonstances exceptionnelles ». L’affaire Magill a ainsi permis à la CJCE d’appréhender pour la première fois la problématique des relations entre propriété intellectuelle et droit de la concurrence. Les faits concernant l’arrêt Magill sont les suivants :
La maison d’éditions Magill avait édité un guide qui reprenait les programmes télévisés diffusés en Irlande. Or, les programmes de télévision concernés étaient protégés par un droit d’auteur. Les chaînes de télévision titulaires des droits d’auteur sur les programmes repris dans le guide Magill attaquèrent donc la maison d’édition pour violation de leurs droits d’auteur. Magill déposa plainte devant la Commission européenne pour violation de l’article 82 du traité CE. Magill a gagné sa cause devant la Commission européenne, et l’affaire fut portée devant la CJCE par les chaînes de télévision.
Dans son arrêt, la CJCE a développé trois circonstances exceptionnelles dans lesquelles le refus d’un titulaire de droit d’auteur en position dominante d’octroyer une licence peut être considéré comme abusif. Tel était le cas d’un refus :
– qui empêche le développement sur le marché, de produits nouveaux[5]. L’affaire Magill concernait les guides de programmes télévisés ;
– qui n’est pas objectivement justifié par le titulaire de droits ;
– qui permet au titulaire d’avoir une position monopolistique sur un marché dérivé. En l’occurrence, l’affaire Magill entrait en jeu dans le marché des guides de programmes télévisés.
Ces critères ont été appliqués à l’affaire Magill par la CJCE qui jugea toutes les circonstances exceptionnelles remplies et qui qualifia le refus, par les chaînes de télévision concernées, d’octroyer une licence sur leurs programmes télévisés, d’abusif. Par conséquent, la CJCE imposa aux chaînes de télévision concernées d’octroyer une licence obligatoire en faveur de Magill.
Puis la jurisprudence a évolué et on a assisté à l’application de la théorie dite des « facilités essentielles ».
Par la suite donc, tant la Commission européenne que le Tribunal de première instance des Communautés européenne (TPI) et la CJCE se sont employés à apporter plus de précisions à la notion de « circonstances exceptionnelles » dans lesquelles le refus d’octroyer une licence pouvait être constitutif d’un abus de position dominante. Ils mirent ainsi en application la théorie des « facilités essentielles », un emprunt au droit de la concurrence.
Dans les affaires Ladbroke et Bronner[6] , le TPI et la CJCE laissèrent à l’abandon le critère selon lequel le refus de licence devait empêcher l’apparition sur le marché d’un produit nouveau.
De plus, dans l’affaire Ladbroke, le TPI apporta un nouveau critère selon lequel le produit protégé par un droit d’auteur qui fait l’objet du refus d’octroyer une licence, doit témoigner d’un caractère indispensable pour concourir sur un marché dérivé. Ce nouveau critère du « caractère indispensable du produit en cause » a été clarifié dans une décision rendue sur pourvoi par la CJCE dans l’affaire Bronner. La Cour a d’ailleurs précisé qu’il doit s’apprécier en fonction de la possibilité d’offrir une alternative économiquement viable aux consommateurs.
Toutes ces décisions successives ont entremêlés et rendus floues les critères à appliquer dans la confrontation entre droit d’auteur et droit de la concurrence.
En 2004, une autre décision de la CJCE a été émise à travers l’arrêt IMS Health[7] et apporte une clarification supplémentaire de la situation. Les faits qui concernent le cas IMS Health sont les suivants :
La société IMS Health effectuait pour le compte d’entreprises pharmaceutiques allemandes des études concernant les ventes régionales de leurs médicaments. Pour cela, IMS Health avait établi une base de données structurée de manière originale qui divise l’Allemagne en différentes parcelles. Un ancien membre de la société mit sur pied une société PII et essaya d’intégrer le marché en commercialisant une structure différente de celle créée par IMS Health. La structure n’a cependant eu que peu de succès, PII décida alors de commercialiser une structure similaire à celle développée par IMS. Puis la société NDC acheta PII. IMS Health porta plainte devant les tribunaux allemands contre la société NDC pour infraction aux droits d’auteur de IMS Health sur sa base de données. Mais pendant que la procédure judiciaire se déroulait, NDC demanda à IMS Health de lui octroyer une licence sur sa base de données, requêt à laquelle IMS Health ne donna pas suite. Après ce refus, NDC déposa une plainte contre IMS Health, devant la Commission européenne, sur pied de l’article 82 du traité CE.
L’affaire IMS Health a ainsi apporté un éclaircissement et admit que quatre conditions cumulatives étaient nécessaires pour qualifier le refus d’octroyer une licence d’abusif :
– le produit en cause doit être indispensable pour opérer sur un marché dérivé; à cet égard, un simple marché dérivé ou potentiel suffit ;
– le refus de licence doit avoir pour conséquence d’empêcher le développement, sur un marché dérivé, de produits nouveaux pour lesquels il existe une demande potentielle des consommateurs ;
– le refus de licence n’est pas objectivement justifié ;
– le refus de licence est de nature à éliminer toute concurrence sur le marché dérivé en cause.
2- L’affaire Microsoft
Après l’arrêt IMS Health, on aurait pu penser que les solutions jurisprudentielles pour trouver une conciliation entre les logiques contradictoires du droit de la concurrence et de la propriété intellectuelle étaient suffisantes.
Mais l’affaire Microsoft semble contredire cet élan. Une première décision de la Commission européenne a été émise en 2004 concernant l’affaire.
Le cas opposait la société Sun Microsystems et la société Microsoft. Tout avait commencé avec une plainte déposée, en 1998 par la société Sun Microsystems à l’encontre de la société Microsoft. Sun Microsystems était une société qui fournit des systèmes d’exploitation pour serveurs de groupe de travail, à qui Microsoft a refusé de communiquer les informations nécessaires à l’interopérabilité entre ses produits et les systèmes d’exploitation Windows pour PC.
La décision du 24 mars 2004 émise par la Commission européenne jugeait Microsoft, entreprise en position dominante tant sur le marché des systèmes d’exploitation pour PC que sur le marché des serveurs, coupable d’un abus de position dominante au sens de l’article 82 du traité CE.
La Commission a donc repris les conditions précédemment édictées et l’arrêt se résume par les points suivants :
– l’information requise par Sun était indispensable pour permettre le développement de systèmes d’exploitation pour serveurs ;
– Microsoft éliminait progressivement toute concurrence sur le marché dérivé des systèmes d’exploitation pour serveurs ;
– le refus opposé par Microsoft n’était pas justifié de manière objective ;
– l’absence de communication d’informations relatives à l’interopérabilité, a un impact important sur l’innovation en matière de systèmes d’exploitation pour serveurs ;
Une fois de plus, un nouveau critère a été apporté à la jurisprudence antérieure, à savoir le critère de « l’impact sur l’innovation ».
La justification apportée sur ce point par la Commission européenne laisse cependant penser que ce critère ne se distingue pas vraiment de celui du « produit nouveau ». En effet, la Commission, a demandé à des consommateurs de remplir des formulaires sur la base desquels elle constata que les consommateurs choisissaient un serveur d’exploitation non pas en fonction de ses qualités intrinsèques ou de son prix, mais uniquement en fonction de son interopérabilité avec les logiciels d’exploitation sur PC. L’orientation du choix des consommateurs vers un produit unique et déjà existant, revient à éliminer l’apparition de produits nouveaux sur le marché concerné.
Microsoft saisit ainsi le TPI pour un recours en annulation de la décision de la Commission, que celui-ci donna raison par un arrêt du 17 septembre 2007[8].
Cette décision du TPI a toutefois apporté un supplément évolutif dans l’appréciation des critères de la théorie des facilités essentielles. Le TPI estime en effet que le simple risque d’exclusion de concurrence sur le marché concerné suffit à remplir le critère de l’exclusion de concurrence, alors que précédemment, on considérait qu’une exclusion certaine de cette concurrence était nécessaire pour remplir ce critère.
De plus, par rapport au critère du « produit nouveau », le TPI considère que, même si le refus de Microsoft n’empêche pas réellement l’apparition de produits nouveaux, il fait néanmoins obstacle au développement de nouvelles fonctionnalités sur les systèmes existants et donc le développement technique de ces produits, en faveur des consommateurs.
Les récents développements de l’affaire Microsoft laissent croire que les critères du « test des circonstances exceptionnelles » appliqués aux relations entre la propriété intellectuelle et le droit de la concurrence, ne posent désormais plus de problème d’application.
La question qui reste en suspens concerne toutefois la souplesse avec laquelle la jurisprudence communautaire semble aujourd’hui appliquer ces critères, car celle-ci n’hésite pas à imposer des licences obligatoires aux titulaires de droit. A terme, en effet, une application trop large ou trop systématique du test des « circonstances exceptionnelles » pourrait influencer de manière néfaste l’innovation.
II- L’appréhension du droit de la concurrence par le droit de la propriété intellectuelle
Pour appréhender le droit de la concurrence par le droit de la propriété intellectuelle, nous verrons la théorie des facilités essentielles dans une première section, puis nous traiterons de l’utilisation stratégique du droit de la concurrence et enfin nous nous concentrerons sur l’intervention des autorités de la concurrence.
- La théorie des facilités essentielles
Il n’est pas nouveau de voir les autorités de la concurrence affirmer à plusieurs reprises le fait qu’un exercice d’un droit de propriété intellectuelle n’était pas en lui-même anticoncurrentiel. Toutefois l’immunité accordée par cette théorie ne témoigne pas d’un caractère absolu par l’application de la théorie des infrastructures essentielles.
L’application de cette théorie aux droits de propriété intellectuelle a été la source de grandes inquiétudes, dans la mesure où elle constituait une remise en cause du respect, par le droit de la concurrence, des prérogatives légitimes des titulaires de la propriété intellectuelle.
Cette théorie est au centre de nombreuses affaires contemporaines en droit de la concurrence. L’application de cette théorie à un actif intangible protégé par un droit de propriété intellectuelle reste délicate. Le conseil de la concurrence français l’a fortement rappelé dans l’avis SIRENE du 28 décembre 2001 en affirmant que « le droit des facilités essentielles, repose sur une logique qui semble incompatible avec les choix discrétionnaires reconnus aux détenteurs de droit de propriété intellectuelle, dans le cas où la mise à disposition de la facilité suppose également la cession d’un droit de propriété intellectuelle ».
La notion de facilité essentielle rassemble l’ensemble des installations que celles-ci soient matérielles ou non, détenues par une entreprise en position dominante, qui s’avèrent non aisément reproductibles auxquelles les tiers ont besoin d’accéder pour exercer leurs activités sur le marché.
C’est dans la jurisprudence concurrentielle américaine de 1912 qu’elle voit le jour au travers du règlement d’un conflit d’accès à des infrastructures ferroviaires[9]. En l’espèce, la ville de Saint Louis, Missouri, constituait à l’époque une zone d’interface privilégiée tant par ses infrastructures ferroviaires que par sa position géographique. Or, la «Terminal Railroad », association ne rassemblant qu’une fraction des opérateurs de chemin de fer qui transitent par la commune de Saint Louis, contrôlait l’intégralité des accès ferrés à la ville et des infrastructures permettant de traverser le Mississipi. Or il existait des sociétés qui n’appartenaient pas à l’association. Ceux-ci intentèrent alors une action en justice à l’encontre de l’association afin de l’astreindre à leur accorder l’accès à des conditions tarifaires raisonnables et non discriminatoires.
C’est la Cour Suprême des Etats-Unis d’Amérique qui fut saisie du dossier et accorda la requête des sociétés plaignantes, obligeant ainsi la « Terminal Railroad » à intégrer ces dernières au sein de leur association de façon à imposer un accès dans des conditions tarifaires raisonnables. En d’autres termes, la Cours de justice a estimé que l’accès à la ville de Saint Louis était d’utilité publique et que la « Terminal Railroad » se comportait comme un cartel et cette pratique risquait d’exclure les autres transporteurs. Il convient cependant de noter que la Cour s’est fondée dans le cadre de sa décision sur la seule dimension concurrentielle de l’affaire et n’a pas introduit la notion de facilité essentielle, laquelle le sera plus tard par des tribunaux de rang inférieur.
Il convient ainsi de mentionner que la doctrine des « infrastructures essentielles », toujours difficilement admise aux Etats-Unis, était née par l’association de trois critères indissociables. Le premier est le caractère indispensable et incontournable de son utilisation pour un opérateur offreur d’un service déterminé. Le deuxième critère réside dans l’impossibilité ou, pour le moins la difficulté, de dupliquer l’infrastructure en cause, ce qui rend très probable que celle-ci demeure unique sur le marché concerné. Le troisième critère, enfin, est le contrôle fonctionnel exercé sur elle par un monopoleur ou un groupe de partenaires agissant comme le ferait un actionnaire unique.
Les autorités américaines de la concurrence affirmèrent également, sur la base de l’efficience économique, que pour qu’un accès à une ressource jugée comme essentielle puisse être obligé, il était indispensable de prouver que cette mesure soit impérative quant à la persistance d’un processus concurrentiel sur le marché en question, à savoir la conservation sur celui-ci de firmes efficaces offrant aux consommateurs des biens et des services en quantités plus importantes à des prix toujours plus compétitifs. En d’autres termes, les situations de monopole ne sont pas répréhensibles en elles-mêmes s’il est socialement préférable qu’une unique firme assume la totalité de la production ou des services, c’est le cas des monopoles naturels. C’est donc bien le fait qu’un monopoleur détenteur d’une infrastructure essentielle abuse de sa position de force pour pratiquer l’intégration verticale qui rend légitime l’intervention des autorités de la concurrence.
En Europe, la théorie des facilités essentielles a été appliquée pour la première fois en 1992[10]. En l’espèce, Sealink était une compagnie britannique de ferry mais également l’autorité portuaire de Holyhead au Pays de Galles. La Commission a considéré que cette dernière avait profité de sa position d’autorité portuaire pour autoriser des modifications des horaires de ses propres ferries.
La notion de facilité essentielle est reliée dans le cadre de l’analyse juridique, avec la distinction entre concurrence effective et concurrence efficace. La concurrence effective est définie comme étant la concurrence telle qu’elle s’exerce « effectivement » sur le marché, la concurrence efficace par contre désigne le degré de concurrence potentiel de ce même marché.
Si l’on se réfère à un point de vue économique, on parle de caractère contestable. Cette situation crée pour la firme dominante une pression concurrentielle potentielle qui constitue une limite à tout éventuel abus de sa position sur le marché. Les politiques de concurrence peuvent ainsi œuvrer pour la préservation voire la « construction » des conditions qui rendraient la concurrence possible sur les marchés considérés.
La CJCE a d’ailleurs affirmé que l’objectif des politiques de concurrence était de « conserver au marché les possibilités d’une concurrence effective ou potentielle »[11]. Ceci suppose donc que des firmes tierces ont la possibilité de faire concurrence à une entreprise en position dominante ou qu’un nouvel entrant soit potentiellement en mesure de le faire.
Ainsi, une entreprise détentrice d’une position dominante n’a pas le droit de « compromettre la concurrence effective », comme nous l’avons vu dans le cadre de la décision Microsoft. Ceci peut impliquer des obligations spécifiques pour l’entreprise en question, notamment celle de mettre ses concurrents en mesure de la concurrencer effectivement. L’entreprise en position dominante, par exemple celle qui détient une infrastructure essentielle peut, dans cette logique, porter atteinte à la concurrence, même lorsque celle-ci n’use pas de pratiques abusives. Elle peut donc se voir soumise à des injonctions même si elle ne se rend pas coupable de pratiques anticoncurrentielles
Ceci étant, force est de constater que la doctrine des facilités essentielles a eu une importance prépondérante en matière de politique de concurrence européenne dans le cadre des infrastructures physiques de réseau, notamment quand la nécessité de créer de la concurrence dans des secteurs anciennement détenus par des monopoles historiques s’est fait ressentir. Toutefois, si le recours à la doctrine des facilités essentielles est un moyen efficace de créer de la concurrence sur des secteurs marqués par la présence d’infrastructures de réseau lourdes qu’il ne serait pas socialement efficace de dupliquer, on peut légitimement se poser la question de la pertinence d’appliquer cette notion dans le cadre des DPI. Nous avons vu qu’il existe de profondes divergences entre la manière d’appréhender le problème selon que l’on se trouve en Europe, où les arrêts Magill, IMS et surtout la décision relative à Microsoft font craindre une certaine prévalence du droit de la concurrence sur le droit de propriété intellectuelle, ou aux Etats-Unis où l’application de cette notion demeure l’exception, comme en témoigne la décision Xerox de 1972.
- L’utilisation stratégique du droit de la concurrence
Nous nous focaliserons sur l’affaire ayant opposé VirginMega à Apple en 2004 qui pourrait illustrer sur un plan communautaire la demande d’accès stratégique à un DPI, puis nous mettrons en exergue un certain nombre de stratégies détournant le droit de la concurrence de son but premier de promotion de la concurrence vers la protection des concurrence.
A la fin des années quatre-vingt-dix, les P2P[12] se sont développés, notamment dans le cadre de logiciels tels que Napster, Kazaa. Or cette pratique constituait un risque pour l’industrie du disque. Il importait alors de concevoir un cadre de téléchargements de musiques et de vidéos en ligne, légal et profitable, qui pourrait remporter l’adhésion des internautes. C’est Apple qui a adopté le comportement stratégique ingénieux si bien qu’il a pu s’imposer sur ce marché naissant. En effet, grâce à sa plateforme de téléchargement iTunes lancée dès janvier 2001 et son lecteur numérique portable iPod suivit dès le mois d’octobre de la même année, la firme américaine s’est taillée une place dans le marché naissant si bien que l’iPod s’est imposé comme un standard sur le marché des lecteurs numériques.
Toutefois, la position d’Apple sur le marché a débouché sur des actions en justice de la part de ses concurrents l’accusant d’abus de position dominante, notamment fondées sur l’absence d’interopérabilité liée au système de protection des fichiers adopté par Apple (Fairplay) et qui lui est spécifique. Les concurrents d’Apple désiraient notamment que ce dernier garantisse l’interopérabilité tant d’iTunes que de l’iPod, notamment en ouvrant son système de protection des droits.
Parmi ces concurrents se trouve Virgin Mega, une plateforme de téléchargement de musique en ligne. Cette société saisit le 28 juin 2004, le Conseil de la concurrence pour une demande d’accès au système de protection des droits des fichiers musicaux d’Apple au titre de mesures conservatoires. Le refus d’Apple d’accepter l’interopérabilité était considéré par la filiale du groupe Lagardère comme la manifestation d’un abus de position dominante. En l’espèce, si un fichier musical est acheté sur la plateforme VirginMega, il est impossible de le lire directement sur un baladeur iPod dans la mesure où les systèmes de DRM sont incompatibles. En effet, alors qu’Apple utilise son propre système, FairPlay, Virgin utilise le DRM 10 de Microsoft. Pour ne pas se priver de la clientèle équipée d’iPod, le site de téléchargement VirginMega a demandé à Apple de bénéficier, moyennant le paiement d’une redevance, d’une interopérabilité avec FairPlay pour pouvoir proposer des fichiers lisibles sur iPod. Le refus d’Apple d’accorder une telle licence a provoqué la saisine du Conseil de la Concurrence. Du point de vue de VirginMega, l’interopérabilité avec FairPlay constitue une condition nécessaire au développement de son offre. Elle demande donc un accès au DRM d’Apple au moyen de mesure conservatoire. Le Conseil de la Concurrence a donc eu à trancher sur l’éventuel caractère de facilité essentielle de FairPlay. VirginMega considérait, en effet, que l’absence d’interopérabilité et le refus de licences pour permettre de proposer des fichiers dans l’ensemble des formats participait à une stratégie de levier visant à étendre la position dominante occupée par Apple sur le marché des baladeurs avec l’iPod vers le marché des plateformes de téléchargement en ligne, sur lequel Apple détenait déjà une position solide avec iTunes Music Store.
Dans le cas d’espèce, le Conseil n’a pas retenu le caractère de facilité essentielle à la faveur de trois arguments. Tout d’abord, le transfert des fichiers vers des baladeurs numériques, au centre de l’accusation de mise en œuvre de stratégie de levier, ne pouvait être considéré comme le mode prédominant d’usage des fichiers téléchargés au moment de la décision. Ensuite, il est possible, pour un surcoût modique (3%) et sans difficulté technique insurmontable, de contourner l’absence d’interopérabilité, en gravant le fichier sur un CD, en l’enregistrant au format MP3 et en le re-transférant vers un autre type de baladeur. Enfin, Apple n’avait alors accordé aucune licence, du fait des surcoûts induits par l’octroi de licence. Celui-ci mettait en exergue le fait que si le DRM était licencié, il ne serait plus possible de procéder à la correction en continu des failles de sécurité. Il serait nécessaire de contrôler l’ensemble des licenciés sur la question de la sécurité, ce qui est extrêmement coûteux et potentiellement porteur de risques eu égard aux contrats liant Apple aux fournisseurs de contenus. Dès lors, et à la lumière même du test européen, la demande de mesures conservatoires de Virgin ne pouvait être retenue. Autrement dit, le Conseil ne pouvait qualifier FairPlay de facilité essentielle dans la mesure où il est possible de trouver des substituts dans des conditions économiques et techniques réalistes, que le refus d’accès ne se traduit pas par une élimination de la concurrence, et enfin qu’il n’existe pas de lien de causalité avéré entre la position dominante d’Apple avec l’iPod et les risques sur la concurrence dans le domaine des plateformes de téléchargement.
- L’intervention des autorités de la concurrence
Enfin il nous faut mentionner que l’extension de la brevetabilité, génère souvent des atteintes potentielles à la concurrence, et entraînent l’intervention croissante des autorités de la concurrence qui sont alors amenées à restreindre les droits de propriété intellectuelle.
Il est ainsi intéressant d’examiner l’opportunité de l’intervention des autorités de la concurrence. D’une part, il s’agit d’une intervention illégitime et d’autre part l’intervention est légitime.
- Intervention illégitime :
Les spécialistes des aspects juridiques et économiques de la politique de concurrence et de la propriété intellectuelle font la distinction entre trois approches pour montrer l’opportunité de l’intervention des autorités de la concurrence. La première approche, celle suivie par le FTC contre Xerox, estime que le droit de la concurrence doit entrer en action aussi bien face à une situation de protection insuffisante que dans le cas d’une protection trop élevée.
Une seconde approche considère que les autorités antitrust doivent uniquement examiner comment les licences influent sur la concurrence sur ces marchés.
Une troisième approche consiste à déterminer la véritable finalité de certaines pratiques qui ne pourraient viser que l’affaiblissement de la concurrence dans l’obtention de produits ou de technologies qui ne sont pas encore commercialisés.
Toutefois la définition et l’octroi des droits de propriété intellectuelle ne relèvent pas des autorités de la concurrence. Leur intervention dans le processus d’octroi des droits de propriété intellectuelle n’est pas recommandée pour différentes raisons notamment l’insuffisance des compétences techniques et juridiques, insécurité juridique pour les inventeurs et l’affaiblissement de l’incitation à innover.
Les autorités de la concurrence ont ainsi le droit d’imposer des limites au propriétaire d’une propriété intellectuelle lorsqu’elles sont amenées à déterminer à qui et de quelle manière il concède une licence, transfère ou cède la propriété intellectuelle, mais elles ne peuvent remettre en question le champ de leur protection.
- Intervention légitime :
On remarque une intervention accrue des autorités de la concurrence dans la protection de la propriété intellectuelle par le biais des licences obligatoires. Toutefois ces licences nécessitent une implication rigoureuse des autorités de la concurrence aussi bien pour leur octroi, pour fixer leur condition de cession et également pour en contrôler leur exécution.
Cependant, il semble qu’il est épineux d’évaluer le prix de cession de la licence. Les autorités de la concurrence ne disposent pas en effet de toute l’information nécessaire. Elles doivent aussi prendre en considération le fait que la relation entre la dépense de recherche et le résultat de la recherche présente un fort degré d’incertitude ex ante.
Les spécialistes de la propriété intellectuelle conseillent la prudence et recommandent d’examiner au cas par cas plutôt qu’au recours plus ou moins systématique à la doctrine des facilités essentielles lorsqu’il faut traiter un refus de licence
.
CONCLUSION
Au terme de notre analyse, il nous est permis de dire que non seulement la politique de la concurrence et la politique suivie en matière de propriété intellectuelle sont interdépendantes, mais elles exercent l’une sur l’autre une influence non négligeable. Force est de constater que si l’application du droit de la concurrence à l’encontre des détenteurs de droits de propriété intellectuelle est trop zélée, celle-ci peut être source de nuisances à l’effet incitatif que sont censés avoir sur l’innovation les systèmes de propriété intellectuelle. En revanche, lorsque l’obtention d’un droit de propriété intellectuelle est particulièrement facile, cela peut aboutir sur un pouvoir de marché qui porte préjudice aussi bien à la concurrence qu’aux consommateurs. Aussi, dans un environnement trop favorable à la brevetabilité, les autorités de la concurrence et les tribunaux cherchent-ils généralement à rétablir un équilibre en se servant du droit de la concurrence pour mettre des limites aux effets indésirables d’un brevetage excessif.
La question relative à l’opportunité de l’intervention des autorités de la concurrence dans le processus d’octroi des droits de propriété intellectuelle est alors intéressante. Pour différentes raisons, notamment des compétences techniques et juridiques insuffisantes dans ce domaine, ainsi que des ressources limitées, il ne soit pas recommandé que les autorités de la concurrence assument des responsabilités dans l’instruction des demandes de brevet. A cela s’ajoute l’allongement considérable des délais de délivrance qu’entraînerait leur intervention dans le processus, ce qui risquerait d’avoir pour conséquences d’affaiblir l’incitation à innover et de retarder la concrétisation des avantages découlant du brevet, tels que la diffusion de l’information technologique ou une propension plus forte à conclure des accords de licence favorisant le jeu de la concurrence.
Toutefois, les autorités de la concurrence peuvent prendre diverses mesures pour sensibiliser aux questions de concurrence dans la perspective d’engager les offices de la propriété intellectuelle, eux-mêmes dans les révisions nécessaires à l’amélioration du processus de délivrance des brevets. Parmi les mesures dont la mise en œuvre a été une réussite, nous pouvons citer dans certains pays, l’ouverture d’un dialogue interdisciplinaire avec les offices des brevets dans la perspective d’encourager une meilleure compréhension mutuelle des domaines de chacun, la commande de rapports d’experts sur le régime national des brevets afin de déterminer s’il pose éventuellement des problèmes par rapport à la concurrence, et l’organisation de séminaires ou d’auditions permettant aux milieux universitaires, aux spécialistes des secteurs public et privé, et aux industriels d’échanger leurs points de vue sur les recoupements entre politique de la concurrence et politique de la propriété intellectuelle. Sans préjuger des initiatives que les autorités de la concurrence pourraient prendre dans ce domaine, il serait judicieux qu’elles s’efforcent de limiter les aspects anticoncurrentiels des droits de propriété intellectuelle tout en en respectant la nécessité.
Les institutions chargées de la concurrence devraient envisager la publication d’un ensemble de lignes directrices qui décrit la méthode qu’elles mettront en œuvre pour analyser les accords de licence et autres activités de propriété intellectuelle, ce qui permettrait aux entreprises d’établir leurs accords en cohérence avec la réglementation sur la concurrence. En outre, les institutions chargées de la concurrence pourraient également profiter de cette définition de leur approche des différents types de contrats de licence et des autres formes de protection de la propriété intellectuelle. La Commission européenne a ainsi publié récemment de nouvelles lignes directrices sur les brevets et licences, qui expliquent la démarche adoptée, créent des « zones de sécurité » où les entreprises sont assurées d’agir dans le respect de la loi, et visent à établir un bon équilibre entre la protection des incitations à innover et la protection de la concurrence.
Les autorités de la concurrence ont tout intérêt à prévoir dans leurs lignes directrices une règle permettant de distinguer les relations verticales des relations horizontales entre les parties aux accords de licence. Autrement dit, il est utile de déterminer si les accords ont été conclus entre concurrents ou entre non-concurrents, car cette information servira de base à la décision qu’il convient de prendre. Ce sont surtout les accords entre concurrents qui risquent de poser des problèmes de concurrence, et à ce titre, le contrôle à faire devrait être plus strict. Les autorités de certains pays établissent une distinction expresse entre accords de licence verticaux et horizontaux, comme c’est le cas pour les nouvelles lignes directrices de l’Union européenne, tandis que d’autres, comme la Fair Trade Commission du Japon, tiennent compte du caractère structurel de cette relation et l’intègre dans le cadre d’une approche par la règle de raison, plus large.
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[1] La concurrence déloyale est l’utilisation de procédés contraires aux usages professionnels, à l’encontre de la loyauté de la concurrence et engendre des sanctions. Pour fonder la responsabilité civile délictuelle, il faut établir un lien de causalité entre la faute et le dommage.
[2] Dans le cadre du droit communautaire
[3] Il en est ainsi des licences obligatoires et des licences d’office pour les droits de propriété industrielle.
[4] C.J.C.E., 6 avril 1995, RTE etITP Ltd c. Commission, 241 et 242/91, Rec., p.743; T. DE MEESE, « Magill & mededingingsrechtelijke dwanglicenties : a story of hope, fear and disappointment », I.R.D.I
[5] Les produits nouveaux devaient être des produits non substituables et pour lesquels une demande potentielle existe de la part des consommateurs.
[6] T.P.I., 12 juin 1997, Tiercé Ladbroke s.a. c/ Commission, 504/93, Rec., p.923 ; CJCE, 26 novembre 1998, Oscar Bronner Gmbh et Co. KG c. Mediaprint, 7/97, Rec., p.7791
[7] C.J.C.E., 29 avril 2004, IMS Health, C-418/01.
[8] TPI, 17 septembre 2007, T-201/04, Microsoft Corp c. Commission.
[9] United States v. Terminal Railroad Assn. of St. Louis, 224 U.S. 383
[10] B&I Line contre Stena-Sealink, CJCE, 11 juin 1992, (IP/92/478)
[11] Un tel objectif était mis en exergue dès 1973 dans la décision Euroemballage- Continental
[12] Le P2P ou peer to peer est un téléchargement de musique en ligne se développai la forme d’échanges bilatéraux (et illégaux) de fichiers.
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