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Khomeiny et l’Occident : Charisme, Stratégie et Influence dans la Révolution Iranienne de 1979

INTRODUCTION

L’ayatollah Khomeiny fut le guide spirituel iranien de la Révolution islamique de 1979. Ce mémoire portera une étude sur le charisme et la stratégie de ce leader iranien, qui semble avoir réussi à inciter la haine et la répulsion contre l’Occident tout en utilisant les moyens de ces « ennemis ».

Le  but de mon travail fut de comprendre par quel moyen a-t-il réussi à renverser le gouvernement du Shah en 1979 ? Comment il a réussi à combiner des discours antioccidental et utilisé des moyens purement occidentaux pour mener à bien la mission qu’il s’était donné.

Par conséquent, il était important d’analyser son idéologie et sa vie avant 1979. Nous allons examiner sa doctrine antioccidentale, une manière pour lui de gagner plus d’adeptes en Iran. En effet, grâce à la richesse des ressources pétrolières, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ont été omniprésents en Iran. Khomeiny dénonce ce type de colonisation, suivi par trois intellectuels iraniens éminents : Al-e Ahmad, Shari’ati et Motahhari. Les propos sont virulents contre l’Occident. Cependant, nous pouvons aussi observer l’ambiguïté de Khomeiny, car à partir du moment où il a vécu en France avant la Révolution, il a su par exemple utiliser les médias occidentaux et le contexte politique aux Etats-Unis pour accéder au pouvoir.

Par conséquent, je me suis penché sur ces  interrelations complexes. Le constat est le même pour les trois intellectuels cités ci-dessus. Malgré leur critique, ils sont très marqués par la culture occidentale et n’en rejettent pas toutes les valeurs.

En ce sens, mon ouvrage accentue le choix de Khomeiny à renier l’occident tout en utilisant des moyens et des méthodes occidentales pour assurer sa campagne révolutionnaire. Par ailleurs, l’Ayatollah promit de diriger son pays de manière à respecter la doctrine islamique tout en prétendant accorder une liberté au peuple à la mode occidental. La manière dont l’Imam monte au pouvoir, est assez similaire à la révolution française et soviétique. Toutefois, en prenant cette méthode, Khomeiny tient à se démarquer de ses congénères évolutionnistes en axant son coup d’Etat vers l’islamisation et pour la communauté musulmane.

En outre, un grand questionnement se pose sur le rôle des Etats Unis et surtout de la France dans l’ascension de l’Ayatollah. En effet, la France accepte  de l’accueillir dans la ville de Neauphle-le-Château pour des raisons difficiles à déterminer. Jimmy Carter, qui a pris ses fonctions en tant que président des Etats-Unis en 1977, a probablement été en faveur de cette décision. L’intérêt du chapitre consiste à révéler que plusieurs personnes influentes iraniennes se sont rendues  à Neauphle-le-Château. La France ne se méfie pas et l’Occident semble laisser Khomeyni agir comme bon lui semble. Des centaines de correspondants occidentaux commencent à se rassembler dans la modeste villa de Khomeiny à Neauphle-le-Château pour l’interviewer. Par conséquent, les médias jouent un rôle important dans la diffusion du message de Khomeiny.

Dans une première partie, nous analyserons son message antioccidental. Nous reviendrons sur l’histoire de l’Iran et l’implantation étrangère dans le pays pour mieux comprendre l’hostilité de Khomeyni à l’encontre de l’Occident. Par la suite, nous détaillerons les liens qui unissent Khomeyni et les pays occidentaux. A travers ses discours, nous pourrons observer qu’à plusieurs reprises il fait référence aux idéologies occidentales. Et finalement, nous parlerons de sa prise de pouvoir et de ses conséquences.

I- LE DISCOURS ANTIOCCIDENTAL

I.1- Source de l’hostilité contre l’Occident

Le monde est divisé en deux sphères selon l’Ayatollah Khomeyni : le Dar al-Islam, la demeure de l’Islam, et le Dar al –Harb, la demeure des ennemis de l’Islam. Mostaz’afan (les oppressés) et Mostakbaran (les oppresseurs) sont des mots coraniques. Les oppresseurs sont les deux superpuissances incarnées par l’Est et l’Ouest.

I.1.1. Conceptions de Khomeyni

Cette popularité de la critique de l’Occident, avant comme après la révolution, dénote une dimension structurelle de la culture iranienne contemporaine.

  • Face à l’oppression

Les oppressés doivent couper leurs liens avec l’Occident: « Ni Est ni Ouest » et appliquer les lois islamiques. Comme Jamal al-Din al-Afghani[1], qui est considéré comme le fondateur du panislamisme, Khomeyni espère unifier la communauté musulmane. Une différence : al-Afghani désire une coopération politique parmi les  divers pays islamiques alors que Khomeyni veut une unité complète des musulmans, que ce soit sur le plan politique, idéologique et culturel : l’établissement d’une forme de gouvernement islamique. Il souhaite aussi la formation d’un gouvernement islamique mondial qui inclurait tous les peuples du monde.

  • Argumentation

Afin d’imposer sa pensée, Khomeyni va s’en prendre violemment à l’Occident et critiquer sa présence en Iran. Il s’en prend aux « conspirations coloniales ».

Ils les accusent d’être à l’origine du déclin de la civilisation musulmane, de la « distorsion » conservative de l’Islam, des divisons entre Nations-Etats, entre les Sunnites[2] et les Chiites[3] et entre les oppresseurs et les oppressés.

Il dit que les pouvoirs coloniaux ont pendant des années envoyés des orientalistes afin de déformer l’Islam et le Coran. Les puissances coloniales ont conspiré contre l’Islam en intégrant le quiétisme religieux et des idéologies séculières, en particulier le socialisme, le libéralisme, le monarchisme et le nationalisme.

L’Occident colonial est bien sûr accusé mais la diabolisation est totale lorsqu’il s’agit de l’Occident contemporain. Sous sa laïcité apparemment tolérante, il est soupçonné aujourd’hui de nourrir la même hostilité vis-à-vis de l’islam que lorsqu’il affirmait son identité chrétienne. Mais alors que l’Occident chrétien rivalisait hier avec le monde musulman, il règne aujourd’hui en maître. La diabolisation de l’Occident colonial (chrétien, laïque ou athée) n’est pas chose nouvelle en Iran.

A d’autres périodes de lutte nationale depuis le XIXème siècle jusqu’en 1953, on peut trouver les marques d’un rejet violent dans les expressions populaires ou dans le discours des intellectuels.

  • Intervention des Etats-Unis

Le Pakistan, avec l’accord tacite des Etats-Unis, avait pu enrichir de l’uranium et en accumuler suffisamment, d’après les services de renseignements américains, pour fabriquer quelques bombes.

Lors de la même année, l’Iran acheta aussi un calutron (séparateur électromagnétique d’isotope, tel qu’utilisé massivement par l’Irak dans son programme d’enrichissement à Tramya) à la Chine qu’un responsable qualifiait de miniature et « qui faisait partie de l’accord, quand la Chine fournissait à l’Iran le réacteur de 27 MW pour Ispahan. Ce calutron servait à produire des isotopes stables qui pourraient être irradiés dans le réacteur en question et convertis en matière radioactive utilisée pour la recherche et la médecine ». La République islamique continua ses efforts pour ressusciter ses activités nucléaires dans un environnement international à la fois hostile à toute coopération dans ce domaine à l’idée d’un Iran nucléaire.

L’Irak accrut en 1988 l’utilisation de cyanure et gaz de moutarde contre la population iranienne. Il n’y eut aucune dénonciation au niveau international de l’utilisation des rames de destruction massive.

C’est aussi dans ses conditions que Rafsandjani, qui était alors à la tête du parlement iranien déclara, en octobre 1988 : « concernant les armes de chimiques, bactériologiques et radiologiques, il est devenu clair pendant la guerre, que ces armes étaient décisives ? C’est clair aussi, que les enseignements moraux du monde ne sont pas très efficaces, quand la guerre atteint un certain degré, que le monde ne respecte plus ses propres résolutions et ferme les yeux sur les violations et agressions qui se font dans les batailles. Nous devons nous équiper, à la fois pour l’usage offensif et défensif, des armes chimiques, bactériologiques et radiologiques. Prenez désormais l’opportunité présente et accomplissez cette tâche ».

C’est le premier discours public de la République islamique à propos de la nécessité d’acquérir des armes nucléaires.

I.1.2. Raisonnements analogues

Certains intellectuels influents en Iran partagent la même analyse que Khomeyni ; la perception de l’Occident renvoie chez Shari’ati[4], Al-e Ahmad [5]et Motahhari[6] à un univers idéo-culturel qui englobe l’Est et l’Ouest.

  • Selon Shari’ati et Al-e Ahmad

Le marxisme[7], idéologie de l’Est, est ainsi perçu comme un produit idéel occidental, certes antagoniste avec d’autres idéologies, mais en accord objectif avec le capitalisme[8] et le libéralisme[9] pour ce qui est de dominer et exploiter les peuples musulmans.

Al-e Ahmad, ancien marxiste désillusionné, déclare que « l’époque où nous divisions le monde en deux blocs est bien révolue » et il dénonce les complots conjugués de l’Est et de l’Ouest contre le Tiers Monde. Al-e Ahmad, dans son livre Qarbzadegi (« L’Occidentalite »), fait un rapport sur l’éducation qui tourne au pamphlet contre l’occidentalisation.

Shari’ati qui n’a jamais nourri d’illusions de ce type est plus violent : « Dis-toi que l’Est n’est qu’un loup et l’Ouest un chien enragé, tous deux fous de colonialisme… ».

L’estime mutuelle entre Shari’ati et Al-e Ahmad n’ont fait que se renforcer au fil de nombreuses rencontres à Téhéran où Shari’ati se rendait de plus en plus fréquemment pour ses activités au sein de Hoseyniye Ershâd[10].

Outre des témoignages épars, on trouve dans leurs œuvres mêmes quelques références à leurs relations. Al-e Ahmad fait allusion à la proximité de ses points de vue avec ceux de Shari’ati, celui-ci voit dans Al-e Ahmad le Fanon iranien, l’intellectuel « idéal-typique » du Tiers Monde dominé par l’Occident, et il l’encourage dans sa réconciliation avec l’islam.

L’abandon par Al-e Ahmad du Parti communiste, son soutien au mouvement nationaliste du Dr Mossadegh[11] et son retour à l’islam l’ont rapproché de Shari’ati qui pour sa part poursuivait et approfondissait la même réflexion critique sur l’aliénation culturelle et la dépendance vis-à-vis de l’Occident dans les milieux intellectuels laïques.

  • Argument de Motahhari

Motahhari à son tour parle de convergence entre « le colonialisme noir et le colonialisme rouge » et ne voit entre eux qu’une différence de stratégie vis-à-vis du monde musulman. Tous soulignent la haine conjuguée des deux frères ennemis occidentaux envers l’Islam. L’Est cherchant selon eux à le faire disparaître et l’Ouest à le manipuler en le maintenant dans un état d’arriération docile. L’Occident moderne est présenté comme l’archétype du mal, comme une version bicéphale de l’ancien rival devenu maître, enrichi par le pillage, renforcé par les progrès scientifiques et techniques et ivre de puissance.

  • Observations de Fardid[12]

Le concept d’ « Occidentalite[13] » lui était venu, explique Al-e Ahmad, à partir de l’enseignement d’Ahmad Fardid, un philosophe qui avait de la critique de l’Occident un thème métaphysique. Après avoir flirté avec les principes politiques de la « révolution du chah et du peuple », dans laquelle il voyait un défi aux idéologies occidentales, Fardid ne cacha pas, pendant la révolution islamique, son soutien aux principes absolutistes de l’imam Khomeyni. Critiquant les traditions philosophiques héritées de l’Occident depuis les Grecs, Fardid leur reproche d’avoir perdu la notion de Dieu transcendant et d’avoir divinisé les passions. Après la révolution islamique, une nouvelle génération de jeunes disciples du gourou, parmi lesquels des militants islamistes ou des sympathisants de divers groupes de gauche, à la recherche de clés idéologiques pour recomposer une identité iranienne authentique et insérée dans la dynamique mondiale, se retrouvait chaque semaine pour les « séances » de Fardid à l’Académie de philosophie.

I.1.3. Le rôle du peuple

Les foules ont joué un rôle important dans l’histoire politique de l’Iran contemporain. Elles ont été au centre des principaux mouvements politiques. Elles se sont manifestées en 1872 contre les monopoles donnés à Julius Von Reuter [14]pour l’exploitation de ressources ou de services.

Elles ont été mobilisés par les ‘olamâ[15] en 1890-1892, lorsqu’il s’est agi de remettre en cause le monopole des tabacs accordé à la régie de l’Anglais Talbot[16].

Elles ont occupé les rues par la suite, sous des obédiences diverses, dans le cadre du mashrute[17], le mouvement constitutionnel de la période de 1906-1911.

Elles ont été en œuvre lors du mouvement d’opposition de 1963 et elles ont agi puissamment dans la période révolutionnaire aboutissant à la fin du régime des Pahlavi.

  • La révolution constitutionnelle

La Grande-Bretagne est l’instigateur de la révolution constitutionnelle de 1906 pour corrompre l’Islam : « Les Iraniens qui ont rédigé les lois constitutionnelles ont reçu des instructions directement des gouvernants britanniques ».

La révolution constitutionnelle de 1906, qui marque le début du XXème siècle politique en Iran, éclate dans ce contexte d’ouverture sur l’économie mondiale et sur le système international de la politique. Les marchés s’ouvrent à la concurrence extérieure, fragilisant les producteurs agricoles qui n’étaient pas préparés aux fluctuations des prix. En 1906, selon Khomeyni, les Constitutionnalistes avaient commis un péché en prenant pour modèle la Charte des droits de l’homme de la Révolution française. Une sécularisation que craignaient les traditionnalistes menés par Cheikh Fazlollah Nouri [18](soutenu par les paysans pauvres et les commerçants illettrés).

Parmi les mollahs, son seul partisan était Cheikh Mohsen Araki [19]qui, en 1918, allait devenir le maître de Rouhollah. Nouri fit cause commune avec des princes et des aristocrates frondeurs soutenus par la Russie. Il déclara la « guerre sainte » (jihad) contre le gouvernement constitutionnel. Il fut pendu car aurait collaboré avec les Qâdjârs[20], despotes haïs, et été opposé à toute idée de réforme susceptible d’améliorer le sort des plus pauvres. Provoque un schisme au sein du clergé chiite après la Première guerre mondiale. D’un côté les masruteh (constitutionnalistes) et de l’autre les mashru’eh (théocrates). La scission date de 1906 avec la volonté de mettre en place une Constitution en Iran : un désir de réforme s’appuyant sur un mécontentement général face à un gouvernement faible et corrompu manifestement incapable d’empêcher que l’Iran ne tombe sous la coupe des grandes puissances de l’époque, la Grande-Bretagne et la Russie tsariste.

La classe moyenne n’avait ni oublié ni pardonné la perte du Caucase annexé par les Russes en 1824. D’autre part, elle supportait mal la présence militaire des Britanniques dans plusieurs régions méridionales de l’Iran- répétition de la Révolution de 1978-79.

Les principes démocratiques sont très importants dans ses discours. Il souhaite la formation d’une assemblée constituante, élue par le peuple, afin de ratifier une nouvelle constitution. Un référendum se tiendra sur  les règles à établir sur la formation de l’assemblée constituante et de la constitution ainsi que sur le transfert du pouvoir des nouveaux représentants élus par le peuple. L’occident est influent dans l’idéologie de Khomeyni mais il faut aussi rappeler que les Iraniens ont la culture démocratique la plus ancienne de la région, depuis la constitution de 1906.

Il y a une réislamisation au XXème siècle qui remet en cause l’équilibre entre politique et religion, au prix d’une relecture de l’islam (islamisme, néo-fondamentalisme) qui se présente évidemment comme retour aux origines, mais qui est en réalité une idéologisation du religieux. Islamistes comme néo-fondamentalistes, quand ils insistent sur la nécessité de revenir au temps du Prophète, sont les premiers à dire qu’aucune formation politique ayant existé dans le monde musulman n’a correspondu à un vrai Etat islamique. La problématique de l’Etat est donc bien moderne. Elle s’est constituée pour Khomeyni dans une volonté de lutter contre l’appareil d’Etat autoritaire et séculier du Shah. Ces modèles de laïcité autoritaire n’ont jamais pu intégrer la démocratie, sauf en Turquie.

L’Etat islamique de Khomeyni est en fait le produit d’une transformation de l’islam en idéologie politique, largement sous l’influence des philosophies politiques européennes où c’est l’Etat qui modèle la société.

Dans le cas des Etats laïques autoritaires, la demande populaire d’un Etat islamique apparaît précisément comme une revendication de protestation de la société et de quête d’authenticité, surtout lorsque ces  Etats perdent leur légitimité anti-impérialiste et nationaliste. Le refus de la laïcité est l’expression d’un refus du régime et l’espérance que tout futur sera sous le contrôle d’une loi qui ne sera pas celle des hommes, et donc exclura la corruption et le pouvoir personnel. Il s’agit non pas de la protestation d’une société traditionnelle mais au contraire d’une volonté de réappropriation de l’Etat par une nouvelle génération issue de la transformation étatique : étudiants, populations urbaines, technocrates.

  • La dislocation des modèles de la société Iranien

Le Shah signa un décret autorisant l’institutionnalisation d’un régime parlementaire. Sous la houlette du Mollah Sayyed Hassan Taqizadeh, les intellectuels pro-occidentaux ne voulaient rien moins qu’un système parlementaire qui ferait de l’Iran une monarchie constitutionnelle.

Des concepts aussi éminemment occidentaux que la souveraineté nationale, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, et les libertés individuelles acquirent droit de cité. La bourgeoisie appréciait ces idées nouvelles. Il y eut un conflit au moment de la rédaction de la Constitution entre traditionnalistes (la notion même de représentants élus du peuple se réunissant pour légiférer était hérétique. De plus, il critiquait l’idée même d’une constitution proclamant l’égalité des droits et des chances entre les hommes et les femmes. C’était inacceptable pour l’Islam.

Enfin, selon eux, les non-musulmans sujets d’un Etat musulman forme une catégorie à part et ne peuvent participer à la vie politique du pays) et constitutionnalistes (volonté d’un Etat-nation à l’européenne).

Khomeyni est désormais connu dans le monde la capitale. On le considère comme un meneur efficace. « Nous allons donner une gifle à Mossadegh qui a donné une gifle à l’Islam. Le Shah sent naitre en lui un nouvel espoir. Il n’est pas isolé. Nombreux sont les Persans qui lui sont encore fidèles ».

A partir de ces évènements (Chute de Mossadegh), Khomeyni joue désormais un rôle de meneur, d’agitateur. Il fait  la navette entre Téhéran et Qom et se fixe durablement dans cette dernière ville après la chute de Mossadegh en août 1953. Il politise son discours, commence à évoquer le rôle de l’Islam dans la conduite des affaires de l’Etat, sans plus de précision. Mais son influence reste confinée, marginale. Après le décès de Boroudjerdi (mars 1961), Khomeyni commencera ses tentatives pour enfin sortir de l’ombre. Le 13 août 1953, le général Zahédi prend le pouvoir. C’est un laïc qui ne tolère guère l’ingérence des religieux en tant que tels dans la conduite des affaires de l’Etat.

En outre, il entretenait des relations étroites avec la hiérarchie chiite, particulièrement le Grand ayatollah Boroudjerdi et n’avait politiquement plus besoin de la fraction radicale que représentait Kachani. Ce dernier fut arrêté et forcée à l’exil. Quant aux membres du groupe Fadaiyan, section iranienne des Frères musulmans, hommes de main de l’ayatollah, ils furent pourchassés après la dissolution officielle de l’organisation. On n’en entendra plus parler jusqu’à la révolution islamique de 1978-79.

  • Le concept Qarbzadegi

A partir des années soixante, une nouvelle référence, Qarbzadegi, nourrit la perception diabolique de l’Occident. Qarbzadegi, que l’on peut traduire par « occidentalite », est le titre d’un livre publié en 1962 par Jalâl Al-e Ahmad, consacré à l’analyse de l’aliénation culturelle et au procès de la domination occidentale en Iran.

La structure décrivant l’  « occidentalisé » renvoie aux composés désignant un « pestiféré », un « possédé » ou encore la victime d’une catastrophe naturelle. Identifiant l’Occident à l’ennemi de l’homme et l’Iranien à sa victime, le terme Qarbzadegi est l’expression la plus violente des rapports entre soi et l’autre et illustre bien l’importance du « phénomène perceptuel » qui pèsera désormais dans les relations avec l’Occident.

La conquête violente par des guerriers turcophones, l’organisation d’un empire avec les restes de l’administration de la dynastie précédente, appropriation symbolique de la culture iranienne par les conquérants : sous les grandes dynasties qui se sont succédé en Perse jusqu’au Qadjar, l’histoire semblait se répéter, même si chacun laissa son empreinte, en particulier les Safavides qui imposèrent le chiisme au XVIème siècle.

Au XIXème siècle, cependant, les changements paraissent plus brutaux. La stratégie de l’envahisseur – non plus asiatique mais européen – n’est plus exclusivement militaire, mais surtout économique, et provoque des ravages plus profonds encore.

L’intrusion d’une culture européenne plus évoluée, qu’il s’agisse de technologie, de connaissances scientifiques, d’urbanisation ou de développement politique, sape peu à peu les fondements de la société et explique ce mécontentement à l’encontre de l’Occident.

 

 

I.2- Idéaux de Khomeyni

I.2.1. Origines de ses convictions

  • Qom et le mollah

Khomeyni défendait la position des traditionnalistes. Après la mort du Cheikh Mohsen Araki en 1918, Khomeyni quitta Arak et partit à Qom avec son nouveau maitre Cheikh Abdol-Karim. Avant de devenir la capitale de la Révolution islamique, Qom était sans doute déjà la ville la plus conservatrice d’Iran.

Il n’y avait ni cinéma ni autres lieux de distraction. Malgré l’obstruction des mollahs locaux, le cercle de Cheikh Abdol-Karim attira rapidement de nouvelles recrues. Le but de l’école théologique chiite n’est pas de favoriser la liberté de pensée ou d’encourager la curiosité mais, au contraire, de préserver une vision du monde fixée une fois pour toutes et inaltérable. Début des études de Khomeyni : encore sous le choc de la Première Guerre mondiale, au cours de laquelle l’Iran avait été envahi puis partiellement occupé par les troupes tsaristes, britanniques et ottomanes, l’autorité du gouvernement central ne s’étendait au-delà des portes de Téhéran.

Dans la province de Gillan « République de la jungle », avec des slogans révolutionnaires empruntés aux Bolchéviks.  Khomeyni appartenait donc à la dernière génération qui considérât encore la vocation de mollah comme éminemment désirable. C’était l’un des rares moyens de s’élever dans une société sclérosée dont la structure de classes n’avait pas évolué depuis le XVIIème siècle. Soit carrière de mollah ou armées privées pour les paysans. 80% des Talabehs étaient issus de la paysannerie.

Jusque dans les années 30, époque à laquelle le gouvernement décida de les marginaliser, on rencontrait des mollahs dans toutes les couches de la société.

Beaucoup travaillaient à mi-temps comme fermiers, commerçants, enseignants et fonctionnaires. En effet, un mollah était censé gagner sa vie tout en officiant lorsqu’on le lui demandait. Jusqu’à la création par Reza Shah, à la fin des années 20, de tribunaux civils, les mollahs rendaient la justice en s’appuyant sur la loi coranique.

Par ailleurs, des événements sous le règne de Reza Shah prouvent que les mollahs furent de plus en plus l’objet de brimades : lassés d’avoir à présenter à des policiers illettrés leur permis de porter le turban, ils préféraient parfois quitter l’habit clérical. La presse et les discours officiels dénigraient sur tous les tons leur ignorance proverbiale pour faire l’éloge béat de la science et de la culture de l’Europe.

  • Corrélation de l’Iran avec la Russie

Au XIXème, les deux puissances impérialistes à avoir des intérêts en Iran étaient la GB et la Russie tsariste. Ils avaient compris l’importance du clergé en Iran.

C’étaient les mollahs qui, en appelant à la guerre sainte (jihad) contre les infidèles, avaient déclenché les guerres russo-iraniennes de 1813 et de 1824 et l’attaque de l’ambassade de Russie à Téhéran qui s’est soldée par l’assassinat d’Alexandre Griboiedov et de sa jeune épouse. Le gouvernement tsariste comprend donc l’importance de s’allier aux mollahs.

Lorsque les Bolchéviks écrasèrent la révolte chiite de l’imam Shamel dans le Caucase, les Britanniques ne levèrent pas le petit doigt. Un siècle plus tard, l’histoire se répète. Tous les efforts des mollahs anglophiles pour se gagner l’appui des Britanniques dans la guerre sainte contre les « hordes païennes » de Lénine échouèrent lamentablement. La Révolution bolchévique et ses tentatives de désislamisation des régions musulmanes de l’ancien Empire tsariste n’eurent que peu de retentissement à Qom.

Mais Khomeyni en entend parler de la bouche des réfugiés chiites qui affluaient dans la ville sainte. Des massacres de musulmans perpétrés en Azerbaïdjan et dans ce qui allait devenir l’éphémère république indépendante d’Arménie.

Ces réfugiés croyaient que le bolchévisme voulait légaliser la polyandrie et contraindre les musulmans à se raser la barbe. Ils présentaient également le bolchévisme comme un complot fomenté par les Juifs contre l’Islam et la Chrétienté. Lénine et Staline étaient des « activistes juifs » qui recevaient leurs ordres d’un conseil secret de rabbins établi quelque part en Europe Centrale. Khomeyni allait être toute sa vie convaincu du bien-fondé de ces allégations.

D’ailleurs, pendant la Révolution, il voit des complots partout. « Le monde est contre nous ». Il utilise même les termes de Gauche et Droite pour décrire comment la nouvelle République est assaillie par autant par les royalistes que par les Marxistes.

Il décrit les pro-soviets de Gauche comme étant des « espions russes », les anti-soviets de Gauche des « marxistes de gauche » et les musulmans conservateurs des « musulmans américains ». Il est vrai qu’au cours des années d’après guerre, l’Iran traverse une période de turbulence, de crises et d’instabilité : refus par Moscou d’évacuer ses troupes stationnées en Iran après  la fin des hostilités, bien qu’il en ait pris l’engagement formel et solennel.

De plus, dans un contexte de guerre froide, nous constatons la création par les Soviétiques de régimes séparatistes communistes en Azerbaïdjan et dans une partie du Kurdistan. Ces faits historiques peuvent en partie nous permettre de comprendre l’hostilité de Khomeyni à l’égard des Russes.

  • Le rôle de l’Amérique et de la Grande Bretagne

« Les problèmes de l’Orient viennent de l’Occident, en particulier de l’impérialisme américain ». « Les nations oppressées dans le monde doivent s’unir contre les oppresseurs impérialistes », déclarent Khomeyni.

Il me semble important de faire un rappel historique de la présence étrangère en Iran pour mieux comprendre le discours agressif de l’Ayatollah. En 1851 débutent les relations diplomatiques entre les Etats-Unis et l’Iran. En 1883, le premier ambassadeur américain s’installe dans le pays. Il a pour mission de protéger les missionnaires envoyés auprès des minorités chrétiennes. Son rôle est donc religieux : évangéliser l’Iran. Mais aussi politique et économique car l’idée est de s’implanter durablement en Iran par l’intermédiaire de la religion. Nous découvrons par la suite les véritables intentions américaines.

Après la révolution de 1906 Morgan Schuster, un expert américain, a comme mission de moderniser l’Etat et l’économie du pays. En 1908, une découverte va avoir un rôle essentiel : le pétrole. L’or noir est découvert en Iran par l’ingénieur Reynolds travaillant pour le britannique Knox D’Arcy qui avait acheté le monopole des mines au baron Reuter. L’Iran devient le premier pays du Moyen Orient à exploiter du pétrole. En 1914,  le pétrole devient une question plus politique après que l’Amirauté britannique dirigée alors par Winston Churchill eut racheté la concession.

Sur le plan politique, l’Occident va accroître son influence. En 1915, les Alliés envahissent et occupent une partie de l’Iran. Affaibli par quatre années de guerre civile, le gouvernement central, déjà précaire, est au bord de l’effondrement. Fomentée par le colonel britannique T.E Lawrence, la révolte arabe déclencha un processus qui allait conduire à la chute de l’Empire ottoman. Profitant de la situation, les Britanniques s’emparèrent de la Mésopotamie, la coupant de l’Iran pour plusieurs années.

Les Chiites de la Mésopotamie méridionale avaient secrètement souhaité la défaite de l’Empire Ottoman en s’alliant aux alliés. Mais lorsque l’Iran fut à son tour envahi, ils changèrent d’avis ; les Britanniques et leurs alliés arabes sunnites étaient eux aussi devenus des ennemis de la foi.

En 1922, le britannique Arthur C. Millspough resta 5 ans en Iran  pour moderniser le pays. Le pétrole est au centre des intérêts. L’Iran intègre le pétrole dans sa politique de développement. La concession pétrolière vendue en 1901 au riche écossais Knox D’Arcy fut dénoncée en 1932 par Reza Shah qui exigea une iranisation du personnel de l’Anglo-Persian Oïl Company. L’affaire fut portée devant la Société des Nations mais se termina par une nouvelle concession presque aussi défavorable pour l’Iran, que Reza Shah, probablement effrayé par des menaces britanniques, ordonna à son gouvernement de signer en avril 1933. La compagnie, qui prit le nom d’Anglo-Iranian Oil Company (AIOC), devait désormais verser 20% des profits sur la production au lieu de 16%, mais elle continuait à bénéficier de l’extraterritorialité douanière -ce qui empêchait tout contrôle iranien sur ses comptes – et obtenait l’allongement pour soixante ans de sa concession.

L’Angleterre conserva la première place en Iran malgré quelques reculs, mineurs, dans les secteurs bancaire et pétrolier, et des tensions diplomatiques, dues au peu d’empressement de Téhéran à reconnaître l’Irak et à abandonner ses prétentions territoriales sur Bahreïn.

I.2.2. Contexte historique

  • Avant la guerre

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les relations entre les Etats-Unis et l’Iran se sont en effet renforcées. Cela permet de mieux comprendre l’hostilité qui se développera par la suite contre les Etats-Unis.

L’Iran a soutenu les Alliés durant le conflit. En 1947, des accords d’assistance militaire sont signés pour autoriser la présence des troupes américaines sur le sol iranien. En 1956 est crée le Cento, qui ambitionnait d’être l’équivalent de l’Otan pour le Moyen Orient. Et 1964, statut quasi diplomatique des conseillers militaires américains stationnés en Iran. Mais il semble important de souligner que les relations diplomatiques entre l’Iran et l’Occident sont une longue tradition. A Ispahan, au XVIème, la cour de Shah Abbas recevait des émissaires de France, d’Angleterre ou d’Asie.

Sous les Qâdjârs, les relations internationales devinrent plus formelles avec la nomination en 1819 d’un premier ministre des Affaires Etrangères, Mirza Abd ol-Vahhab Khan Mo’tamed od-Dowleh Neshat. Les Qâdjârs n’avaient que des relations avec les grandes puissances européennes et ses rares voisins indépendants comme l’Egypte ou l’empire Ottoman. La plus belle avenue de Téhéran reliant le palais royal du Golestan au quartier des premières ambassades étrangères fut logiquement dénommée avenue des Ambassades tandis que Reza Chah Pahlavi attribua plus tard à ce ministère l’un des plus beaux bâtiments du nouveau quartier gouvernemental.

Khomeyni dénonce cette présence occidentale qui spolie les richesses de l’Iran. Dans le passé, nous retrouvons aussi cette hostilité des membres du clergé à l’encontre  de l’Occident.

  • Influence des années 60-70

Après le coup d’Etat de 1953, fomenté par la CIA pour faire chuter le gouvernement de Mossadegh, le principe de nationalisation fut formellement maintenu par la Société nationale iranienne des pétroles (NIOC).

Toutefois, les grandes compagnies internationales conservèrent l’exploitation des gisements dans le cadre du Consortium pétrolier iranien. Après le départ des troupes britanniques des Emirats en 1971, l’Iran devient le « gendarme du Golf », chargé de la sécurité des champs pétroliers et donc partenaire privilégié des Américains et des Européens. Mais en 1973 le Consortium fut remplacé par l’Iranian Oil Service Company (IOSCO) donnant le monopole de l’industrie pétrolière à la NIOC. En décembre 1973, à la Conférence  de Téhéran, le Shah se montre très actif à l’OPEP pour augmenter les cours affichés du pétrole. Un moyen de s’enrichir avec la crise pétrolière. Il  forme des techniciens et des pilotes iraniens et fait preuve d’une politique plus indépendante en signant des contrats hors consortium dès les années 60 avec les compagnies italienne (ENI) et française (Elf).

Khomeyni remet en cause cette influence occidentale en Iran qui rend esclave le peuple.  Et  critique les religieux iraniens qui n’ont pas su élever la voix contre l’Occident : « Si les chefs religieux avaient de l’influence, ils n’auraient pas permis à la nation d’être esclave de la Grande-Bretagne un jour, et des Etats-Unis un autre. Si les chefs religieux avaient du pouvoir, ils auraient empêché Israël de reprendre l’économie américaine. Ils n’auraient pas laissé les marchandises israéliennes être vendues en Iran, en plus en duty-free. Si les chefs religieux avaient du pouvoir, ils n’auraient pas laissé certains agents américains commettre des actes scandaleux ; ils les auraient mis hors d’Iran. ».

Il est particulièrement virulent envers les Américains et le pouvoir en place en Iran lors d’un discours le 27 octobre 1964 à Qom. Le parlement iranien accepte de signer la Convention de Vienne de 1961 qui régit le statut des personnels diplomatiques. Khomeyni parle d’immunité diplomatique. « Ils peuvent commettre les crimes qu’ils veulent sur notre sol sans être jugé par la Cour iranienne. Ils ont réduit le peuple iranien à un  niveau plus bas qu’un chien ». Khomeyni s’en prend  aux  Etats-Unis qui maintenaient en Iran un formidable appareil de plusieurs milliers de conseillers militaires tous rémunérés sur les deniers iraniens.

Les Etats-Unis seront la cible privilégiée lors de l’accession au pouvoir de Khomeyni : « Marg bar Amrika » (“A bas l’Amérique”) fut le slogan le plus crié pendant trente ans. Par des fresques, posters, expositions, spectacles, films, discours, toute la culture iranienne fut baignée dans le dogme de l’hostilité de l’Amérique.

  • Les différents heurts

Le Parlement – Majiles – fut le lieu principal d’affrontements. Les thèmes des manifestants prenaient fréquemment en compte la situation extérieure. Les éléments actifs du clergé, déjà responsable d’importants rassemblements au nom de la lutte contre la Russie et la domination coloniale, jouèrent à partir de 1902, face à l’absolutisme Qadjar, un rôle déterminant.

Les ulémas cherchaient par cet engagement massif à renforcer la position du pays, de la communauté musulmane, face à la pénétration européenne. L’exploitation des ressources locales par les puissances coloniales faisait par ailleurs se manifester d’autres élites qui revendiquaient une autonomie plus grande. La place éminente de la diplomatie dans l’appareil d’Etat était justifiée par le fait que l’Iran était le seul Etat de la région jamais colonisé et indépendant. En 1920, l’Iran fut le seul pays musulman membre fondateur de la Société des nations.

Durant ces années, le modèle occidental est pris comme exemple. Suivant le modèle kémaliste, Reza Shah adopta en Iran des codes commercial, pénal et civil de type européen, créa un appareil judiciaire inspiré du modèle européen, réglementa les tribunaux religieux. Des règles vestimentaires furent imposées à la population.

En 1928, la loi sur l’uniformisation du vêtement fut votée. Elle obligea les hommes à porter un costume à l’européenne et, sur la tête, un képi, le kolâh Pahlavi. Ce dernier présentait notamment l’inconvénient d’une visière qui gênait les prosternations liturgiques de la prière musulmane.

Cette uniformisation admettait des exceptions pour les clercs dûment autorisés, c’est-à-dire ceux qui se soumettaient aux règlements de l’Etat, qui étaient par des théologiens autorisés ou qui avaient réussi les examens prévus par la loi. Cette innovation choquait les ulémas dont les études n’étaient jusque-là pas sanctionnées par l’Etat. Une réforme de la langue fut entreprise afin d’exclure du vocabulaire les mots d’origine arabe ou turque ; l’usage du patronyme fut rendu obligatoire.

Cependant, la république et la « laïcité » de l’Etat ne furent pas proclamés et le pouvoir social, à la fois économique et moral du Ruhaniyat (« clergé » shi’ite) resta pour l’essentiel intact. Toutefois, il y a cette volonté, comme en Turquie, d’ « occidentaliser » le pays et faire subir à la société iranienne un choc opératoire qui n’a pas d’équivalent dans le monde musulman (sauf peut-être, mais dans une moindre mesure, en Afghanistan sous Amônollâh entre 1919 et 1929).

Des événements sous le règne de Reza Shah prouvent que les mollahs furent de plus en plus l’objet de brimades : lassés d’avoir à présenter à des policiers illettrés leur permis de porter le turban, ils préféraient parfois quitter l’habit clérical. La presse et les discours officiels dénigraient sur tous les tons leur ignorance proverbiale pour faire l’éloge béat de la science et de la culture de l’Europe. Le religieux Hasan Modarres paya de sa vie d’avoir tenu tête à Reza Shah. Ce dernier lui avait laissé espérer une part importante du pouvoir politique.  Le combat de Modarres, qui dépassait le cadre strictement religieux, se termina en 1927 par une assignation à résidence, puis par l’exil intérieur et finalement par une exécution sommaire.

Un profond malaise envahit alors la plupart des ulémas iraniens, qui dès la fin des années 1920, subissaient en toute impuissance les réformes en cours. D’autres épisodes en témoignent. En 1927, un mouvement de protestation du clergé avorta à Ispahan où le puissant sheykh Nurollâh Esfahâni fut empoissonné.

L’année suivante, le Sheikh Mohammad Bâfqi fut battu par Reza Shah en personne, entré sans ôter ses bottes dans le sanctuaire de Qom : le religieux, qui avait osé adresser une remarque à la reine qui s’était dévoilée dans le mausolée, fut emprisonné six mois puis exilé à Rey. Un incident très grave éclata à Mashhad en 1935 : en pleine effervescence au sujet du couvre-feu des hommes et du dévoilement imminent des femmes, une importante manifestation dans le mausolée de l’Imam Reza fut réprimée dans le sang à l’intérieur même du sanctuaire. La brutalité de la répression et le silence qui suivirent l’interdiction du port du voile, en janvier 1936, étaient liés. Les Iraniens, pris de peur se taisaient.

Quant aux ulémas, certains rejetèrent vivement, par réaction, la modernité menaçante, synonyme d’occidentalisation. La profusion de la littérature antimoderniste émanant des religieux après la chute de Reza Shah ainsi que la violence de certains jeunes clercs à cette époque, en particulier Khomeyni dans son premier livre à portée sociale Kashf ol-asrâr (« les secrets dévoilés ») de 1943, vont l’attester.

I.2.3. Les accusations portées par Khomeyni

  • Le règne de Mohammed Reza Pahlavi

L’entreprise de Reza Shah fut poursuivie, souvent avec la même ardeur et détermination, par Mohammed Reza Pahlavi jusqu’à la fin des années 1970.

Ce dernier connaissait l’Europe, ayant étudié dans un collège secondaire en Suisse. Il était « moderne » dans le sens où il parlait français et anglais, voyageait à l’étranger, pilotait lui-même son avion, se référait aux principes démocratiques, entreprenait des réformes « révolutionnaires »…au lieu de rester, comme son père, dans la tradition iranienne du despote assoiffé et entretenant la veulerie de ses sujets.

L’Iran fut aussi familier de l’ONU dès sa création en obtenant en 1946 l’évacuation des troupes soviétiques d’Azerbaïdjan.  Dès le milieu des années 50, l’Iran impérial de Mohammad Reza Pahlavi édifia de façon systématique un réseau diplomatique de tout premier ordre bien adapté à ses intérêts pétroliers et politiques (Europe, pays communistes, Moyen Orient, Israël, Japon). Une ambition mondiale de « gendarme du Golf » s’est ensuite étendue aux pays non alignés, aux grands pays du tiers-monde.

Les relations avec les pays musulmans voisins étaient souvent minimales. Ce réseau diplomatique était en réalité plus « dormant » que politiquement actif.  Khomeyni s’en prend au gouvernement iranien qui vend son indépendance et réduit son pays à un statut de colonie.

Il évoque l’influence américaine dans l’armée iranienne afin de réprimer le peuple. Depuis Reza Pahlavi, il y eut une volonté constante de bâtir une armée nationale unique qui contraste avec l’apparent désintéressement des constitutionnalistes iraniens pour la chose militaire. Ni dans la constitution de 1906-1907, ni dans la politique des deux premières législatures, une préoccupation très significative pour l’armée ne peut-être comparée au gros effort législatif de l’époque Pahlavi, avec un budget allant jusqu’à 40% du budget de l’État.

De fait, l’armée allait servir de structure essentielle au régime Pahlavi pour restructurer la société iranienne et faciliter les changements sociaux et économique. Les puissances étrangères, les Anglais et les Soviétiques, et plus tard les Américains, avaient intérêt à l’existence de cette armée : que ce soient les Iraniens eux-mêmes qui fassent régner l’ordre chez eux donne, dans une certaine mesure, des garanties contre l’invasion de l’Iran par des forces rivales.

Les mouvements anti-impérialistes qui éclatèrent pendant la Première Guerre Mondiale, comme le Jangal ou la révolte de Khiâbâni à Tabriz, manifestent l’intériorisation des valeurs démocratiques dans un système de traditions iraniennes reconstruites.

Reza Shâh ne cherchera  pas autre chose en systématisant le retour à l’Iran ancien ; ainsi il fermera plus tard les écoles étrangères, interdira à ses fonctionnaires de fréquenter les diplomates en poste à Téhéran, ramènera apparemment le centre politique vers l’intérieur de la culture persane. Le paroxysme de ce repli jaloux se trouve dans le mouvement mosaddeqiste, où la mobilisation politique est alimentée par une insatiable quête de légitimité nationale. Même s’il en faisait un usage dénaturé, Mohammad-Reza Shâh ne répudia jamais la fibre nationale. S’il liait l’économie du pays aux intérêts occidentaux, il répliquait avec arrogance aux Américains désireux de baisser le prix du pétrole que cette marchandise était trop noble pour finir brûlée dans un moteur de voiture.

Les trois intellectuels attribuent ensuite la faute au peuple, à la nation, qui a cessé d’être vigilant et ne s’est pas révolté contre un Etat incapable d’assumer son rôle. Sur ce point, l’analyse est identique chez les trois intellectuels retenus.

Motahhari résume bien leur approche : « Je ne veux pas vous mystifier en disant que c’est le colonialisme et son exploitation qui sont à l’origine de cette situation. Nous étions déjà dans cet état, mais aujourd’hui, ils nous y maintiennent ». La responsabilité de l’Occident est ainsi présentée comme postérieure.

  • Les oppresseurs soutenus

La Seconde Guerre Mondiale va accroître l’influence occidentale. En 1942, les Etats-Unis rejoignent les Britanniques dans le sud pour empêcher les Allemands d’accéder au pétrole. En effet, la montée du nazisme allait donner une couleur différente à ces relations, l’élément « aryen » de la culture persane étant de part et d’autre objet de propagande.

Les projets industriels allemands en Iran se multiplièrent, incluant des centrales électriques et une aciérie. En 1939, l’invasion de la Tchécoslovaquie augmenta le poids commercial de l’Allemagne en Iran, avec des ventes d’armes et de machines-outils. L’Iran représentait un enjeu stratégique de taille à cause du pétrole et de sa frontière commune avec l’Inde britannique.

Khomeyni s’en prend aussi au communisme et à l’URSS qui soutient le Shah. En août 1941, les Anglais décident avec les Russes d’occuper l’Iran pour le monopole du pétrole. Un chemin de fer trans-iranien est mis en place. Matériels américains et armements parviennent aux troupes soviétiques de Stalingrad, conférant à l’Iran le rôle stratégique et flatteur de « pont de la victoire ». La  Conférence de Téhéran du 9 septembre 1943 (Staline, Churchill, Roosevelt) matérialise la place de l’Iran aux côtés des alliés et permet de mieux comprendre l’influence occidentale dans le pays, notamment en ce qui concerne le pétrole. Cependant, il faut noter que la Conférence se réunit sans le Shah, absence qui fut ressentit comme une humiliation par les Iraniens. Une déclaration sur l’Iran, confirmant les engagements du traité tripartite, accompagna la fin de la conférence en décembre 1943.

Shari’ati, Motahhari et Al-e Ahmad illustrent bien eux-mêmes les trois profils d’intellectuels qu’ils cherchent à promouvoir dans la société iranienne. Leur présence simultanée sur la scène politique et culturelle de l’opposition au régime du Shah et la nature des relations qu’ils ont établies entre eux éclaire la complexité des interactions entre les différents types d’intellectuels.

Autrement dit, « si le ver n’était pas installé dans le fruit » dit Al-e Ahmad, l’Occident n’aurait jamais pu dominer la nation iranienne. Cependant, la domination occidentale fait désormais obstacle à tout travail de réforme qui chercherait à s’attaquer aux causes premières de la « décadence ». Le combat contre l’Occident s’inscrit donc pour eux sur un itinéraire de réforme sociale et culturelle qui commence par la libération de son influence. C’est aussi sur ce trajet vers le retour à soi que l’ « autre/Occident » peut retrouver sa véritable identité et échapper à la diabolisation pour devenir tour à tour rival, partenaire, interlocuteur et plus proche encore parfois. D’ailleurs Shari’ati explique « que le rejet de l’Occident ne donne pas l’indépendance, il ne produit que l’isolement ».

L’ouverture aux autres et en particulier à la civilisation occidentale devient donc une nécessité « thérapeutique » : « Le remède à la maladie de Qarbzadegi et du modernisme nauséabond est la connaissance véritable du visage et de l’esprit de l’Occident…Tout homme cherche à imiter le progrès. Face à cette offensive occidentale il ne faut ni fermer les yeux ni se laisser éblouir. Il faut regarder et voir juste ».

  • Lobbying occidental

Selon Khomeyni, la politique du Shah visait à augmenter le pouvoir militaire en empruntant de l’argent aux Américains. Une loi fut d’ailleurs votée par le Sénat le 31 octobre 1964 pour emprunter 200 000 dollars aux Américains. En échange, il y eut la mise en place de l’immunité des techniciens américains stationnés en Iran.

Sermon de Khomeyni le 25 et 30 octobre 1964 : « l’Iran s’est rendu esclave en acceptant ces dollars. Le gouvernement a vendu notre indépendance, nous a réduits à l’état de colonie. Le parlement a signé le document de la servitude de la nation iranienne. Il a accepté le statut de colonie…Pourquoi ? Parce que les Etats-Unis sont le pays des dollars et l’Iran en a besoin. » Plus tard, il s’attaquera au prêt de 200 millions de dollars contracté par les Iraniens à la faveur des Etats-Unis. En échange, les Américains reçoivent 100 millions de dollars d’intérêts.  Khomeyni se porte comme le garant d’un ordre juste et égalitaire. C’est différent de l’Occident et des Etats-Unis qui prônent l’individualisme et le capitalisme. La corruption du Shah qui prend l’argent des fonds publics pour les besoins des ambassadeurs iraniens est un slogan maintes fois utilisé par Khomeyni et ses proches.

Le contexte de la Révolution Blanche est important afin de comprendre l’hostilité de Khomeyni et de différents intellectuels comme Shari’ati à l’encontre du Shah et de l’Occident. L’ampleur et la nature du rejet tiennent non seulement à la rapidité du processus de modernisation mais aussi à ses racines politiques.

La légitimité nationale de l’Etat Pahlavi était contestée et par conséquent la modernisation qu’il introduisait devenait suspecte de servir l’étranger au détriment de l’intérêt national. La mise en œuvre « par le haut » de la modernisation et le processus rapide d’occidentalisation mettaient doublement en danger les réseaux de solidarité sociale et communautaire et par conséquent la permanence identitaire. La contestation politique, nourrie par une répression violente, s’est vue renforcée par une résistance culturelle à la recherche de réponses originales. Il a fallu un demi-siècle aux intellectuels pour le formuler mais elles ont servi de catalyseur idéologique pour le mouvement révolutionnaire de 1979.

 

 

I.3- Les relations externes de l’Ayatollah

I.3.1. Concept des intellectuels iraniens

  • Dépendance aux méthodes occidentales

Dans l’Iran des années soixante, marqué par la répression politique et les conflits sociaux, la jeunesse, insuffisamment formée, est désemparée face à une modernisation qui introduit massivement des références étrangères.

Le désarroi et le poids démographique des jeunes constituent un problème social profond que les intellectuels ne peuvent ignorer et qu’il leur appartient d’analyser. La soumission et la fascination irrationnelle devant l’Occident ont fait assimiler la modernisation à l’occidentalisation, et la modernité devenait alors synonyme de la perte de l’identité sociale et culturelle. Al-e Ahmad, Shari’ati et Motahhari appartiennent à une génération qui se souvient des traumatismes provoqués par la politique moderniste de Reza Shah et ils n’ont pas la naïveté de croire aux vertus de l’occidentalisation ni à l’efficacité d’une modernisation imposée hors de tout enracinement culturel.

Leur stratégie identitaire face à la modernisation le fait apparaitre clairement. Pour Al-e Ahmad, la crise d’identité post-Qarbzadegi est l’expression de l’« angoisse de perte » devant des choix identitaires qui nécessitent le dépassement d’une image de soi figée dans sa dimension temporelle : « Nous sommes une nation en voie de transformation et si nous sommes atteints par cette angoisse devant nos critères de vie et de pensée, c’est parce que nous sommes en train de changer de peau ». Il compare cette angoisse à celle que l’Occident connaît face à sa propre transformation sociale sous le poids envahissant de la technologie.

Cependant, il reconnait que le cas de l’Iran est particulièrement dramatique. L’entrée contrainte d’une nation sous-développée dans l’ère de la modernité est un changement doublement traumatisant.

Au « traumatisme » de la modernisation s’ajoute celui de la frustration et de l’infériorisation due à l’absence de toute maîtrise sur les conséquences de la modernité, c’est-à-dire sur l’avenir même : « L’occidentalite est la caractéristique d’une période historique où nous n’avons pas encore accès à la machine, aux secrets de sa conception et de sa construction, une période de notre histoire où nous sommes encore étrangers aux sciences modernes et à la technologie ».

Il ajoute : « Face à la technologie, nous sommes encore à l’époque de Ali Baba et les quarante voleurs. Nous imitons la formule magique des voleurs pour que la porte s’ouvre mais pour nous il n’y a pas de trésor à découvrir derrière ». L’accès à la modernité – science, technique, art – ne peut être envisagé selon Al-e Ahmad par une nation plongée dans le fatalisme par sentiment d’infériorité et d’impuissance face à l’Occident qui sécrète cette modernité.

  • Charisme turc dans le régime iranien

Selon S. Einstadt, au regard essentiellement du monde islamique, décrit cette tendance autoritaire du régime du Shah. Il développe l’idée du paradigme « néo-patrimonial », c’est-à-dire une forme de domination autoritaire avec la prééminence des centres politiques, sur des sociétés dépourvues d’autonomie propre et dans lesquels les détenteurs de l’autorité pourraient s’arroger, sans rencontrer de résistance, tous les pouvoirs d’allocation des biens matériels, des positions statutaires et des valeurs symboliques. D’inspiration wébérienne, ce paradigme a indéniablement une grande valeur heuristique.

Les autoritarismes sécularisateurs iranien mais aussi turc présentent certains traits communs : modernisation par le haut avec un projet conservateur d’inspiration sociale monocratique ; un volontarisme qui caractérise les élites et qui les conduit souvent à considérer les masses comme ignares ; la présence chez les élites d’une conviction inavouée que l’islam est une source d’arriération.

Dans les autoritarismes turc et iranien, certains autres éléments sont repérables à des degrés divers : « anesthésie politique » (très forte en Iran, dans la période considérée, sauf pendant le passage au pouvoir de Mossadegh ; présente en Turquie, notamment au cours de la première moitié des années 40 et des « périodes intermédiaires » militaires de 1971-1973 et 1980-1983) ; encadrement des masses (fort en Turquie, par le biais notamment des « Instituts de village » et des « Maisons du peuple » ; non existant en Iran, si l’on pense à l’ « Armée du savoir » et aux tentatives de mobilisation des campagnes par le biais de la réforme agraire, par exemple).

Ce dernier élément – qui se distingue de l’enrégimentement des masses tel qu’on le rencontre dans certains régimes fascistes – ainsi que les « réformes » symboliques, brutalement mises en œuvre, nous renvoient à la nature des projets modernisateurs des régimes kémaliste et pahlavien. A l’instar de la libéralisation organisée quinze ans plus tôt lors des événements de juin 1963 le régime chercha, sous la pression de l’administration Carter, à répondre à certaines revendications des manifestants.

  • Reconnaissance envers Hasan Modarres

La Russie est aussi un ennemi de l’Iran. Khomeyni y fait allusion afin de légitimer l’importance de leaders religieux au pouvoir : « Un des députés de l’époque, Sayyed Hasan Modarres s’était opposé à un ultimatum de la Russie « Si vous n’acceptez pas nos conditions, nous occuperons l’Iran ». Il influença le parlement pour qu’il ne plie pas face aux Russes. » Modarres a donc joué un rôle contre la Russie.

D’ailleurs, après la Révolution de 1979, la République islamique se contenta de slogans « ni Est ni Ouest », de discours généraux contre le « matérialisme athée de communistes ». Il y eut des arrestations et des exécutions massives de militants du Parti communiste Toudeh en 1983. A travers les propos de Khomeyni à propos de Modarres, on comprend bien que le gouvernement du Shah monopolise le pouvoir. En effet, bien qu’une démocratie parlementaire de façade soit maintenue après le coup d’Etat de 1953, la suprématie de la cour sur toute la vie politique et sociale est écrasante.

Les propos de Khomeyni vont dans ce sens en ce qui concerne le monopole du pouvoir du Shah et sa relation avec l’Occident : « il faut châtier les chefs d’Etat et députés du parlement qui favorisent l’influence politique, économique ou militaire étrangères ».

I.3.2. Cohésion communautaire

  • En tant que musulmans

Khomeyni prend la défense des opprimés face à l’invasion occidentale. Le rayonnement international du chiisme procure à l’Iran, à l’intérieur du monde musulman, un renfort indéniable.

Le fait d’être le seul Etat chiite du monde musulman donne à ce pays un prestige incomparable parmi les minorités chiites non iraniennes. Dépassant le clivage entre sunnisme et chiisme, l’insertion de l’Iran au sein de la communauté musulmane élargie s’est manifestée à plusieurs reprises : pendant la Première Guerre mondiale, l’opinion se solidarisa avec les Ottomans qui, bien que sunnites, représentaient une légitimité musulmane face aux puissances coloniales ; à partir de 1948, avec une efficacité réduite il est vrai, l’opinion publique iranienne a défendu la cause palestinienne contre l’Etat sioniste ; dix ans plus tard, l’Iran sympathisait avec la cause de l’indépendance algérienne contre la dernière guerre coloniale de la France.

La solidarité musulmane, surtout dans ce dernier conflit dont certains intellectuels iraniens (Shari’ati et Khomeyni) tirèrent un enseignement immédiat, creusait un fossé émotionnel entre les musulmans et les puissances hégémoniques, selon une réinterprétation moderne de l’ancienne dichotomie entre terre d’islam et pays ennemi.

Dans ce contexte de reconquête culturelle, Shari’ati, fraîchement revenu en 1965 de France où il avait côtoyé les militants algériens de l’indépendance, canalisa les aspirations d’une jeunesse à la recherche d’un islam moderne. Loin de tourner le dos au nationalisme de sa jeunesse, il lui donnait son accomplissement. L’islam lui donnait une nouvelle envergure en touchant les masses illettrées  pour qui la religion faisait immédiatement sens, et procurait à la lutte contre l’Occident une dimension géostratégique, à l’échelle du tiers monde où des conflits opposaient des sociétés défavorisées à l’hégémonie occidentale. La révolution islamique allait porter à son paroxysme et traduire en action politique cette dynamique identitaire qui avait vu l’islam, plus que le nationalisme persan, tenir tête à l’influence culturelle de l’Occident.

  • En tant qu’opprimé

En 1928, la loi sur l’uniformisation du vêtement fut votée. Elle obligea les hommes à porter un costume à l’européenne et, sur la tête, un képi, le kolâh Pahlavi. Ce dernier présentait notamment l’inconvénient d’une visière qui gênait les prosternations liturgiques de la prière musulmane. Cette uniformisation admettait des exceptions pour les clercs dûment autorisés, c’est-à-dire ceux qui se soumettaient aux règlements de l’Etat, qui étaient par des théologiens autorisés ou qui avaient réussi les examens prévus par la loi. Cette innovation choquait les ulémas dont les études n’étaient jusque-là pas sanctionnées par l’Etat

En 1979, Khomeyni aura ses mots à propos des oppressions dont sont victimes le peuple iranien à cause de la présence occidentale : « Nous ne connaissons aucune monarchie ou république dans le monde d’aujourd’hui qui soit fondée sur l’équité et la raison ; elles ne se maintiennent que par l’oppression. Les dirigeants de notre pays ont tellement été influencés par l’Occident, qu’ils ont réglé l’heure officielle de leur pays d’après celle de l’Europe (Greenwich. C’est un cauchemar !) ». Il continue d’attaquer l’Occident : « L’Europe (l’Occident) n’est qu’un ensemble de dictatures pleines d’injustices. L’humanité entière doit frapper d’une poignée de fer ces fauteurs de troubles si elle veut retrouver sa dignité. Si la civilisation islamique avait dirigé l’Occident, on ne serait plus contraint d’assister à ces agissements sauvages indignes même des animaux féroces ».

Selon Khomeyni, l’Occident a empêché l’Iran de s’exprimer alors que le pays n’avait pas besoin d’eux. Il prend un exemple qui symbolise sa pensée : «Il est en outre prouvé que les médecins et chirurgiens européens (occidentaux) sont absolument ignorants en matière d’ostéologie quand des interventions étaient pratiquées avec succès dans les bazars iraniens ».

Khomeyni veut montrer que le savoir iranien est très ancien. Sous la République islamique, l’opposition aux Etats-Unis et, surtout la guerre Iran-Irak ont fourni un réservoir inépuisable de légitimité nationale. Durant les années de révolution, la langue et le patrimoine archéologique ont même tenu une place centrale dans le débat identitaire qui ne cessait de bouleverser le pays. La littérature persane, surtout classique, a fait l’objet d’attentions appuyées : congrès internationaux sur Sa’di (1985), sur Hâfez (1986), sur Ferdowski (1990), création d’une nouvelle Académie de langue et de littérature persanes (1990), encouragements à la publication, etc.…

Il est vrai que la construction d’un nationalisme persan, depuis la fin du XIXème siècle, bénéficiait d’éléments très présents au cœur des Iraniens : une identité continue, comme Etat et comme peuple, depuis l’Antiquité ; une langue de haute culture à la fois littéraire et populaire, et l’héritage d’une civilisation prestigieuse, marquée par le zoroastrisme, une des premières religions monothéistes.

En soutenant les Palestiniens contre Israël, l’Iran révolutionnaire a donc choisi le camp  des « opprimés » et des mouvements de libération nationale selon Khomeyni. Ces ruptures étaient symboliques mais aussi stratégiques, dominés par un nouvel élan révolutionnaire associé à un nationalisme exacerbé.

Le gouvernement veut que les messagers de Dieu ne jouent aucun rôle dans les affaires du pays afin qu’Israël et les Etats-Unis fassent ce qu’ils veulent. Toutes nos difficultés sont causées aujourd’hui par les Etats-Unis et Israël. Ce dernier dérive lui-même des Etats-Unis. Les supporters de Khomeyni partagent son analyse du complot. Un religieux rappelle que dans le chapitre 5, verset 56 du Coran, il est expliqué qu’il ne faut pas se lier d’amitié avec les Juifs et les Chrétiens. Ruhani, le principal hagiographe de Khomeyni, affirme que la Savak avait des instructions pour tuer ceux qui osaient critiquer les capitalistes juifs « comme Nelson Rockefeller ».

Hojjat al-Islam Sa’edi, un religieux torturé à mort en prison en 1970, déclarait que les Juifs « comme Lyndon Johnson » contrôlait les Etats-Unis. Ces propos sont parfois encore plus virulents à l’égard d’Israël et du sionisme : « La grande erreur des musulmans en général, et des Arabes en particulier, a été d’avoir accordé du temps à Israël et de ne pas l’avoir écrasé dès sa création ». Il fait référence à la Sira, dans laquelle les Juifs s’étaient émus de l’influence de Muhammad (Mahomet).

  • Uni contre les juifs

Plus tard, installé à Médine, c’est avec les Juifs que Muhammad aura les plus vifs débats et c’est avec eux qu’il devra régler ses premiers comptes, parfois dans le sang. Khomeyni continue : « nous constatons aujourd’hui que les Juifs – que Dieu les abaisse –  ont manipulé les éditions du Coran publiés dans leurs zones d’occupation. Les Juifs ont pour dessein de détruire l’Islam et d’établir un gouvernement universel juif ». Il voit donc dans la religion juive un concurrent direct pour empêcher l’Islam de se développer. « Le peuple juif est le premier saboteur du mouvement islamique », ajoute-t-il. « Ensuite, ce sont les impérialistes (depuis trois siècles) : l’Islam est la seule barrière à l’expansion occidentale ».

Il n’hésite pas à employer le terme désobligeant de yahodi, à propos des Juifs, plutôt que celui communément utilisé de kalimi. Ils les accusent de dénaturer l’Islam, de mal traduire le Coran, de persécuter et d’emprisonner le Clergé, de préconiser le matérialisme historique, d’avoir été les instigateurs de la Révolution Blanche, d’applaudir les effusions de sang de 1963, contrôler les médias et, bien sûr, de s’emparer de l’économie.

Les Juifs sont décrits comme des espions impérialistes, des agents. Les Juifs sont perçus comme étant la réelle puissance derrière le complot impérialiste pour prendre le pouvoir dans le monde entier : « Leur vrai but est d’établir un gouvernement juif mondial ». Par la suite, Khomeyni continuera de s’en prendre aux Juifs.

I.3.3. Autres motifs

  • La prédominance des superpuissances

Pour l’ayatollah, le constat est simple : « l’Amérique est pire que la Grande-Bretagne ; la Grande-Bretagne est pire que l’Amérique. L’URSS est pire que les deux autres. Ils sont tous plus mauvais et plus impures les uns que les autres ».

La Révolution de 1979 est un exemple unique de soulèvement mené avec succès par des musulmans contre un régime de type occidental. La grande ambition de la République islamique était celle-ci : hisser l’étendard de la révolte dans tous les pays musulmans, de l’Indonésie jusqu’au Maroc, renverser le gouvernement et créer un Etat islamique capable de tenir tête aux deux « superpuissances sataniques » que sont les Etats-Unis et l’Union Soviétique. S’il le faut, les Entehari (kamikazes) de l’Imam transporteront la guerre sainte au cœur de ces deux nations.

La suite des  propos de Khomeyni montrent encore l’hostilité toute particulière à l’encontre des Etats-Unis : « mais aujourd’hui, ce sont des Etats-Unis dont il est question. Laisser moi dire que le président américain est la personne la plus repoussante de la race humaine aux yeux des Iraniens à cause des injustices qu’il a imposé à la nation musulmane ».

Enfermé dans sa mythologie selon l’ancien Premier ministre Chappour Bakhtiar, Khomeyni voit dans l’étranger un ennemi, à moins que cet étranger ne soit un musulman et encore, pas n’importe quel musulman. Il s’en prend une nouvelle fois à la politique du Shah et à ses liens avec  l’Occident: « le gouvernement veut que les messagers de Dieu ne jouent aucun rôle dans les affaires du pays afin qu’Israël et les Etats-Unis fassent ce qu’ils veulent. Toutes nos difficultés sont aujourd’hui causées par les Etats-Unis et Israël. Israël elle-même dérive des Etats-Unis. Ces députés et ministres nous ont été imposés  par les Etats-Unis. Ce sont tous des agents des Etats-Unis. Selon Khomeyni, la présence américaine en Iran a donc une influence politique très importante sur les affaires intérieures du pays.

Mais les intellectuels, tels que Shari’ati, Al-e Ahmad et Motahhari ne s’en prennent pas seulement à l’Occident. Il serait trop simple de résumer le mal iranien à ce dernier. Après avoir constaté le degré d’arriération et de pauvreté, le retard dans le développement et l’anémie culturelle, bref, la « décadence » de la société iranienne, ils en recherchent les causes et ce n’est pas l’Occident qui est désigné comme responsable. Le discours de ces trois intellectuels est intéressant et remet parfois en cause la posture antioccidentale de Khomeyni.

Les superpuissances veulent accroître leur pouvoir et dominer le monde. L’impérialisme est source de domination et de massacres.

  • Affirmation contre le Shah

Khomeyni remet en cause « the State and Local Council Election Bill » du Shah de 1962 qui considère que les Musulmans et les non-musulmans sont égaux. De plus, il attaque le Shah sur le fait qu’il n’y ait pas d’obligation pour les candidats et les votants de croire en l’Islam.

Une sécularisation remise en cause. La loi est retirée un mois plus tard. Le 26 janvier 1963, un référendum est organisé sur la « Révolution Blanche » et des heurts ont lieu dans l’école Feyziyya de Qom. Un étudiant est tué par la police du Shah le 23 mars 1963. Khomeyni dénonce le régime tyrannique qui coopère avec Israël. Il évoque la censure : « j’ai été informé que certains croyants à Téhéran ont fini dans les bureaux de la Savak et menacé d’être puni s’ils faisaient référence à ces trois sujets : parler du Shah, d’Israël et de l’Islam ». On parle de plus de 5000 morts et encore plus de blessés.

Le 4 juin 1963, le jour qui suit son discours, Khomeyni est arrêté à Qom à 3h du matin. On comprend mieux ses critiques à l’égard du Shah qui l’a obligé à quitter la ville de Qom, lieu historique de sa formation théologique.

  • Non-musulman

Nous pouvons revenir aux propos de Chapour Bakhtiar qui montre que Khomeyni voit dans tout étranger non musulman un ennemi. Ce dernier s’attaque non seulement aux idéaux politiques mais aussi à toutes les croyances religieuses.

Personne n’est épargné dans ses discours et le terme impérialisme revient à maintes reprises : « Dans les circonstances actuelles où les impérialistes, les gouvernements traîtres et tyranniques, les juifs, les chrétiens, les matérialistes se sont unis pour déformer les vérités de l’Islam et tromper les peuples musulmans, nous avons plus que jamais le devoir et la responsabilité de faire une propagande active et de mettre en place des institutions valables ».

Il semble faire de nombreux raccourcis afin de ramener à sa cause tous les musulmans : « A Téhéran, il y a des centres de propagande du christianisme, du sionisme, du baasisme, dont le seul but est d’éloigner les croyants des commandements de l’Islam. Des missionnaires occidentaux, mettant à exécution les plans secrets dressés depuis des siècles, ont crée des écoles religieuses dans les contrées musulmanes. Nous n’avons pas réagi à cela ».

Il critique aussi les athées qui sont pour la séparation du politique et du religieux : « Ce sont là aberrations inventées par les impérialistes en vue d’écarter le clergé de la vie matérielle et sociale des peuples musulmans, et d’avoir ainsi les mains libres pour piller leurs richesses ».

Il dénonce aussi les Bahaïs. En 2007, cette religion comptait environ 7 millions de membres appartenant à plus de 2100 groupes ethniques, répartis dans plus de 189 pays. Khomeyni évoque cette religion comme étant une « conspiration subversive » et une « organisation politique secrète » qui a été fondée par les Britanniques et se retrouve maintenant sous le contrôle d’Israël et des Etats-Unis. « Reagan supporte les Bahaïs comme les Soviet contrôle les Toudeh ». Les Bahaïs ne sont pas une religion mais une organisation secrète qui complote contre la République islamique ».

Les supporters de Khomeyni sont aussi paranoïaques. Hojjat al-Islam Sa’edi, un religieux torturé à mort en prison en 1970, affirmait aussi que les Bahaïs s’étaient emparés de l’économie iranienne et que le Shah travaillait main dans la main avec les Bahaïs et les communistes contre les vrais musulmans. Ils disaient aussi que les Bahaïs avaient toujours travaillé en tant qu’esclaves pour les étrangers (ghulan). Tout d’abord, pour les Tsaristes, ensuite pour les Britanniques et les Ottomans, et enfin au service des Israéliens et des Américains. Des textes historiques décrivent le bahaïsme[21] comme une « conspiration politique » organisée par les impérialistes européens du 19ème siècle afin de mettre fin à l’unité de l’Islam.

Il est vrai que l’époque moderne a vu s’introduire en Iran, venus d’un système mondial dynamique et conquérant, des éléments qui paraissent plus difficile à greffer que les apports des envahisseurs du passé. Pour la première fois, semble-t-il, des Iraniens ont cherché à s’approprier les richesses des autres au détriment de leur propre héritage.

Aux deux pôles anciens de la culture iranienne, l’iranisme et l’islam, s’ajoute désormais un redoutable cheval de Troie, l’Occident. Avec les Européens, l’amalgame entre la religion et la tradition nationale vole en éclats ; on pense l’islam face à la laïcité, la culture persane contre le chiisme, et l’on charge l’individu d’un destin personnel théoriquement séparé de celui de sa tribu.

Un débat nouveau  sur l’affirmation de l’identité face à l’assimilation semble détourner la Perse de son rayonnement spirituel et de sa vocation humaniste. Shari’ati, Al-e Ahmad et Motahhari partagent cette analyse et ne souhaitent pas mettre toute la responsabilité sur l’Occident, comme le fait souvent Khomeyni, pour expliquer les pertes de repères de l’Iran.

Les trois intellectuels montrent d’abord du doigt  les élites : les dirigeants politiques, le clergé et les intellectuels iraniens accusés d’avoir failli à leur fonction d’agents de transformation sociale et de préservation de l’identité, qui sont rendus responsables de l’état de crise dans la société.

Pourtant, il ne faut pas oublier de signaler que la fascination de la culture internationale n’a pas forcément étouffé l’intérêt des Persans pour l’iranisme. On a vu Taquizâde faire de la langue persane le dernier refuge de l’identité face à l’européanisation totale. La première Académie de langue persane fut fondée en 1935, et les efforts de réforme du vocabulaire témoignent d’un esprit nationaliste identitaire. Chaque fois que l’ingérence russe ou britannique se faisait sentir, le retour au patriotisme et la valorisation des origines nationales gagnaient en intensité.

 

 

 

 

II- REGIME INSPIRE DE L’OCCIDENT

II.1. La perception de l’Occident (en tant que culture)

La violence du rejet de l’Occident en tant que puissance dominatrice ne doit pas faire écran à la perception globale de l’Occident. L’image « diabolique » n’est pas permanente ni encore essentielle dans la perception de l’Occident en Iran.

II.1.1. Liens avec les intellectuels iraniens

Tout d’abord, la société iranienne n’est pas par tradition une société fermée. Diverses influences étrangères y ont été reçues et intégrées dans la/les culture/s de base tout au long de l’histoire, de l’Empire perse jusqu’au début de ce siècle. A l’occasion de la révolution constitutionnelle de 1906, un nouveau type d’influence s’exerce sur les institutions politiques et culturelles en particulier. Elle se renforce sous le règne de Reza Shah avec l’iranisme anti-islamique des « réformateurs » dans les années vingt.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n’est pas le rejet de l’Occident qui structure leur discours (les intellectuels), mais bien la remise en cause des institutions traditionnelles ainsi que du rôle et de la fonction des acteurs sociaux.

  • Al-e Ahmad

Le parcours de ces intellectuels est intéressant pour comprendre l’influence de l’Occident dans leur discours. Tout d’abord, Al-e Ahmad n’a pas suivi de formation universitaire occidentale, mais ses nombreux voyages et séjours en Europe, aux Etats-Unis et en URSS ont complété sa connaissance livresque de la culture occidentale. Son œuvre de traducteur a contribué à faire connaître aux Iraniens des écrivains et intellectuels occidentaux tels que Camus, Sartre, Gide, Ionesco. En dehors de ces auteurs traduits par lui, il se réfère souvent à Marcuse, Gramsci, Aaron, Bernanos, Céline, dans ses « Ecrits sociologiques ».

Il se réfère même aux orientalistes occidentaux dont il suspecte pourtant la connivence avec l’esprit colonialiste. L’univers intellectuel d’Al-e Ahmad fourmille de références, d’idées et de concepts occidentaux qu’il utilise pour développer son discours et affiner son analyse de la société iranienne.

On trouve dans son œuvre des références fréquentes aux intellectuels occidentaux engagés et contestataires. Les intellectuels révolutionnaires du Tiers Monde qui évoluent dans la culture occidentale sont également présents dans son œuvre, notamment Césaire, Memmi et Fanon et Qarbzadegi peut être considéré comme une version iranienne du Portrait du colonisé  et des Damnés de la terre dont il est contemporain.

Al-e Ahmad, essayiste et sociologue de l’occidentalisation, peintre des misères sociales, est devenu maître dans le récit des sentiments et de la subjectivité, où il  fait revivre aussi bien le débat intérieur d’un personnage et ses pensées intimes que les tensions très fortes dans lesquelles il affronte la société. On peut s’étonner de l’absence d’inspiration religieuse chez un auteur qui crédita le clergé chiite contemporain de tant d’honneur face aux intellectuels occidentalisés. Comme si la littérature représentait, grâce à sa grande vitalité, une zone de modernité acquise par les Iraniens où la laïcisation s’est le plus solidement développée.

Dans un tel contexte, l’éternelle alternative entre l’occidentalisation et le ressourcement sur l’inépuisable réservoir de l’identité revient sans cesse comme thème de débat. Pour les intellectuels en quête de légitimité sociale, lecteurs de littérature étrangère, l’influence de l’Occident s’accroît au fil des traductions et des idées nouvelles.

  • Shari’ati

Quant à Shari’ati, son intérêt pour les penseurs et intellectuels occidentaux ne date pas de son séjour universitaire en France. En 1957 il avait déjà traduit et annoté un livre d’Alexis Carrel (La Prière) pour mettre en avant la compatibilité de la recherche spirituelle et de l’esprit scientifique.

Cet intérêt ne fait qu’augmenter et se concrétiser davantage lors de son séjour en France où il approfondit sa connaissance de l’histoire et de la pensée occidentales. Le marxisme en tant qu’idéologie, le matérialisme historique en tant que philosophie mais aussi l’humanisme et l’existentialisme nourrissent sa réflexion et interrogent ses convictions jusque dans la remise en cause de son approche même. Mais il les soumet également à la critique. Tantôt il en réfute les fondements tantôt il fait ressortir des contradictions ou bien encore il souligne telle ou telle incompatibilité avec la vision islamique du monde.

Mais de nombreux éléments de méthode et d’analyse sont retenus par lui, puis adaptés et intégrés à son approche et sa conception idéologique propre. Il se dit redevable à de nombreux intellectuels et penseurs occidentaux qu’il s’emploie à faire connaître en Iran dans le cadre de son enseignement à l’Université de Mashhad.

Une approche duelle caractérise en fait son intérêt pour l’Occident. Sa soif intellectuelle le pousse à approfondir sa connaissance d’une civilisation qu’il juge « grandiose » et il a d’autre part le souci de renforcer la charpente théorique de son projet de réformation culturelle, ce qu’il incite à rechercher des idées, notions et concepts nouveaux dans le débat intellectuel occidental. Son engagement  politique en faveur de l’indépendance nationale et ses convictions idéologiques – islamiques – qui sont à la base de son combat contre la domination occidentale en Iran le conduisent à opérer un choix parmi les penseurs occidentaux.

A ceux qu’il appelle les « étoiles solitaires du ciel occidental » et qu’il privilégie (Planck, Carrel, Bergson, Jaspers, Sartre…) s’ajoutent de nombreux intellectuels et penseurs dont il utilise largement les travaux : Hegel, Bacon, Marx, Weber…Ce sont enfin les intellectuels du Tiers Monde et de culture occidentale comme Fanon[22], Mowlud, Uzgan, Yacine[23]…, qui nourrissent sa réflexion sur les questions sociales, politiques et culturelles liées au colonialisme occidental.

Il se réfère également de manière plus sommaire à des centaines d’auteurs, penseurs, scientifiques, philosophes, sociologues, historiens et littéraires d’Occident (ancien et contemporain) dans les trente-cinq volumes de son œuvre publié à ce jour. Il est sans conteste un des intellectuels iraniens dont la culture occidentale est la plus diversifiée et la plus riche.

  • Motahhari

Le profil intellectuel de Motahhari se distingue des  deux précédents. De formation islamique classique dont les langues occidentales étaient exclues, Motahhari n’a connu l’Occident qu’à partir des traductions en persan et en arabe.

Pour son premier séjour en Europe il accompagne l’Allâme Tabâtabai, son professeur de philosophie, qui devait subie une intervention chirurgicale en Angleterre. Son second séjour, plus long, le conduit en 1978 à Neauphle-le-Château pour y rejoindre l’imam Khomeyni en exil. La difficulté d’accès ne l’a pas empêché à connaître les travaux des penseurs, idéologues et philosophes occidentaux. De formation philosophique, Motahhari connaissait les fondements grecs de la philosophie occidentale. Mais sa connaissance de la philosophie contemporaine ne débute qu’avec les traductions en persan des textes de Hegel, Marx et Engels effectués par des intellectuels marxistes iraniens et arabes (Egyptiens en particulier).

Il lit plus tard des traductions d’autres philosophes et intellectuels occidentaux contemporains. C’est l’étude des fondements philosophiques du matérialisme qui retient le plus son attention dans son travail de comparaison entre l’islam et l’Occident. Convaincu que l’Islam se renforce dans un environnement où dominent la science, la connaissance et la confrontation des idées, il recherche des occasions de débats contradictoires entre le marxisme et l’islam pour permettre une meilleure connaissance de l’un et de l’autre et d’où l’islam doit – il en est sûr – sortir vainqueur.

Il propose même au Conseil de la Faculté de théologie de l’Université de Téhéran où il enseigne de créer une chaire de marxisme, à condition qu’elle soit attribuée à un marxiste convaincu pour que de véritables débats puissent avoir lieu.

Il fait généralement montre par ailleurs de modération et de retenue dans les jugements qu’il porte sur les penseurs. Il évite la caricature comme l’anathème et s’en tient à la confrontation intellectuelle. Malgré l’absence d’accès direct aux sources et sa méconnaissance des sociétés occidentales, Motahhari étonne par les débats théoriques et méthodologiques qu’il instaure entre l’islam –  sa vision du monde, sa philosophie, et son idéologie – et l’Occident. Il est parmi les olamâ contemporains celui qui a le plus cherché à connaître l’Occident intellectuel et qui a permis d’ouvrir les milieux religieux au « dialogue » avec la pensée occidentale.

II.1.2. Complémentarité de culture ?

L’apport de l’Occident n’était pas perçu comme nécessairement incompatible avec l’identité culturelle et nationale. Des intellectuels tels que le Dr Mossadegh ou Mehdi Bâzargân en offrent deux exemples dans le milieu intellectuel iranien de l’après-guerre. Ensuite, dans le contexte des années soixante et soixante-dix, parallèlement au rejet massif de l’Occident, il existe en Iran toute une catégorie instruite de la population qui s’y intéresse. Al-e Ahmad, Shari’ati et Motahhari en font partie. Leur rejet de l’Occident en tant que puissance dominatrice ne signifie pas qu’ils s’en désintéressent ni qu’ils nient son apport.

  • Vision novateur

Al-e Ahmad, Shari’ati et Motahhari élaborent aussi une réflexion critique sur le rôle et la fonction des acteurs sociaux et ils proposent de nouveaux modèles. Il faut, pensent-ils, que sorte des rangs du clergé « quiétiste » et de l’intellectuel moderniste devenu un « agent du colonialisme occidental » une nouvelle génération d’intellectuels-réformateurs capables de puiser dans le patrimoine culturel les éléments nécessaires à une mobilisation et susceptibles d’interpréter la modernité selon des critères rationnels pour n’en retenir que ce qui peut servir la société et la faire évoluer.

Qu’il s’agisse de la « renaissance de la pensée religieuse » chez Motahhari, de la reconstruction de l’« identité irano-islamique » chez Shari’ati ou de la nostalgie d’une « totalité islamique» perdue chez Al-e Ahmad, leur stratégie identitaire se situe à l’intersection entre l’univers idéo culturel occidental et celui de l’Iran et de l’Islam. Shari’ati et  Al-e Ahmad ont des positions communes lorsqu’ils requièrent de l’intellectuel une conscience politique aiguë, une connaissance réelle de l’Occident           et un enracinement culturel dans l’histoire nationale. Pour Shari’ati, l’ « intellectuel musulman » se situe au point de rencontre – et de friction – entre la culture et la foi islamiques d’une part et le modèle laïque, moderne et occidental de l’autre, d’où l’importance de son rôle dans la réformation sociale.

Alors que la Perse était restée longtemps à l’écart des routes et de l’évolution du monde, l’Iran s’est largement ouvert, depuis la fin du XIXème siècle, aux influences extérieures. Les minorités chrétiennes (Arméniens, Assyro-Chaldéens) et juives nouèrent, dès cette époque, des relations suivies avec la culture européenne, notamment à travers les écoles religieuses, tandis que les zoroastriens entretenaient des contacts réguliers avec leurs coreligionnaires de Bombay. Les relations privilégiées des Azéris avec Istanbul et la Turquie ottomane, la présence, parfois pressante, des Russes et les voyages réguliers des souverains persans en Europe occidentale contribuèrent à l’évolution des mentalités parmi les notables et les intellectuels, pour qui occidentalisation devint synonyme de modernisation.

La rente pétrolière apportée par les pays industriels a scellé cette relation privilégiée de l’Iran contemporain avec les pays occidentaux, tout en lui donnant la dimension politique qui a marqué les conflits du nationalisme iranien avec le monde européen.

  • Déception face à un pays occidental (Grande Bretagne)

Au XIXème siècle, les deux puissances impérialistes à avoir des intérêts en Iran étaient la Grande-Bretagne et la Russie tsariste. Elles savaient l’importance du clergé en Iran. Nombre de mollahs influents émargeaient aux fonds secrets de la Couronne.

Des Indiens de religion musulmane se rendaient régulièrement en Iran où ils faisaient des « donations » aux mollahs choisis pour leurs sympathies anglophiles. La division des mollahs en russophiles et anglophiles se poursuivit jusqu’à ce que la Révolution bolchévique de 1917 mit fin aux ambitions coloniales de la Russie en Iran. Mais le fait que les Bolchéviks prônaient ouvertement l’athéisme et voulaient éradiquer l’Islam du Caucase et de l’Asie centrale renforça la conviction des mollahs que, seule, la Grande-Bretagne pourrait les aider à empêcher ce nouvel Etat païen de détruire la religion musulmane.

Il s’avéra très vite qu’ils se trompaient. Sous le choc de la Révolution russe et influencée par la Turquie voisine, l’intelligentsia iranienne réclamait à cor et à cri des réformes, ainsi que l’instauration d’une République.

Alors qu’une génération plus tôt, elle avait soutenu les Constitutionnalistes contre les Qâdjârs appuyés par les Russes, la Grande-Bretagne se trouvait désormais dans l’obligation de collaborer à l’anéantissement de cette monarchie constitutionnelle en qui elle avait vu une panacée aux multiples maux dont souffrait l’Iran.

  • Frères musulmans

Khomeyni appartenait aux Frères musulmans. Ces derniers ont eu des  liens très étroits avec les Anglais. Chaque fois qu’ils ont fomenté une intrigue politique, un coup d’Etat, c’est avec eux. On peut évoquer notamment leurs actions communes contre Nasser et l’Egypte, contre le roi d’Iran, contre Hussein et contre Sadate

Khomeyni fut aussi en rapport avec l’Intelligence Service. Revenons à l’époque de Mossadegh pour mieux comprendre les liens qui ont peu existé entre les Frères Musulmans et la Grande-Bretagne. L’Iran réclame la nationalisation des gisements ainsi que l’industrie pétrolière. Mohammad Mossadegh est le chef de ce mouvement, soutenu par le Shah Reza Pahlavi et l’ayatollah Kachani. Ce dernier se présente comme l’ennemi de la Grande-Bretagne. Mais a longtemps vécu en exil dans les pays sous mandat ou domination britannique et y a toujours été bien traité et protégé.

On le dit proche des Frères musulmans, il est vrai qu’à ses débuts ce mouvement radical avait été initié ou au moins encouragé et aidé par certains intérêts britanniques qui entendaient ainsi contrer la poussée du nationalisme arabe.

C’est dans son entourage que naîtra le groupe radical et terroriste Fadaiyan Eslam, section iranienne des « Frères ». Ensuite il y eut des tensions entre Mossadegh et Kachani car ce dernier veut prendre trop de pouvoir.

L’ayatollah fera figure d’un opposant violent au chef nationaliste et sera ouvertement soutenu par l’entourage du souverain, chacun voulant instrumentaliser l’autre. Le 22 juillet 1952, Mossadegh devient Premier ministre.

Nous pouvons constater un mécontentement de la rue avec Mossadegh car il s’octroie trop de pouvoir. Kachani, qui était député à Téhéran, réussit à se faire élire président de la Chambre ce qui lui confère plus de pouvoir. Il croit et dit publiquement que le retour au pouvoir du chef nationaliste lui est dû. Il veut des prébendes car la corruption de Mossadegh est de notoriété publique selon Kachani. De plus, ce dernier réclame l’application de la Sharia. Il se retourne contre Mossadegh et tisse des liens avec la Cour, certains milieux pro-britanniques avec lesquels il entretient d’obscures relations. Il noue aussi des liens avec le général Zahédi, ex-ministre et ami de Mossadegh.

Khomeyni est présent durant ses rencontres avec Ardéshir Zahédi, qui sert d’agent de liaison avec son père pourchassé. Mossadegh veut mettre fin à la monarchie et instaurer une république. Une délégation de la Chambre, que préside Kachani, apporte une missive demandant au Shah de ne pas quitter le pays. Même Ghavam, chassé par la rue et abandonné par le Shah, fait fonctionner ses réseaux pour empêcher ce départ. Une puissante manifestation populaire a lieu. Vers 17 h, Khomeyni lit un message de Kachani enjoignant aux manifestants de se disperser et « de respecter la résidence de Son Excellence le docteur Mossadegh ». Ces événements constituent un moment de l’histoire : les adversaires de Mossadegh lèvent la tête et découvrent leur force.

II.1.3. Utilisation des procédés occidentaux

  • BBC

La partie la plus visible de l’aide britannique est celle que lui a donnée la BBC. Les harangues passionnées de Khomeyni étaient diffusées de Londres par le service en langue persane de la BBC. Cette dernière contribua directement aussi, avec ses bulletins d’information, à la chute  de Reza Shâh en septembre 1941.

Lors de la révolution, en 1978-1979, les nouvelles diffusées en persan par la BBC depuis Londres (avec un réémetteur dans le golfe Persique) parvenaient immédiatement dans les endroits les plus reculés, rendant inutiles les mensonges ou les silences de la radio officielle. Le rapprochement accéléré de l’actualité, les interviews, les commentaires et l’importance donnée aux événements favorisèrent certainement la diffusion du pathos révolutionnaire dans des régions qui en auraient été autrefois complètement écartées. La BBC régnait sur le Bazar.

Ce fut un soutien conséquent pour Khomeyni, bien avant son arrivée en Iran et même en France. La BBC de James Callaghan diffusait depuis des mois sur ses ondes en langue persane les cassettes de Khomeyni appelant à l’insurrection.

  • Manipulation du Bazar

Le bazar joue un rôle très important dans la vie religieuse et politique des Iraniens. Avec ses mosquées et ses écoles religieuses (madrase), ses bains publics, ses cafés, le bazar est un point de rassemblement rarement égalé.

C’est dans l’artère principale des bazars que commencent tantôt les cérémonies religieuses, tantôt les manifestations politiques. Son rôle est encore plus important des les campagnes. Pour le paysan qui s’y rend, le bazar « est également l’occasion d’acquérir du prestige ou de l’exercer, de régler ses différends, d’assister à des spectacles traditionnels,… ». En Iran, où la population rurale reste à l’écart de la vie sociale urbaine, les bazars jouent un rôle important de canal de transmission, par lequel les idées et les usages urbains se répandent dans les campagnes.

La visite au bazar est consciemment conçue comme une occasion aussi bien sociale qu’économique par le paysan, et le café du bazar est un des lieux privilégiés où un rapport social peut-être établi entre citadins et paysans. Le bazar est un réseau social d’une souplesse et d’une étendue étonnante. En quelques minutes, tous les bazars du pays peuvent être informés des nouvelles que les bazaris de Téhéran jugent à propos de diffuser le plus rapidement possible. On comprend mieux pourquoi la BBC a joué un rôle très important pour Khomeyni en diffusant ses messages dans le bazar.

De plus, le monde bazari et celui du clergé sont très imbriqués l’un dans l’autre, ce qui a permis à Khomeyni d’avoir un impact déterminant. Une partie des emplacements des bazars font partie des biens de mainmorte religieux et les bazars englobent toujours plusieurs mosquées.

Au-delà de cette relation « physique », ce sont les corporations qui « comblent le fossé entre les principes les plus intérieurs de la tradition et les aspects de la vie quotidienne, entre la vente des marchandises au bazar et la construction des mosquées ». Certaines corporations plus riches construisent même pour leurs membres des mosquées au bazar. « Des boutiques sont incorporées dans beaucoup de mosquées dans le bazar, montrant encore la nature essentiellement pratique de la relation entre la vie religieuse et commerciale.

A Qom, un quart des étudiants en théologie vient du monde bazari ; le journal Maktab-e Eslam (l’Ecole de l’islam) fait régulièrement autorité dans les discussions bazaris ; Il y a beaucoup de liens de parenté entre les familles bazaris et le clergé, surtout parmi les grandes familles. Depuis le début du XXème siècle, le haut clergé et les bazaris se trouvent côte à côte dans les mouvements sociopolitiques car ils ont certains intérêts communs et s’adressent grosso-modo à la même clientèle.

Certains membres du clergé représentent même ouvertement les intérêts de leurs adeptes bazaris. La diffusion des harangues de Khomeyni par la BBC était un moyen pour ce dernier d’asseoir encore plus sa popularité au sein du bazar. Khomeyni savait que ce lieu était hostile à la politique du Shah depuis longtemps. Le projet de réforme agraire de 1961 fut le point de départ du conflit. Le clergé, des bazaris et les intellectuels s’y opposèrent. Pour l’opposition politique et les intellectuels, les réformes n’allaient pas assez loin dans la mise en question d’un régime dictatorial. Le bazar se voyait menacé par la politique de la porte ouverte envers le capital étranger que le régime allait mettre en place.

Par la suite, le pouvoir religieux se développa malgré l’opposition active du gouvernement. Les bazaris profitent des années soixante-dix et de leur prospérité économique pour financer des séminaires, pour expédier pour la première fois des prédicateurs dans les bidonvilles et les villages isolés, et d’une manière générale pour organiser une modernisation religieuse. Les bazaris ont donc une influence grandissante sur la vie sociale. Ils financent aussi en partie les diverses institutions modernes de propagande et de discussions théologiques dont la plus importante est le Hoseyniye d’Ershâd. Des fonds plus importants sont confiés aux « banques islamiques » qui les redistribuent en petits montants aux artisans et petits commerçants.

Le comble est atteint par une attaque virulente contre Khomeyni dans un article du journal officiel. Les étudiants de Qom manifestent. Khomeyni a donc des soutiens importants dans le pays et de nombreux Iraniens luttent contre la politique du Shah. Une répression sauvage de  cette manifestation mène à une deuxième manifestation de commémoration des martyres quarante jours plus tard. Ainsi, de quarante jours en quarante jours, commence le cycle de manifestations qui marquent le début du mouvement de 1977-1978. Une fois encore, le clergé et les bazars forment une alliance tactique. Ce réseau montre sa véritable étendue et son vrai pouvoir dans les événements de 1977-1978. Pour en voir le fonctionnement, il n’est pas inutile de prendre quelques exemples des actions qui ont lieu dans son cadre.

Quelque temps avant le début du mouvement de 1977-1978, la Banque Saderât, « la banque du bazar et des mosquées » ayant le plus grand nombre de succursales dans le pays, passe sous le contrôle d’un membre de la communauté Bahaï, proche du gouvernement. Une guerre d’usure est déclenchée : les mosquées et les bazars en retirent leur argent qui est aussitôt remplacé par des fonds de la Banque centrale. Plus tard, les succursales de cette banque deviennent la cible préférée des manifestants. Lors des manifestations et de leur répression, la présence insuffisante de sympathisants de l’opposition dans les centres de soin leur fait subir de lourdes pertes. L’armée ramasse les cadavres des victimes de la répression et ils ne sont pas restitués à leurs familles. Le contrôle de la banque du sang et des hôpitaux par le gouvernement rend impossible le soin aux blessés.

Dès lors un comité de secours (comité Emdâd) est formé, car « tout manifestant ne peut pas devenir un martyr ». Par le biais du clergé militant, le comité établit des contacts avec le bazar qui accepte de le soutenir.

On se rend compte de l’importance du bazar comme force d’opposition au gouvernement. Des groupes de camionnettes et des motocyclistes sont mis à la disposition du comité. Ceux-ci précèdent les manifestations et préviennent de l’arrivée des forces de l’ordre, permettant ainsi d’éventuelles tactiques de dispersion et de réorganisation. Dès qu’ils voient des accrochages entre l’armée et les manifestants, ils prennent contact avec le comité et le bazar. Leur plus grande force de manœuvre permet l’évacuation des blessés et des morts avant l’arrivée des chars. Il en résulte une réduction du nombre de morts et la possibilité de soigner les blessés.

Des centres clandestins de soins urgents sont organisés dans les maisons. Pour les blessures les plus graves quelques hôpitaux où le bazar exerce son influence (ex. l’hôpital de Sevvome Sha’bân, géré avec des capitaux bazaris) acceptent de soigner illégalement les blessés. Le bazar assure l’approvisionnement de ces centres et hôpitaux en médicaments. En outre, le bazar repère et organise, parmi ses membres et ses contacts, un réseau de 700 à 800 donneurs de sang, de tous les groupes sanguins. Grâce à la coopération de quelques sympathisants parmi les ambulanciers, il est possible à toute heure de la journée et de la nuit, et ce, malgré le couvre-feu, de fournir rapidement le sang nécessaire (aux heures de couvre-feu, les ambulances ont le droit de circuler).

Une Caisse des Martyrs est constituée pour s’occuper de l’identification des victimes de la répression, de la détermination des besoins financiers de celles-ci et de leurs familles et de l’apport d’une aide financière.

Ce sont là des exemples de la coopération de tous les membres du réseau social alternatif : le clergé qui prête son poids moral à la coopération avec ces organisations ; les bazaris qui mettent leurs ressources financières et leur expérience en matière d’organisation à la disposition du mouvement ; les « voyous » et les autres membres du réseau qui y participent physiquement. L’efficacité de certaines de ces mesures est reconnue même par le général américain Huyser : « Très visibles étaient des escadrons de motocyclistes en train de chauffer leurs moteurs. J’avais déjà remarqué que pratiquement toute manifestation d’une certaine importance semblait être contrôlée par ces escadrons mobiles. Les conducteurs étaient jeunes mais semblaient être très bien organisés. Jusqu’à aujourd’hui je ne sais qui a conçu et opéré ce brillant système d’information… ».

  • Manipulation des paysans

Il est vrai que la réticence traditionnelle des populations rurales au message traditionnel des mollâ pouvait être levée à la suite de l’activisme politique prôné par les ‘olamâ contestataires. La portée des thèmes nouveaux demeurerait malgré tout limitée dans les milieux ruraux et la majorité des villageois, hormis les itinérants, restait indifférente à un engagement contre le régime.

Eric Hooglund écrit à ce sujet de façon significative : « les efforts du Shah pour obtenir le soutien de la majorité silencieuse reçurent une écoute polie mais la seule réponse donnée fut un nonchalant « Mais qu’a-t-il fait pour nous ? ». Et s’il est vrai que beaucoup de ces villageois étaient les parents d’opposants au régime du Shah, ils semblaient peu concernés par les arguments de leur fils. Ils étaient souvent insensibles aux appels de Khomeyni à propos duquel ils étaient amenés à dire : « Mais que fera-t-il pour nous ? » « En définitive », conclut Hooglund à propos des campagnes, « les villageois étaient prêts à se décider pour ceux qui l’emporterait ». Si les villageois pouvaient demeurer dans l’expectative, l’importance de l’émigration vers les villes explique la croissance d’une clientèle favorable au clergé actif. Il est possible d’estimer à au moins deux millions le nombre de villageois contraints, dans la dernière décennie du régime, à rechercher un travail en milieu urbain.

Dans l’espace des années 1966-1976, l’accroissement annuel de la population urbaine dans l’ensemble du pays était près de quatre fois supérieur à celui de la population rurale. Ce mouvement était désigné par certains experts iraniens sous les vocables de « torrent », « vague », « irruption ». Le recensement de 1956 et 1966 révèlent que, dans la province de l’Azerbaïdjan Est, la région la plus touchée après celle de Téhéran, plus de 63 villages, dont la population avait dépassé 5000 personnes, s’étaient transformés en villes. Les enquêtes officielles portant sur la question révélaient que près de 45% des migrants avaient un âge compris entre vingt et quarante ans. Les carences dans la politique du développement rural s’avéraient toutefois la cause principale de l’émigration vers les villes. Khomeyni a donc profité de cette situation pour défendre ces « opprimés ». La petite paysannerie se plaignait du manque d’eau, de l’insuffisance des terres, du manque de capitaux. Elle critiquait la baisse relative des salaires et le manque de travail régulier dans les campagnes.

En général, les catégories rurales contraintes à l’exode semblent avoir été majoritairement apolitiques jusqu’en 1978. La plupart d’entre elles furent en revanche impliquées lors des manifestations conduisant à la fin du régime. Les participants dont les mentalités, les valeurs, les occupations étaient encore marquées par les passé essentiellement rural de l’Iran étaient sensibles aux discours des ‘olama des centres urbains. Les ruraux contraints à l’exode rural étaient amenés par ailleurs à être en contact avec les journaliers dont ils partageaient souvent le travail, les intérêts sociaux, les distractions. Les plus conscients d’entre eux au plan politique prirent en charge les activités d’opposition dès le début de la contestation islamique. Ils devinrent les organisateurs des quartiers pauvres et des bidonvilles. De leurs rangs émergèrent maints meneurs ralliant les grandes foules des journaliers révolutionnaires.

Les visites régulières dans les villages d’origine continuèrent par ailleurs à propager l’idée d’une remise en cause de l’autorité centrale et des ses représentants. Les grèves reconduites, dirigés contre le pouvoir, encouragèrent de plus les migrants à prolonger leurs séjours à la fin de l’automne et au début de l’hiver 1978. Les milieux ruraux  représentaient près de 53% de la population à la veille de la chute du régime. Dans les villes, la masse des manifestants khomeynistes fut composée d’un sous-prolétariat de journaliers vivant dans les quartiers périphériques et d’un prolétariat d’usine et d’employés sous-payés se ralliant aux mots d’ordre du dirigeant religieux et de ses représentants.

La moyenne et petite bourgeoisies, surtout importantes dans la capitale, issues dans de nombreux cas du cours modernisateur du régime, s’élevaient le plus souvent contre la répression, les inégalités, contre l’appropriation des élites gravitant autour du Palais. Contraintes dans leur ascension sociale ou leurs aspirations, elles contestaient plus les mesures ou les pratiques (qui les pénalisaient) que leur situation proprement dite.

Il faut souligner que Khomeyni a mis en pratique sa politique pour valoriser les classes les plus démunies, notamment la paysannerie. Alors que la classe politique du régime impérial était coutumière des références internationales, Khomeyni et les clercs arrivés au pouvoir grâce à la révolution semblaient apporter une culture pré-moderne, encore paysanne, disaient certains, dans ce monde déjà fortement urbanisé.

  • Révélation de Hosayan Malek

Hosayan Malek, un vétéran du mouvement de Mossadegh, écrivit avec son frère  The struggle of political projects in the Iranian scene. Ils avaient crée l’aile “sociale démocratique” du Front National. Les deux avaient rejoint le Parti Toudeh au début des années 40 pour ensuite former une organisation indépendante marxiste.

Actifs dans la révolution de 1979, Hosayan Malek fut forcé de quitter l’Iran en 1981 lorsque Khomeyni mit fin à l’opposition, incluant le Front National. Il écrivit ce livre en Europe quelques années avant sa mort. Il met en cause les impérialistes dont le but fut de dénaturer l’Iran. Chaque parti politique, excepté le Front National, est rentré dans les plans de la politique étrangère. Les Russes n’ont pas seulement travaillé avec le Toudeh, les Fedayin, et les Moudjahidin mais aussi avec Khomeyni.

L’URSS, à travers le Parti Toudeh, a eu des liens avec Khomeyni à partir du 17 juillet 1952. Ahmad Ghavam, le libérateur d’Azerbaïdjan, est désigné Premier ministre. Choix inattendu et déplaisant pour le Shah, qui déteste Ghavam, mais qui se soumet à la décision des députés et le charge, à contrecœur, de constituer le nouveau gouvernement. Le 19 et surtout les 20 et 21 juillet, Téhéran et quelques grandes villes sont en proie à l’émeute. Les membres du Toudeh, parti communiste iranien, qui ne pardonne pas sa victoire sur Staline, des hommes de main de Kachani, qui « décrète » par une fatwa la mise à mort du chef du gouvernement, et la masse des partisans du Front National de Mossadegh, font, pour une fois, cause commune et manifestent ensemble.

Très rapidement, sur l’ordre du Shah qui l’admettra par la suite, l’armée et la police s’abstiennent d’intervenir et de rétablir l’ordre et la sécurité. Le 22, Mossadegh devient Premier ministre. Khomeyni a-t-il été de ces manifestations sanglantes ? Tout nous laisse à penser. En tout cas, il était un des pions de Kachani.

II.2. Statut de l’Iran et de Khomeyni

II.2.1. Ambigüité de ses relations

  • Avec l’URSS

La République islamique se contenta de slogans « ni Est ni Ouest », de discours généraux contre le « matérialisme athée de communistes », d’arrestation et exécutions massives de militants du Parti communiste Toudeh en 1983.

Cependant elles ne provoquèrent pas pour autant de réactions fortes de Moscou qui entama au contraire des négociations secrètes pour la vente d’armes à Téhéran et l’entrainement de pilotes, sans pour autant interrompre son soutien traditionnel à l’Irak. Le rôle de l’URSS, dans le contexte de la Guerre Froide, fut donc ambigu. Il fallait tout d’abord assurer des appuis pour faire face au bloc de l’Ouest dirigé par les Américains.

D’ailleurs, dès la chute du Shah, l’URSS a immédiatement salué la « victoire de l’Iran contre l’impérialisme » et proposé l’extension de l’aciérie d’Ispahan pour confirmer le maintien du statu quo politique et du bon voisinage qui prévalait depuis trois décennies. Khomeyni, malgré ses discours contre les Soviétiques, n’a pu s’empêcher de créer des liens avec eux. Il a parfois laissé de côté certains événements pour servir ses intérêts et oublier ses critiques contre « l’impérialisme ». Au cours des années qui suivent la Seconde Guerre mondiale, l’Iran traverse une période de turbulence, de crises et d’instabilité : refus par Moscou d’évacuer ses troupes stationnées en Iran après  la fin des hostilités, bien qu’il en ait pris l’engagement formel et solennel.

De plus, les Soviétiques mettent en place des régimes séparatistes communistes en Azerbaïdjan et dans une partie du Kurdistan.

Et certaines insinuations montrent pourtant que Khomeyni a obtenu des soutiens importants de la part des communistes.

Le 8 janvier 1978, une semaine après que le président Carter se soit rendu à Téhéran, la presse contrôlée par le gouvernement publie un article dans le journal Ettelâât qui met en cause Khomeyni comme étant un agent des puissances étrangères. L’intitulé est « l’Iran et le colonialisme rouge et noir ». Son auteur se disait étonné de voir les communistes s’allier aux réactionnaires cléricaux, qu’il appelait « colonialistes noirs » parce qu’ils seraient historiquement liés à l’impérialisme britannique.

Les féodaux que la réforme agraire avait dépossédés de leurs droits d’exploiter les paysans se sont tournés vers le Clergé. Pour chercher à faire déclarer illicites les propriétés acquises lors de cette réforme, il leur fallait un leader clérical opportuniste et vendu aux métropoles colonialistes. « Khomeyni était l’agent le mieux préparé pour cette tâche ; la réaction rouge (communiste) et noire (cléricale) ont vu en lui l’individu le mieux placé pour s’opposer à la révolution iranienne (Révolution Blanche), lui qui fut reconnu comme l’agent de l’événement honteux du quinze khordâd (le 5 juin 1963, lorsque l’ayatollah s’était ouvertement opposé au Shah). »

  • Soutien occidental

Certains politologues ont voulu voir dans la Révolution de 1979 une tentative de démocratisation d’une société longtemps atrophiée par la tyrannie. Ils ont donc minimisé le rôle de Khomeyni.

Pourtant l’Imam n’a jamais caché que les simples mortels n’avaient pas le droit de conduire leurs affaires et que la démocratie menait inéluctablement à la « prostitution ». La Grande-Bretagne, la France et les Etats-Unis n’ont pas pris au sérieux ces menaces et l’ont aidé d’une certaine manière à prendre le pouvoir en Iran. N’oublions pas le contexte de la Guerre Froide pour comprendre aussi le rôle joué par ces pays pour contrer la menace soviétique.

En accueillant l’ayatollah Khomeyni, la France, les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux avaient cherché à limiter les conséquences internationales de la Révolution iranienne perçue comme prosoviétique.

L’Occident anti communiste faisait confiance à sa qualité d’homme de Dieu. La piété lui semblait un barrage contre l’Union Soviétique. Le roi n’était pas éloigné de le croire aussi ; il ne voyait pas d’un mauvais œil qu’une telle doctrine se propage dans le pays, quitte à balayer ensuite Khomeyni lui-même.

Le précédant article insinuait aussi que Khomeyni avait vécu en Inde avant l’indépendance, où il aurait été l’agent des Britanniques, faisant allusion à son grand-père qui aurait vécu au Cachemire. Dès le lendemain, les théologiens de Qom s’enflamment.

Une répression féroce a lieu. Ces deuils n’ont pas été la cause de la révolution mais le détonateur. Que Khomeyni ait mobilisé les forces communistes en même temps que les musulmans radicaux, c’est encore exact, puisque, dans la ferveur du mouvement révolutionnaire, les forces de gauche ne virent pas d’autre issue que de se rallier à l’ayatollah.

II.2.2. Crédulité américaine

  • Face à la menace Khomeyni

Penchons nous tout d’abord sur le rôle des Américains. On peut s’étonner du manque de lucidité dont ont fait preuve les Américains. Bien implantés à Téhéran, sous le régime du Shah.

L’armée, la plus puissante de la région, était pourvue de matériel américain, ses services secrets entretenaient des rapports étroits avec la CIA. Mais il faut bien constater que les Etats-Unis n’ont pas vu venir la montée en puissance de Khomeyni. La CIA surveillait en priorité les mouvements marxistes et le grand voisin de l’Iran : l’URSS. La CIA  ignorait ou sous-estimait la maladie du souverain iranien. Il avait un cancer qui amoindrissait ses capacités. Enfin, les politiques et les analystes de la CIA n’avaient jamais envisagé qu’une opposition religieuse puisse constituer une force politique.

Dès la mi-février 1979, des centaines de manifestants envahissent l’ambassade américaine. Mais à Washington, on ne semble toujours pas prendre la mesure de ce qui se passe en Iran…Le président Carter n’est d’ailleurs pas totalement mécontents du renversement du Shah. Les massacres qui ont accompagné la féroce répression de 1978 l’ont choqué. Carter essaie de composer avec le nouveau pouvoir sans vraiment comprendre sa nature et sa farouche hostilité aux Etats-Unis.

C’est ainsi que l’administration américaine engage même des négociations avec des Iraniens pour leur fournir plusieurs milliards de dollars d’armement. Carter fut souvent accusé de naïveté. Il s’est trompé.

  • Contre la fourberie de l’Ayatollah

Il est également important de mentionner le rôle ambigu des Etats-Unis. Lorsque Jimmy Carter devient président, il veut un changement politique en Iran.  L’une des volontés sous-jacentes est de montrer au Shah qu’il monopolise trop le pétrole.

C’est à ce moment-là que les droits de l’homme deviennent la pierre angulaire de la politique de Carter. Il va  créer un Bureau pour les droits de l’homme dans le département d’Etat. Il envoie une lettre ouverte au Shah pour lui demander de respecter les principes de la constitution et de la Déclaration universelle des droits de l’homme : abolir le système du parti unique, permettre la liberté de la presse et établir un gouvernement représentatif de la population iranienne. Par conséquent,  le régime Pahlavi se sent attaqué et les propos de Carter encouragent davantage les dissidents.

Ainsi, Khomeyni, en regardant de l’étranger, observe qu’il  y a une ouverture vers une révolution sociale en Iran, où, malgré un système laïque, la religion peut jouer un rôle important. Le Shah ignore la lettre de Carter. Certains membres de l’administration Carter sont en faveur d’une répression du régime du Shah. Carter reste cependant indécis, malgré le fait qu’il préconise un changement en Iran. La confusion politique à Washington joue en faveur de Khomeiny. La déclaration du président Carter le 7 Décembre 1978, dans laquelle il affirme que c’est au peuple d’Iran de décider du destin du Shah, permet une nouvelle fois d’encourager les partisans de Khomeyni.

Autre exemple de l’indécision de Jimmy Carter. Fin octobre 1978, il reçoit le Shah aux Etats-Unis pour qu’il se fasse soigner. A Téhéran, une prise d’otage a lieu à l’ambassade américaine.

Khomeyni renforce son pouvoir et conduit à la démission le chef du gouvernement Mehdi Bazargan. Jimmy Carter compte sur la France pour libérer les otages américains. Des agents surveillent les faites et gestes de Khomeyni. Les services secrets américains vont tenter d’enlever Khomeyni. Mais au dernier moment, Carter ne donne pas son feu vert. Il dit que l’on ne peut pas se conduire ainsi avec un ecclésiastique de l’âge de Khomeyni. D’ailleurs, cette prise d’otages de février 1979 sera au centre des élections présidentielles de 1980 aux Etats-Unis : Khomeyni peut donc « désigner » le prochain président américain. C’est Reagan qui sera élu. Les otages furent libérés une demi-heure après son entrée en fonction.

Mais Jimmy Carter ne fut pas le seul à penser que Khomeyni puisse être un possible alternatif en Iran. L’ambassadeur américain à Téhéran, Sullivan, estime que l’ayatollah ouvre la voie à un processus de démocratisation. Pour les US (du moins pour ceux qui ont réussi à convaincre Carter), les principes de base d’un pouvoir religieux ne sont pas forcément éloignés de l’idéologie du « monde libre » et un intégrisme musulman doublé d’une surenchère nationaliste parait être le meilleur rempart contre l’influence soviétique.

  • Indécision américaine

Un autre élément est à souligner : en janvier 1977, Jimmy Carter devient président des Etats-Unis. Il crée un bureau des Droits de l’Homme dans le département d’Etat. C’est une chance pour les dissidents iraniens.

Carter envoie une lettre  au Shah afin qu’il respecte les principes de la Constitution et la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Il lui demande aussi d’abolir le système d’un parti unique, de mettre en place la liberté de presse et d’établir un gouvernement représentant la majorité. Le Shah ignore la lettre. Cette réaction n’est pas étonnante et remet en cause, d’une certaine manière, la « modernité » de la dynastie Pahlavi. Quand éclata la Seconde Guerre mondiale, l’Iran souffrait toujours d’un manque de cohésion nationale et se trouvait devant le même danger d’éclatement que vingt ans auparavant.

Une personnalisation excessive du pouvoir eut pour effet  d’éloigner de Reza Shah les collaborateurs les plus compétents. L’élimination de ses collaborateurs s’ajoute à la pure et simple disparition de personnalités d’opposition : communistes, religieux, chefs tribaux, journalistes, militaires. Le climat de suspicion permanente dans lequel vivaient les hommes politiques, réduits à l’état de serviles flagorneurs, obligés de ne dire au souverain que les vérités convenues et de n’écrire dans la presse que des éloges insipides.

Cette situation prouve bien les limites de la modernité affichée par Reza Shah et son successeur Mohammad. Ils veulent prendre comme modèle l’Occident mais en oublient les valeurs fondamentales comme la liberté d’expression et la démocratie. (p 90)

En ignorant la lettre de Carter, le Shah encourage les dissidents. Khomeyni, de l’étranger, sent le début d’une révolution sociale. Il pense que la religion peut jouer un grand rôle même si la plupart des dissidents sont laïques. Khomeyni espère que les Etats-Unis vont retrouver leur honneur et cesser de soutenir le régime du Shah. Khomeyni élargit son influence en Irak, Syrie… et dans les mouvements étudiants iraniens des pays occidentaux. L’opposition iranienne, profitant d’une visite aux Etats-Unis du Shah le 15 novembre 1977, demande la mise en place du programme des droits de l’homme de Carter.

Lors de cette rencontre officielle, Il était  prévu que le Shah fasse un discours sur le podium devant la Maison Blanche, mais les étudiants iraniens de l’opposition, venus de toute l’Amérique du Nord, sont si nombreux que la police doit faire usage de gaz lacrymogènes et que le shah et son épouse pleurent devant les caméras. On découvre des images du shah sur les télévisons iraniennes, montrant soudainement sa vulnérabilité. Carter continue de demander la libéralisation de l’Iran. Mais en même temps, il pense qu’ébranler le régime iranien serait préjudiciable aux intérêts américains.

Le 27 novembre, 29 personnalités dissidentes déclarent la création d’un Comité Iranien pour la Défense de la Liberté et des Droits de L’Homme et avait écrit aux Nations Unis pour les aider à mettre en place la liberté et la démocratie comme l’avait recommandé Carter.

Ce dernier ne sait pas quoi faire face à la montée de l’opposition. Certains dans l’administration américaine veulent la fin du régime du Shah alors que d’autres préfèrent s’accommoder avec l’opposition modérée. Khomeyni profite de cette indécision. Il ne veut pas de compromis et devenir le leader de l’opposition. Début novembre, l’Union Soviétique soutient Khomeyni dans son message anti-américain. Le 1er janvier 1978, Carter se rend à Téhéran. Il tient une coupe de champagne à la main avec le Shah. La photo fait le tour du monde et précipite le Shah dans l’opprobre. Jimmy Carter, lors de cette visite, modifie d’une certaine manière ses propos : il évoque sa proximité avec le Shah et défend l’Iran comme étant un pays stable et qu’il aime ce pays.

Difficile pour Carter de se positionner. Surtout lorsque que le 8 janvier 1978, une semaine après que le président Carter se soit rendu à Téhéran, la presse contrôlée par le gouvernement publie un article dans le journal Ettelâât qui met en cause Khomeyni comme étant un agent des puissances étrangères. La population réagit tout de suite et Khomeyni devient le symbole de la Révolution.

En décembre 1979, Jimmy Carter continue d’être indécis et confus en proclamant que le destin du Shah est aux mains du peuple iranien. Une déclaration qui n’a guère plus au Shah.

II.2.3. Exil de Khomeyni

  • Son arrivée à Paris

Le 6 octobre 1978, Khomeyni arrive à paris. Il a 76 ans. Il ne parle pas français mais le comprend un peu. De plus, il a une sympathie pour la manière de vivre occidentale. Il va d’abord dans la maison de Bani Sadr à Cachan et se rend ensuite à Neauphle-le-Château.

« Au départ, le gouvernement français était méfiant. Mais ils nous laissaient exprimer nos points de vue, plus qu’on ne le pensait. Les médias relayaient nos revendications. Des groupes d’Iraniens nous rendaient visite fréquemment », souligne Khomeyni. Le président français Valéry Giscard d’Estaing, inquiet des répercussions éventuelles, consulta le Shah qui lui-même se réjouissait de cet éloignement, loin de penser à la résonnance médiatique qui sapait depuis la France les bases de son pouvoir.

Une véritable « cour royale »: Bani Sadr, Qotbzadeh, Yazdi, le beau-fils de Khomeyni, et Ahmad, son fils, passaient de longs moments avec Khomeyni. Son épouse le rejoint aussi. On dit que plus de 500 personnes gravitaient en France autour de lui (gardes du corps, conseillers…). Ces dépenses additionnés, rien que pour la France, représentent des dizaines de millions de francs ou de dollars. En 1999, Richard Lahévière, spécialiste reconnu, revient sur le rôle des Américains.

Cependant, il faut rester prudent sur ses propos qui semblent parfois caricaturaux : « la diabolisation américaine de l’Iran résiste mal à un état des lieux attentifs et nécessite une mise en perspective historique. Washington n’est-il pas à l’origine de la révolution islamique d’Iran ?… C’est la puissance confédération des étudiants iraniens à l’étranger qui organise les premières contradictions… encouragée par des largesses financières de plusieurs généreux donateurs américains ».

  • Bailleur de ses activités

Un certain nombre de bazaris apporteraient volontairement leur aide au mouvement. A partir du mois de septembre 1978, quelques hommes d’affaires très liés au pouvoir impérial offrent volontairement des sommes conséquentes. Ils prenaient ainsi des assurances vis-à-vis des révolutionnaires au cas où ils prendraient le pouvoir.

Au cours des derniers mois, en décembre 78 – janvier 1979, il prend la forme d’ « impôt révolutionnaire » exigé par les partisans de Khomeyni. Au moins quatre célébrités du milieu des affaires sont « frappés » chacune de 30 millions de tomans, plus de 4 millions de dollars. C’est un bazari, Hadji Roghani, qui centralise l’ensemble de ces opérations. Il couvre toutes les dépenses intérieures (manifestations, billets d’avion…). Chaque grande manifestation coûte environ 7 millions de dollars. Selon un haut responsable de la CIA à l’époque, lequel aurait supervisé l’opération, l’administration Carter a alloué 150 millions de dollars pour son « opération française ».

Jimmy Carter, ajoute le dit responsable, considérait Khomeyni comme un « religieux, un saint homme ». Des montants importants auraient été transférés de Paris à Téhéran, par circuit parallèle, afin de couvrir les premiers « frais » de l’ayatollah à Téhéran, avant la prise du pouvoir.

« C’est avec l’aide du Quai d’Orsay qu’Air France affrète l’avion qui ramène triomphalement Khomeyni de Paris à Téhéran le 1er février 1979 ». La somme des Américains auraient du servir pour payer l’avion. Or, Sadegh Ghotbzadeh règle Air France avec un chèque à son nom, sans provision. Un 747 est affrété.  Dès les années 74-75, les autorités américaines, pour des raisons pétrolières, avaient projeté de neutraliser le Shah.

  • Neauphle-le-Château

A Neauphle-le-Château, la CIA occupait la maison voisine de celle ou se fabriquait le personnage de l’ayatollah Khomeyni, ses prêches et ses cassettes transportées par valises diplomatiques.

A Neauphle-le-Château, une grande tente de cirque, rectangulaire, rayée bleu et blanc, est dressée dans un jardin de l’autre côté de la rue. Un espace dédié à la prière, appelé vite « mosquée ». Durant la prière publique, on parle parfois de 100 000 personnes. Paradoxalement, il lui semble donc plus facile de communiquer avec son pays de France qu’en étant en Irak. Téléphone et beaucoup d’Iraniens, provenant d’Europe et des Etats-Unis, ainsi que d’Iran viennent lui rendre visite. Des médias du monde entier viennent aussi le voir. Son audience devient internationale.

Certains disent qu’il a obtenu des privilèges importants de la part de la France. Il ne faut pas oublier que la France et l’Iran ont souvent eu de bonnes relations, notamment dans le domaine culturel avec la formation d’étudiants, et n’ont jamais cessé de l’être, même sous la République islamique malgré les aléas politiques. Il aurait réussi à obtenir un permis de construire très rapidement grâce à l’intervention du Quai d’Orsay. Il avait une protection assurée par une « équipe mixte », dont des escadrons de sécurité français.  Pour certains, la responsabilité de la France est engagée car elle a accueilli l’Ayatollah.

 

 

II.3. Les protagonistes de la réussite de l’Ayatollah en France

II.3.1. Nature de la relation de la France avec l’Iran

  • Entre le Gouvernement et Khomeyni

Grâce à Hassan Nazi, un de ses proches collaborateurs, Khomeyni a alors bénéficié de multiples avantages : lignes téléphoniques, liaisons radio, facilités aériennes pour transporter les cassettes contenant ses appels enflammés à la révolte. (Officiellement, deux télex et six lignes de téléphone mis à sa disposition par « le bureau de poste locale »).

La France n’a pas pris en compte la dimension du séisme de novembre 1979, lors de la prise de l’ambassade américaine. Pendant quatre cent quarante-quatre jours otages, 52 Américains ont été retenus par les « pasdaran », les étudiants révolutionnaires iraniens, fanatisés par leur guide, l’ayatollah Khomeyni. A cause de lui ou grâce à lui, Ronald Reagan battra Jimmy Carter lors des élections présidentielles de 1980.

Pierre F. de Villemarest, le journaliste de Valeurs Actuelles : « un coup d’œil me permit de voir des fils qui partaient vers des antennes puissantes… Je me précipitai à Paris auprès des autorités qualifiées à l’Intérieur, m’étonnant que Khomeyni eût le droit d’émettre à l’étranger depuis la France, ce qui prouvait tout de même que tout était bien préparé. On me pria de m’occuper d’autres choses ». Pourquoi la France a-t-elle accueilli Khomeyni ? Certaines sources évoquent des raisons protocolaires et des couacs entre  Mohammad Reza Pahlavi et Valéry Giscard d’Estaing, le président française de l’époque. Le Shah avait donné l’impression de préférer Jacques Chaban-Delmas, le gaulliste, à la présidentielle de 1974.

L’endroit se transforme en une sorte de cour royale: il reçoit souvent des visiteurs sur un tapis. Plus tard, à l’approche de l’hiver et voyant le nombre de visiteurs augmenter, une tente est mis en place. Khomeiny est comme chez lui en France. Il ne s’est  pas adapter au style de vie français. En outre, il lui est accordé une protection permanente de la police française.

  • Entre le Président français et le Shah

Le 17 février 1975, le président français en vacances à Courchevel se déplace en voisin à Saint-Moritz pour rendre visite au Roi. « Une histoire veut que le Roi ait fait attendre Giscard dans une antichambre pendant qu’il achevait une partie de cartes avec ses favoris », écrira un journaliste britannique. En 1975, l’Iran reçoit en visite d’Etat le président. Une demoiselle Giscard d’Estaing accompagnait ses parents avec son futur fiancé. Le protocole français aurait exigé que le « futur fiancé » soit placé en haut de table avec mademoiselle. Refus des Iraniens. Le président français est fâché, en plus il n’aime pas les cadeaux du Shah.

« Mon frère ne prononça plus le nom du président français », écrira plus tard le prince Gholam Reza, ajoutant : « mon frère prit assez mal l’attitude hautaine et dédaigneuse du président français très préoccupé de problèmes protocolaires. Le général De Gaulle, et derrière lui la France, avaient été des amis sincères. Giscard d’Estaing n’était pas du même bois ». Le Shah dira à un journaliste franco-iranien : « je ne pense pas que Charles De Gaulle aurait agi de la sorte… mais c’était autre chose ».

A la Conférence de Guadeloupe, selon des témoignages et les mémoires de Jimmy Carter, Valéry Giscard D’Estaing aurait été le plus énergique contre le Shah : « si le Shah restait, l’Iran allait vers la guerre civile et un immense bain de sang, aurait-il dit. Il aurait ajouté : « Les communistes deviendraient de plus en plus puissants. Les officiers américains entreraient dans le conflit, ce qui donnerait prétexte aux Soviétiques pour intervenir. L’Europe a besoin de stabilité, et du pétrole iranien. Le comportement de Khomeyni en France autorisait à penser que l’ayatollah pouvait ne pas être si déraisonnable. Il fallait que Washington accepte l’idée de changement ». En exil au Maroc, le Shah aurait refusé de prendre Giscard au téléphone.

  • Similitude dans le mode de gestion de la Révolution

Par sa forme et son style, la Révolution islamique pouvait faire penser à la Révolution française. Khomeyni, comme de nombreux iraniens, ont été influencé par le modèle occidental et français.

La circulation des idées fit éclater progressivement des structures figées. La traduction d’ouvrages commença dès le début du XIXème siècle. Les élèves de l’école Dâr ol-Fonun, fondée en 1851, devaient savoir le français, leur langue d’enseignement principale, qui devint obligatoire, en 1902, pour tous les candidats à un poste dans l’administration. Les idées nouvelles, issues de la Révolution française, notamment l’idéal démocratique et jacobin, une certaine rationalisation politique mettant en échec l’absolutisme monarchique et l’emprise exclusive de la religion sur la morale publique tracèrent rapidement leur chemin dans la culture iranienne. L’influence d’écrivains et intellectuels iraniens se répandit et joua un rôle certain dans la révolution constitutionnaliste.

La devise de la Révolution française, « Liberté, égalité, fraternité » fut même reprise en 1907 par des groupes qui rêvaient pour Mohammad-‘Ali Shâh d’un sort similaire à celui de Louis XVI. Khomeyni a donc trouvé dans la Révolution française un moyen de montrer son opposition au pouvoir du Shah.  Il est vrai que la situation du Shah peut rappeler celle de Louis XVI. Ces deux hommes étaient coupés de la réalité quotidienne de leur peuple. Dès les années 60, le Shah recourut à des moyens coercitifs pour imposer des réformes mal comprises par son peuple et transforma peu à peu son entourage et le personnel politique en exécutants craintifs et serviles. Les succès économiques faciles dus au boom pétrolier de 1973 accrurent ses ambitions et son aveuglement.

Terrorisant ses collaborateurs, il n’écoutait plus que les flagorneries, tandis qu’on lui cachait son impopularité croissante. Avant même le boom pétrolier de 1974, Mohammad-Rezâ Pahlavi avait conçu un projet grandiose qui préparait le lancement de la « grande civilisation » en reliant les racines de son pouvoir et de sa légitimité à l’empire perse des Achéménides. Des fêtes grandioses furent organisées à Persépolis en octobre 1971, on l’a dit, sous le prétexte de la célébration du 2500ème anniversaire de la fondation de l’empire par Darius. Des cérémonies de luxe éclatant se déroulèrent devant un grand rassemblement de têtes couronnées, de présidents et de chefs d’Etats du monde entier. Le spectacle était diffusé à la télévision et dans les magazines du monde entier. Ces fêtes de Persépolis frappèrent l’imagination de l’étranger mais laissèrent les Iraniens, éloignés de réjouissances, indifférents et scandalisés.

L’étalage d’une telle opulence dans un pays dont une grande partie de la population restait à l’écart du développement confinait à l’indécence sans renforcer l’identité nationale de l’Iran. Les fêtes de Persépolis inauguraient les années d’apogée du régime impérial et du pouvoir personnel du « Roi des rois Soleil des Aryens ». Les débordements d’or et de diamants faisaient de lui une figure quasi mythique dans l’opinion internationale.

Toutefois, la Révolution islamique semble en rejeter les trois valeurs fondamentales : la Liberté, l’Egalité, la Fraternité. Alors que la Révolution française voyait dans la liberté un idéal absolu supérieur à la religion, la Révolution islamique entendait mettre fin aux libertés prises avec la Loi divine et restaurer la soumission envers Allah.

En Occident, le thème central de la philosophie des Lumières fut le triomphe progressif de la raison au détriment des croyances et des formes d’organisation sociale traditionnelles. Ce mouvement s’est donc traduit par la laïcisation des institutions, mais aussi par le rejet progressif de tout principe transcendant d’intégration et de vie sociale. Le principe central de ce modèle occidental est donc que la modernisation est endogène, que la société est capable de produire de l’intérieur sa propre transformation, sans que celle-ci soit le résultat d’une pression ou d’une intervention d’origine étrangère.

II.3.2. Soutien local

A Neauphle-le-Château, Khomeyni recevait souvent les gens sur un tapis sous un arbre. En hiver, une tente était mise en place. Il reçut en France de l’argent de riches marchands iraniens et de nombreuses aides de partis politiques, plus que lorsqu’il était en Irak.

  • Personnalité iranienne

La présence de communistes orthodoxes du Toudeh, parti communiste iranien, se rallient publiquement à lui ainsi que des mouvements et groupuscules d’ultragauche tous directement ou indirectement liés à l’Allemagne démocratique ou à Moscou, selon certains analystes. Il y avait l’existence d’ « une entente au moins tacite » Est-Ouest pour provoquer la déstabilisation du régime impérial. Le Front démocratique populaire pour la libération de la Palestine (FDPLP) de Nayef Hawatmeh et le Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP) de Georges Habbach, tous deux marxistes et prosoviétiques, assuraient une partie de l’aide technique et logistique. Le leader communiste libanais Mohsen Ibrahim assurait la liaison avec les milieux communistes orthodoxes et officiels.

Moussa Sadr se rapproche de Khomeyni, de plus en plus populaire en Iran, et s’éloigne de son ancien protecteur, le Shah, qui finança largement ses activités dans les années 60. Moussa Sadr a établi avec Khomeyni des liens forts, mélange de complicité et jalousie, depuis le début de la décennie 70. Tout d’abord un lien de parenté car la nièce de Sadr a épousé un des fils de Khomeyni ; par ailleurs, les 2 hommes se seraient rencontrés en 1971 à Nadjaf où Khomeyni met Moussa Sadr au courant de son projet de République islamique en Iran.

Le Shah accuse ce dernier d’avoir fait rentrer illégalement au Liban en 1972 des opposants à sa monarchie pour notamment entrainer militairement de jeunes chiites dans les camps palestiniens. En 1973, pour protéger ses intérêts, le Shah met en place un nouvel ambassadeur iranien à Beyrouth, très anti-palestinien…d’où la rupture définitive entre le Shah et Moussa Sadr. En 1977, l’ambassadeur déchoit ce dernier de sa nationalité iranienne (juridiquement illégal). Le 23 aout 1978, dans une tribune publiée dans le Monde, Moussa Sadr prend nettement position contre le Shah, soit un peu plus d’une semaine avant sa « disparition ».

La politique d’alternative n’eut plus toutefois la même efficacité dans le contexte des transformations déjà accomplies. Le cours modernisateur ayant été accéléré, les armes habituelles pour répondre au mécontentement s’avérèrent inopérantes. En essayant d’user une nouvelle fois de ces politiques, les responsables du régime pouvaient ignorer que l’accroissement des interventions de l’Etat avait suscité des formes d’opposition nouvelles. L’appareil étatique, conformément à une évolution ressentie dans les pays du Tiers Monde, s’était substitué avec force aux anciens rapports de domination.

Il était désormais exposé au premier plan de la contestation de ceux qu’il lésait ou pénalisait. Le régime avait semblé vouloir connaître un degré d’hégémonie sensiblement plus élevé que celui qui le caractérisait jusqu’à la veille de l’augmentation du pétrole. Avec l’accroissement du champ étatique et la volonté d’une emprise beaucoup plus large manifestée au milieu des années soixante-dix, toute différence entre les institutions, les associations officielles et la société semblait devoir disparaître. La plupart des acteurs atteints par cette extension opposèrent alors les symboles de l’identité collective aux valeurs diffusées dans le cadre de la politique d’occidentalisation.

  • La jeunesse iranienne

Dans l’Iran après la Révolution, ce sont les jeunes techniciens, disons « technocrates islamiques », qui ont pris en main les structures essentielles du pays.

L’historien Bernard Hourcade décrit d’ailleurs les jeunes « Rastignac » de l’Iran révolutionnaire, citadins ayant reçu une instruction moderne, et farouchement désireuse d’arriver, de réussir l’ascension sociale rêvée pour eux par leurs parents. Le rôle voyant du clergé dans la politique ne doit pas faire illusion : les ministères importants pour l’économie sont tenus en réalité par des ingénieurs et des diplômés des universités occidentales, souvent américaines. Cette importance sociale des cadres qui ont bénéficié dans une certaine mesure de l’accès à la technologie empruntée de l’Occident montre que le caractère irréversible du processus décrit ici.

Bernard Hourcade souligne également un trait majeur de la culture islamique, dont les débordements idéologiques récents pourraient donner une image trompeuse : la fascination pour tout ce qui est « scientifique ». L’Islam, est-il nécessaire de le rappeler, n’est pas hostile au rationalisme, et il prône sans cesse la nécessité d’acquérir le savoir, où qu’il se trouve.

Quelques jours après son sermon d’octobre 1964, Khomeyni est arrêté et doit s’exiler à Busard en Turquie. Un an après, il est transféré à Najaf en Irak. Pas d’autres incidents sont à signaler dans la vie de Khomeyni jusqu’au début des années 70.

A partir de ces années là, le clergé et les bazaris connaissent une période de prospérité. Ces derniers représentent une force d’opposition importante face à la politique de modernisation du Shah et souhaitent s’impliquer davantage dans la vie sociale des Iraniens, qui semblent de plus en plus désemparés face à cette Révolution Blanche. Le clergé réformiste (minoritaire) opte pour une participation plus active dans la vie sociale, une interprétation et une pratique plus dynamique de l’islam. Le gouvernement s’y oppose en essayant de s’approprier la religion. Il met en place le Corps religieux : de jeunes circonscrits de l’armée qui doivent aller dans les villages pour « propager les commandements de l’islam et placer la spiritualité au même niveau que le progrès matériel sous la bannière de la Révolution Blanche ».

Ces jeunes soldats ne sont pas des étudiants en théologie, mais des laïcs.  Les membres du clergé ripostent par des déclarations de plus en plus directes contre la politique du gouvernement. L’Etat continue de prendre des mesures contre le clergé : il réduit les subventions que les étudiants en théologie reçoivent, il essaie de contrôler l’enseignement administré à ceux-ci.

De plus, une mentalité paysanne persiste au-delà des événements, illustrée par le moujik, nabot opprimé et géant populaire. La paysannerie reste ainsi marquée par sa façon de voir les choses, ses modes de vie, son langage, ses croyances et sa sagesse ancestrale, sa culture exprimée par les innombrables proverbes. En Iran, si des générations pouvaient avoir perdu tout contact avec les campagnes et avoir des modes de vie différents de ceux des cités musulmanes d’autrefois, les valeurs religieuses, éthiques, politiques étaient encore largement déterminés par les origines. A l’occasion des événements révolutionnaires, l’ensemble des paysans les plus pauvres, ceux qui avaient été écartés des effets avantageux de la réforme, se dirigèrent vers une représentation assurée par les religieux plus que vers la paysannerie moyenne qui n’avait pas, en fait, de raison de se révolter.

Ces catégories, qui pouvaient contester la politique de l’Etat dans les zones rurales et dans les villes, furent des éléments actifs au sein des foules remettant en cause le régime Pahlavi après quinze années de Révolution Blanche. Si les villages iraniens avaient été placés pendant le règne des Pahlavi sous la direction des chefs de village soutenant les initiatives du Shah, si les oppositions rurales au régime avaient été réduites par la répression, cet encadrement n’avait pas empêché la naissance d’un sentiment d’injustice au regard de l’éthique paysanne. Surtout les erreurs d’orientation, l’application partielle de la Réforme avaient provoqué la marginalisation de nombreux paysans. Des paysans moyens manquaient de ressources financières pour mécaniser la culture de leur terre, ou étaient victimes d’un endettement croissant. Les paysans sans terre constituaient avec les paysans expropriés le flot grandissant d’une population non fixée.

Un discours qui vise directement le monde paysan afin de les convaincre de rejoindre sa cause. Ces derniers ont toujours éprouvé une certaine défiance à l’égard des mollahs. En effet, le mollah de campagne est généralement l’allié des propriétaires terriens, des commerçants, des notables du village et des usuriers, dont il dépend économiquement et socialement. En retour, les religieux leur reprochent de n’être pas des croyants assidus.

Les jeunes ruraux jouèrent par ailleurs un rôle essentiel dans les dernières années du régime en apportant dans les villages les idées révolutionnaires propagées dans les centres urbains. Dans un contexte où le clergé lui-même avait des difficultés à être présent auprès des paysans, les travailleurs migrants étaient amenés à remplir une fonction prépondérante dans la diffusion des idées politiques nouvelles.

  • Les « oppressés » du régime

Beaucoup de jeunes cadres de la République islamique, issus de milieux modestes, avaient eux aussi des allures de provinciaux et cultivaient même volontiers un genre et un vocabulaire qui les différenciaient de leurs prédécesseurs, dans un désir de revanche sociale.

Tandis que, du haut de leur culture aristocratique occidentalisée, les propriétaires fonciers et la noblesse Qâjâr, qui avaient dominé l’élite sociale et politique de l’ancien régime, tournaient le dos aux traditions locales, les anciens paysans devenus citadins et les notables religieux et bâzâris de province ou de quartier prenaient leur revanche et remplaçaient les seigneurs déchus au Parlement et dans les ministères. Ils étaient (ou feignaient d’être) indifférents à l’ancien raffinement cosmopolite qui faisait la célébrité de l’Iran sous l’ancien régime. Dans de nombreuses administrations, on chercha à faire plus populaire, au risque de paraître plus frustre, mais cependant ce comportement n’a pas prévalu : les tapis et les fauteuils dorés sont sortis des réserves pour être intégrés à l’austérité ambiante.

Ses idées, proches du communisme, se développent surtout après 1970. L’islam y joue aussi un rôle primordial, la religion étant le seul moyen de sortir d’une société injuste et inégalitaire. Ses écrits font allusion à une société divisée en deux classes : les oppressés contre les oppresseurs, les pauvres contre les riches, les nations oppressées contre le gouvernement de Satan, la classe inférieure contre la classe dirigeante, la classe nécessiteuse contre la classe aristocratique. Dans le passé, ces idées auraient plutôt été portées par des gens de gauche que par des leaders cléricaux. Dans les années 70, il évoque les pauvres en colère, les gens exploités. « L’Islam appartient aux oppressés et non aux oppresseurs », « l’Islam est pour l’égalité et pour la justice sociale », « l’Islam supprimera les différences de classe », « l’Islam provient des masses et non des riches », « les pauvres étaient pour le prophète, les riches étaient contre lui », « les martyrs de la Révolution islamique sont tous des membres des classes inférieures : paysans, ouvriers, commerçants du bazar, ouvriers qualifiés», « les oppressés dans le monde devront créer un Parti des Oppressés ».

Il fait référence à l’Imam Ali pour renforcer son message populiste. Ce dernier a été un simple berger et non un homme d’affaire couronné de succès. Il a vécu sans le sous et ne fut donc pas un marchand prospère. La plupart des prophètes furent de simples ouvriers. La plupart des membres du clergé shiite viennent du peuple et vivent comme des « gens humbles », et meurent avec peu de biens. Khomeyni s’en prenait au Shah sur des problèmes socioéconomiques. Il l’accuse d’avoir crée un fossé entre les riches et les pauvres, de gaspiller les ressources de pétrole pour l’armée et la bureaucratie, d’exploiter les masses opprimés, d’ignorer la campagne dans la distribution des services (hôpitaux, écoles, électricité), de condamner à la pauvreté la classe ouvrière, de créer de vastes bidonvilles, de négliger les bas salaires, de ruiner les bazars en refusant de les protéger de la concurrence étrangère et des riches entrepreneurs, de ne pas régler les problèmes sociaux en échouant dans son combat contre la montée de la criminalité, l’alcoolisme, la prostitution et l’addiction aux drogues.

Dans les années 60, le pays s’était doté d’une bonne industrie de biens de consommation. Une expansion bloquée par la révolution islamique qui a nationalisé toute l’industrie et contraint au départ la plupart des entreprises étrangères.

Il y eut un tournant tiers-mondiste et même marxiste en Iran, qui ne rassurait d’ailleurs pas les pays musulmans voisins, notamment le monde sunnite qui craignait une unité de la majorité chiite autour du nouveau et puissant pouvoir iranien. Les pays arabes voisins de l’Iran n’ont donc pas vraiment réagi lorsque l’Irak de Saddam Hussein a envahi la province pétrolière iranienne du Khuzistan en 1980, dans le but de renverser le nouveau régime iranien et d’annexer cette province. Cette guerre a paradoxalement assuré la pérennité de la République islamique en provoquant une réaction d’unité nationale mise à profit par le clergé pour imposer sa loi. Ce fut « l’Iran des mollahs » que l’on a pu alors comparer pour sa politique intérieure comme étrangère à une république soviétique. Par conviction ou par prudence, les autorités révolutionnaires ne perdaient pas une occasion de faire l’éloge des tribus, Khomeyni lui-même allant jusqu’à les qualifier de « joyaux de la révolution ».

II.3.3. Stratégies d’actions adoptées

  • Management de la communication

Dès l’été 1978, Yasser Arafat proclame ouvertement l’appui des organisations palestiniennes à Khomeyni : « Sans notre aide, dira-t-il plus tard, Khomeyni aurait été encore en exil ».

Certains de ces proches ont été formés en Occident. Ebrahim Yazdi était un astucieux physicien formé aux Etats-Unis. Il savait s’y prendre avec les journalistes pour les briefer sur « le mouvement des Imams ». Qotbzadeh était très sociable et échangeait de nombreuses plaisanteries avec les journalistes. Ils calmaient le jeu lorsqu’ils traduisaient la pensée de Khomeyni auprès de la presse étrangère. Une manière de ne pas brusquer l’opinion. Khomeyni décida tout de même de réagir en n’expliquant qu’il n’avait pas de porte-parole.

En effet, les médias se plient aux exigences politiques de l’Ayatollah, puisque Khomeiny accepte seulement des entretiens si les questions écrites sont soumises la veille. Par ailleurs ses «vizirs» jouent un rôle important dans sa stratégie de communication.

L’un d’eux, Ebrahim Yazdi, un astucieux physicien formé aux Etats-Unis, connaît très bien la culture occidentale et sait prendre les  journalistes à part et les informer au sujet des intentions de Khomeyni. Yazdi adoucit souvent les propos de l’ayatollah pour les rendre plus convenables. Le «vizirs» est également en charge de traduire la presse occidentale à Khomeiny pour le tenir informé sur la façon dont l’opinion mondiale réagit à ses propositions. En conséquence les pays occidentaux sont essentiels pour l’ascension du mouvement  de Khomeiny.

Abolhassan Barri-Sadr fut aussi son interprète en français et se posait en « théoricien de la Révolution » puisqu’il a été étudiant en maitrise de sciences sociales à l’Université de Téhéran et inscrit pendant une quinzaine d’années à la Sorbonne sans avoir obtenu le moindre diplôme. Ibrahim Yazdi évalue à « environ 400 » le nombre d’entretiens de presse ainsi « organisés sous contrôle » au cours des « 112 jours de Neauphle-le-Château ».

Le département d’Etat américain prête parfois son aide pour organiser ces entretiens de presse : Henry Precht (directeur de la section Iran au département d’Etat) téléphona au bureau du New York Times à Washington pour être sûr que le correspondant du journal à Paris assisterait à la conférence de presse que Khomeyni donnait le lendemain et où, selon Precht, l’ayatollah ferait des déclarations positives concernant les Etats-Unis.

En 1978 par exemple, de nombreux affrontements surviennent à Qom entre les partisans de Khomeiny et les forces de sécurité. Il tire parti de la liberté d’expression occidentale dans le journal français Le Monde pour dénoncer ces affrontements et mettre en avant sa vision politique. Cette interview est d’une importance majeure. Khomeiny prend l’opposition iranienne par surprise en déclarant que la dynastie Pahlavi doit être renversée.

  • Manipulation des mass-médias

Son réseau s’étend en Irak, Syrie, Liban et au Koweït ainsi que dans les «mouvements étudiants» iraniens des pays occidentaux. Il est important de noter que son fils Mostafa fut tué en Octobre 1977, probablement par la Savak, l’organisation iranienne de l’intelligence et la sécurité nationale. Cette dernière a été fondée en 1957 avec l’aide de la CIA et le Mossad avec pour mission de protéger le Shah Mohammad Reza Pahlavi et de contrôler l’opposition. Cet événement contribue à la popularité de Khomeiny et montre une fois de plus la relation compliquée et floue entre l’Occident et Khomeyni. Les partisans de Khomeyni ont vite réagi, appelant au «martyr» de Mostafa.

Après l’assassinat de son fils, les dissidents laïques et religieux s’unissent autour de lui. Il fait référence à des valeurs occidentales pour mettre en cause le Shah.

Khomeiny n’a pas hésité à exploiter l’incident pour promouvoir sa campagne contre le Shah. Il préconise la mise en place de valeurs et pratiques occidentales comme la démocratie et la liberté de la presse pour dénoncer le régime dictatorial du Shah. Il met en garde ses partisans à rester uni et ne pas se laisser influencer par le récent assouplissement de la censure de la presse. Selon Khomeiny, le but de cet apparent assouplissement est de nettoyer le Shah de ses crimes. Khomeyni  promet aussi un «islam progressiste» où même les femmes pourront accéder à la présidence. Son intention est de démontrer son ouverture d’esprit afin de ne pas offenser les pays occidentaux.

Il dit qu’il ne faut pas se méprendre de l’apparente liberté de la presse mise en place par le Shah afin de calmer les esprits. Cette critique permet à Khomeyni de séduire l’Occident en montrant une image progressiste. Le peuple iranien écoute le discours de Khomeyni et se détourne de la politique autoritaire du Shah. A partir de novembre 1978, les journaux cessèrent de paraître pour cause de grève, au moment même où le besoin d’information était le plus exacerbé. Le bulletin en persan de la BBC ne fut jamais aussi largement écouté.

La presse écrite connut ses plus grandes heures en janvier 1979, peu avant la victoire de la révolution, lorsque les comités de grève réussirent à prendre en charge la politique éditoriale de manière tout à fait indépendante et que les langues se délièrent sur 25 ans de pouvoir autoritaire. Pendant quelques mois, les kiosques iraniens croulèrent sous les titres les plus variés. Des queues de clients attendaient la distribution des grands quotidiens du soir.

Cette presse brûlante de problèmes politiques et sociaux s’efforçait de faire le point sur les événements et offrait des tribunes passionnées et passionnantes à toutes les tendances de l’opinion et, bien sûr, aux dénonciations des mauvais traitements du régime monarchique. Pourtant, deux ans et demi plus tard, en juin 1981, le musellement progressif de la presse ramena celle-ci à un niveau comparable à celui des heures les plus noires de l’ancien régime, même si, après la fin de la guerre avec l’Irak, un pluralisme relatif et un espace de débat se manifestaient çà et là timidement.

Il met en cause le régime autoritaire du Shah : « le Shah ne peut pas accepter le fait que le peuple soit révolté contre une dictature qui a le contrôle sur le pays entier et qui agit avec une cruauté sans limite ».

Il faut noter la date du 7 janvier 1978. Il publie dans un quotidien un court essai lui permettant ainsi de revenir sur le devant de la scène politique iranienne. Le lendemain, il délivre un sermon à Najaf qui est distribué en Iran sous forme de cassettes.

Le Shah est responsable du sang qui a coulé. Le père du Shah est un laquais des Britanniques et le Shah lui-même un laquais des Américains. Le 8 septembre 1978, un bain de sang à cause de la loi martiale mise en place à Téhéran et dans sept autres villes du pays. Le 25 septembre 1978, Khomeyni quitte l’Irak. Il se rend en France. Le 7 octobre 1978, il s’attaque violemment au régime du Shah et ne souhaite aucun compromis. Le 1er février 1979 : Il rentre en Iran. Ses propos très durs contre le Shah lui ont permis finalement de prendre le pouvoir en Iran. Revenons sur la relation de Moussa Sadr et Khomeyni, qui ont en commun la volonté d’instaurer l’Umma, pour mieux comprendre les dissensions qui ont existé avec le Shah.

Ces partisans ne limitèrent pas ces recherches conspirationnistes à la politique iranienne. En 1990, un meeting public organisé par le régime a prétendu que le marxisme était un complot juif et que Salman Rushdie faisait partie de cette conspiration israélienne pour détruire l’Islam.

La Révolution bolchévique était un élément important de la conspiration juive pour s’emparer du monde entier. Comme preuve, les articles font référence aux « Protocoles of the Elders of Zion », à la circulation de l’ «or juif » dans les réseaux souterrains juifs, et les origines ethniques de Marx, Trotski, Kamenev et Zinoviev. Staline aussi car sa femme était juive. Ces Juifs sont responsables de la persécution des peuples musulmans en Asie centrale. Kayhan-e Hava’i est un « journal intellectuel » écrit par des étudiants diplômés des universités occidentales qui est la crème de la crème de la République islamique.

Nous verrons aussi par la suite, lorsque Khomeyni prend le pouvoir en 1979, qu’il continuera à chercher des « ennemis » afin de consolider l’unité du pays. Il y eut un tournant tiers-mondiste et même marxiste en Iran, qui ne rassurait pas les pays musulmans voisins, notamment le monde sunnite qui craignait une unité de la majorité chiite autour du nouveau et puissant pouvoir iranien. Les pays arabes voisins de l’Iran n’ont donc pas vraiment réagi lorsque l’Irak de Saddam Hussein a envahi la province pétrolière iranienne du Khûzistân en 1980, dans le but de renverser le nouveau régime iranien et d’annexer cette province.

Cette guerre a paradoxalement assuré la pérennité de la République islamique en provoquant une réaction d’unité nationale mise à profit par le clergé pour imposer sa loi. Ce fut « l’Iran des mollahs » que l’on a pu alors comparer pour sa politique intérieure comme étrangère à une république soviétique. Mais accepter le cessez-le-feu avec l’Irak le 18 juillet 1988 contrariait la logique de confrontation sur laquelle était fondée  la politique extérieure de l’Iran et risquait de déstabiliser à terme le pouvoir du clergé. La publication d’une fatwa condamnant à mort l’écrivain Salman Rushdie (pour son livre les Versets sataniques) permit de maintenir la confrontation avec « l’arrogance mondiale ». Pendant presque dix ans de restrictions, de rationnement alimentaire et d’autarcie, les Iraniens ont vécu sur l’héritage économique laissé par la brillante expansion des années 1970.

  • Promesse de changement opérant

Dans le contexte de la Révolution Blanche (1963), Khomeyni dénonçait déjà  le régime tyrannique du Shah qui coopère avec Israël. Il évoque la censure : « j’ai été informé que certains croyants à Téhéran ont fini dans les bureaux de la Savak et menacé d’être puni s’ils faisaient référence à ces trois sujets : parler du Shah, d’Israël et de l’Islam ». On parle de plus de 5000 morts lors des différentes répressions qui ont secoué l’Iran sous la monarchie.

Il parle aussi de la répression qui mène forcément à la révolution. Ensuite, dans un message public, il promet que la République islamique assurera la liberté, l’indépendance et la justice sociale. «Le gouvernement ne peut-être ni totalitaire ni despotique, mais constitutionnel et démocratique », ajoute-t-il. Dans ses principes de l’Islam, il parle « d’Islam progressif » : une femme peut devenir présidente. Il est contre « the State and Local Council Election Bill » de 1962 imposé par le Shah car il empêche les femmes de participer à une élection.

Ces dernières doivent obtenir la place qu’elle mérite dans la société iranienne : « dans le domaine politique et social, la femme comme l’homme, a le droit de participer. Pour la constitution du gouvernement, la femme comme l’homme a le droit d’élire et d’être éligible ».  Il est vrai que le développement urbain et les progrès très rapides de la scolarisation des filles ont sensiblement accéléré la socialisation des femmes commencée au milieu des années 1960. Nous allons voir que les propos de Khomeyni ne sont pas toujours suivis des faits à propos de sa volonté de changer la condition des femmes.

Cependant, il faut reconnaître que la révolution islamique a permis certains changements. Par exemple, les Iraniennes ont su utiliser à leur avantage le « tchador-passeport », qui leur avait permis, en 1978, de s’affranchir plus facilement des traditions qui les retenaient chez elles pour aller manifester contre le chah ou le « Grand Satan ».

Ne craignant plus que leur femme soit mal vue en allant seule dans la rue faire des courses, les hommes des milieux urbains populaires, pour qui l’honneur d’être citadin passait par une femme restant à la maison sans travailler, comme les bourgeoises, ont fini par accepter une plus grande participation féminine à la vie sociale. Par la suite, les pénuries et le départ des hommes à la guerre achevèrent de conférer aux Iraniennes des milieux populaires une autonomie qu’aucune loi ne saurait désormais entraver.

Dans la classe moyenne, les contradictions à propos du statut des femmes apparaissent, en revanche, avec plus d’évidence. En faisant du tchador noir, que portaient les femmes de la bourgeoisie traditionnelle des villes, l’idéal du vêtement féminin, la culture islamique dominante a volontairement touché un point hautement symbolique pour les Iraniennes de la petite bourgeoisie qui venaient à peine de s’extirper des règles coutumières.

Pourtant, la pression et la répression exercées contre elles par les nouvelles règlementations, imposées notamment par le Service de la lutte contre la corruption des mœurs, n’eurent pas les résultats escomptés, car la réaction des femmes fut particulièrement forte. Le régime islamique, souvent attaqué sur cette question, fut contraint de réaffirmer sa position officielle, favorable au vote des femmes, à leur activité professionnelle, à leur place dans la culture et la société, même si, dans la pratique, les entraves étaient multiples.

Les citadines ont entrepris une « révolution sous le voile » et se sont organisées de façon informelle, ou même dans le cadre d’associations animées par des militantes islamistes, afin d’occuper tout l’espace social possible dans une telle conjoncture. L’adversité a ainsi permis le développement d’une conscience collective et d’une attitude militante non seulement parmi les femmes des classes moyennes, mais surtout dans les milieux urbains plus modestes où le statut inférieur de la femme est autant le fait du régime islamique que de la communauté masculine et des valeurs traditionnelles très solidement ancrées dans les mentalités.

Cette lente mais profonde transformation des mentalités est en train de transférer la forte présence traditionnelle des femmes dans la maison vers l’espace public. Cette révolution féministe silencieuse ne doit cependant pas faire oublier que la régression juridique du statut des femmes d’Iran depuis 1979 est une réalité d’autant plus pesante qu’elle va à l’encontre de l’évolution des mentalités, ceci expliquant peut-être cela. Malgré de timides progrès, il n’y a toujours pas de place pour la femme dans la société iranienne, en dehors du mariage.

Cette situation a été renforcée par le gouvernement islamique qui a mis des entraves administratives au déplacement des femmes célibataires qui ne peuvent ni voyager ni aller à l’hôtel sans être accompagnées d’un parent, ou sans autorisation de la police.

Par ses outrances, l’obsession du régime pour les questions sexuelles touchant à la femme a fin pat faire réagir la société masculine qui, tout en appréciant globalement le moralisme imposé par l’Etat, entend rester seul juge dans ce domaine. L’abaissement de l’âge légal du mariage à treize ans pour les filles et à quinze ans pour les garçons a fait grand bruit, car cela revenait à légaliser une situation de faite devenue très rare, sauf en zone rurale dans certaines provinces, comme le Khûzistân ou le Fârs, et dans les milieux religieux traditionnels. Ces lois n’ont pourtant eu aucun effet sur le comportement des populations et le recul de l’âge moyen du premier mariage n’a jamais cessé, comme toutes les sociétés en voie d’urbanisation rapide. La polygamie, également légalisée par le nouveau régime, n’a guère évolué.

Cette situation montre à quel point les politiques changeantes du gouvernement islamique tiennent une place mineure dans ces transformations à long terme où le fait urbain se révèle moteur. Il faut souligner aussi que l’emploi féminin en milieu urbain, qui n’a jamais été important (11% de la population active), a baissé dans les premières années de la République islamique, car un grand nombre de femmes, embauchées dans les entreprises ou les administrations, ont été licenciés, ou ont préféré partir plutôt que de travailler dans des conditions psychologiques trop difficiles.

L’influence populiste et marxiste est prégnante dans ses discours : « Je suis conscient que notre peuple a faim et qu’il règne un désordre dans notre économie agraire. Pourquoi ne pas faire quelque chose pour notre pays, pour cette population, au lieu de nous endetter et de nous rendre esclave ? ». Quand on analyse la situation de l’Iran, on comprend mieux pourquoi Khomeyni défend l’économie agraire.

 

III- POUVOIR de KHOMEYNI

III. 1. La montée au pouvoir de l’Ayatollah

III.1.1. Système Robin de bois à l’Islam

Beaucoup de ses concepts et de ses slogans sont empruntés à l’étranger, en particulier à l’Europe. Khomeyni évoque des politiques plébiscitaires pour mobiliser les masses et d’un autre côté il se méfie de toute forme de pluralisme politique, du libéralisme et de la démocratie. Il est ambigu sur le rôle de l’Etat.

Il veut protéger les biens de la classe moyenne tout en améliorant le rôle de l’Etat pour permettre aux classes inférieures d’obtenir plus d’avantages sociaux. Khomeyni, de façon frappante, agit comme les autres populismes : un leader au-dessus du peuple qui incarne leur histoire, leur destiné future et les martyrs révolutionnaires. Il y a une ressemblance avec le populisme d’Amérique latine : une dépendance informelle avec l’Occident, une classe supérieure qui intègre la bourgeoisie, une classe moyenne anti-impérialiste, un prolétariat urbain mal organisé par la Gauche ; et un afflux récent de migrants ruraux vers les bidonvilles. Khomeyni, comme le populisme d’Amérique latine, est principalement un mouvement de la classe moyenne qui mobilise les masses avec des propos radicaux à l’encontre des puissances étrangères et des classes inflexibles qui tiennent le pouvoir, incluant la bourgeoisie.

Cependant, ils font attention à ne pas s’en prendre à la propriété privée et éviter des propositions concrètes qui pourraient les mettre en péril face à la petite bourgeoisie. Ces mouvements ont des aspirations floues et pas de programmes précis. La rhétorique est plus importante que le programme et le projet. Ils utilisent le langage du peuple contre la classe dirigeante. Ils préfèrent modifier les institutions culturelles et éducatives que changer le mode de production et de distribution. Révolution contre les vieux régimes et ensuite mise en place d’un système conservateur dès que le nouveau régime est installé. Ils prétendent revenir aux « racines natales » pour éradiquer les idées cosmopolites et organiser une « troisième voie » qui ne serait ni capitaliste, ni communiste.

Khomeyni a réussi à inverser la tendance. La montée des mouvements populaires et la propagation d’idéologies nouvelles prônant la défense des déshérités et la protection des opprimés ont fait naître progressivement de profonds espoirs chez les paysans pauvres. Des paysans se sont révoltés contre les féodaux et les grands propriétaires fonciers, se sont emparés des terres, qu’ils se sont partagés.

III.1.2. Rappel de son ascension

Dans la nuit du 11 février 1979, après deux jours d’émeutes et de violents combats, la population insurgée, appuyée par des unités de l’armée favorables à l’imam Khomeyni et par des groupes de guérilleros, investit entièrement Téhéran et s’empare des points stratégiques de la capitale. L’appareil impérial, vieux de 2500 ans, s’effondre sous les coups d’une foule en délire. La révolution a triomphé. Khomeyni a donc réussi, à travers ses discours, à convaincre le peuple iranien de le soutenir dans son combat contre le Shah.

Par l’intermédiaire de son discours antioccidental, il a dénoncé les liens très forts qui unissaient le Shah et les pays occidentaux depuis plusieurs années. Il s’en est pris au Shah dans son entreprise de modernisation du pays, calquée sur le modèle occidental, sans prendre en compte les aspirations de la population. Khomeyni a dénoncé cette influence occidentale qui créée une perte d’identité chez le peuple iranien. Il revient aussi sur l’implantation étrangère afin de contrôler le pétrole. Il s’attaque principalement à la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Il critique aussi les mœurs occidentales qui sont synonymes d’immoralité. Son discours souvent caricatural a l’avantage de toucher plus facilement le peuple.

Enfin, nous avons pu constater que la politique est souvent ambivalente. Khomeyni, pour renverser le Shah, a dû évidement compté sur un contexte favorable et des appuis importants. Il a su profité de son séjour en France et de la politique indécise des Etats-Unis pour arriver au pouvoir. Il a su aussi faire preuve d’adresse pour utiliser certaines valeurs occidentales dans ses discours et ainsi se protéger de l’Occident.

Alors que la Révolution au nom d’une identité anti-impérialiste permet une meilleure défense de l’identité traditionnelle islamique, elle brise en même temps certains barrages. La pénétration de la télévision dans les milieux religieux en est un excellent exemple.

III.1.3. Appréciation des occidentaux

Il faut aussi noter que depuis la révolution, les pays occidentaux avaient toujours partagé une appréciation plutôt optimiste, quoique prudente, quant à l’avenir de la République islamique.

Au début de l’année 1979, un rapport détaillé sur les « conséquences économiques de la révolution iranienne », réalisé sous le patronage du Congrès américain, avait pour objectif d’étudier toutes les perspectives sociales et économiques qui s’offrent au gouvernement révolutionnaire. Mettant en relief le haut degré de dépendance de ce pays, il stipulait qu’aucun régime ne serait en mesure de maintenir la stabilité, de conserver un certain soutien populaire et de faire face aux pressions intérieures sans continuer à exporter à une cadence élevée son pétrole, dont seuls les revenus lui permettaient de régler ses dépenses courantes, ses importations alimentaires et autres.

En 1981, des contacts secrets ont été pris  entre des responsables américains, britanniques et français, afin de faire le point sur la situation iranienne et d’évaluer les chances de survie de la République de Khomeyni. Ils ont abouti à la conclusion que le régime en place possédait des atouts appréciables pour survivre et résister aux troubles internes. La répression contre les opposants et l’islamisation de la société relevaient, selon eux, des affaires internes et n’avaient que des conséquences limitées sur les relations extérieures de l’Iran. Il était donc temps de mettre un terme au climat de tension qui entravait les rapports avec ce pays, surtout depuis les affaires des otages américains.

Les compagnies étrangères ont aussi tenté de calculer les risques d’instabilité auxquels était exposé l’Etat islamique à courte et à longue échéance. Si elles nourrissent un certain pessimisme quant à l’évolution de la situation sociale et économique, elles trouvent, par contre, le terrain on ne peut plus favorable aux importations qui, elles, vont croissant au rythme de 15% par an. Les hommes d’affaires qui ont participé au « market workshop » organisé par la Chambre de commerce de Westminster le 30 juin 1983 afin de discuter des relations commerciales avec l’Iran ont tous reconnu le caractère très lucratif des échanges avec ce pays. Les banquiers et les businessmen sont d’avis qu’on ne pouvait imaginer en Iran de meilleures perspectives commerciales que celles  qui s’offrent actuellement.

Pour tous, la République islamique est un partenaire idéal, préférable à tout autres régime et elle est même, selon certains, plus « rentable » que le gouvernement du Shah.

L’opinion générale est aussi qu’un « régime laïc dominé par les Moudjahedines pourrait être plus sévère encore pour les intérêtes étrangers ». En réalité, la « réhabilitation » de l’Iran au sommet de Williamsburg avait un caractère purement formel et était destiné à lever les barrages institutionnels et politiques qui pesaient sur les échanges, restés jusque-là camouflés, discrets et prudents. Elle permettait ainsi une plus grande ouverture de l’Iran sur le marché capitaliste. Celle-ci paraissait d’autant plus souhaitable qu’à partir de 1981, les exportations destinées au Proche-Orient s’étaient mises à diminuer, en raison de la baisse du prix du brut et du fléchissement des pétrodollars.

Par contre, depuis le doublement de sa production pétrolière à la fin de 1982, l’Iran accumulait un surplus de devises disponibles considérable. En fait, l’orientation commerciale du gouvernement post-révolutionnaire a peu différé de celle en vigueur sous l’appareil monarchique et malgré la dégradation des relations politiques avec l’Occident, surtout avec les Etats-Unis, les intérêts économiques des pays occidentaux (à l’exception des Etats-Unis) n’ont pas réellement pâti : ceux-ci continuent à occuper une place prépondérante sur le marché iranien. L’embargo économique  imposé à l’Iran, d’avril 1980 à janvier 1981, n’a eu que des conséquences limitées sur le commerce avec l’Occident.

Tout d’abord, il ne concernait pas les achats alimentaires (viande, blé, sucre…) qui se sont multipliés à cette époque aux dépens de ceux de biens industriels et d’équipement, qui sont tombés seulement à un tiers du total des importations. C’est surtout la nouvelle orientation de la politique de développement et la restauration des projets des projets du Shah qui ont rendu l’Iran encore plus dépendant du marché occidental, seul capable de satisfaire aux besoins de l’industrie lourde du pays et de fournir les équipements nécessaires à la construction de routes, ports, centrales électriques, …

Cinq ans après la révolution, on constate que rien n’est venu bouleverser en profondeur la structure commerciale de ce pays, étroitement soumis au marché capitaliste. On peut donc constater que le régime de Khomeyni reste lié aux méthodes capitalistes malgré les discours virulents contre l’Ouest. Prenons aussi l’exemple de la RFA, qui est en tête des fournisseurs de l’Iran. Ses exportations vers la République islamique ont atteint pour l’année 1979, 3 milliards de dollars, soit une hausse de 130% par rapport à 1982, et ont dépassé le niveau de record du régime impérial.

Le programme d’énergie nucléaire prouve aussi la part de modernité chez Khomeyni. Comme la plupart des pays occidentaux, il semble vouloir l’utiliser à des fins militaires. Au départ, la poursuite du programme d’énergie nucléaire, cher à l’ancien monarque, révèle un grave revirement des autorités islamiques en faveur de projets coûteux, dont la rentabilité et l’utilité sont des plus incertaines. En 1976, le Shah avait entrepris la construction de quatre centrales nucléaires dans la région du Golfe. Aussitôt après la révolution, ces projets avaient été rejetés en bloc par la République islamique et considérés comme des opérations ruineuses et catastrophiques.

Les adversaires du plan nucléaire avaient avancé différentes considérations, comme le coût élevé de la construction, l’insuffisance des moyens techniques pour évacuer les résidus radioactifs, le risque de fusion dans les réacteurs à eau légère (type d’appareil prévu pour la l’Iran) ou le fait qu’il existe en Iran de larges sources d’énergie (en particulier des réserves de gaz).  Ces arguments avaient été suffisamment dissuasifs et les travaux avaient abandonnés.  Mais en mars 1982, en dépit du doublement du coût de l’opération, Téhéran revenait sur cette décision eu autorisait la société KWU à finir l’un des deux réacteurs à Busher. La découverte récente de substantielles réserves d’uranium a peut-être été l’un des éléments qui ont encouragé les autorités dans ce sens.

Le retour au programme nucléaire, non seulement ne revêt aucun caractère urgent, mais il risque en plus d’accroître la tension dans la région et d’attiser les suspicions des pays voisins, en particulier les Etats du Golfe, qui accusent déjà l’Iran de vouloir utiliser dans l’avenir ces installations à des fins militaires. Certains milieux occidentaux n’ont d’ailleurs pas écarté la possibilité que l’Iran produise un jour une bombe atomique.

 

 

III.2. Prépondérance Iranien sous Khomeyni

III.2.1. Mode de vie iranien

  • L’opposition au cinéma

Khomeyni s’en prend aussi aux mœurs occidentales en faisant preuve de populisme à travers certaines caricatures : « en quoi consiste cette vie sociale ? Est-ce que ce sont ces foyers d’immoralité qui s’appellent théâtres, cinémas, danse, musique ? ».

Il n’est pas surprenant de constater, dans un pays aussi ouvert sur l’extérieur que l’Iran, à quel point les idées nouvelles, certains comportements et surtout les modes de consommation internationaux sont, sinon adaptés, du moins recherchés. Les jeunes iraniens ont tôt fait de connaître les récents succès musicaux de stars américaines, les intellectuels les derniers romans ou films sortis à Paris. Si les Iraniens ont été parfois aiguillonnés dans cette quête par l’hostilité du gouvernement islamique envers des nouveautés qu’il contrôle mal, ils ont rarement l’occasion d’avoir pleinement accès et de participer positivement à cette culture mondiale à cause des diverses formes de censure que mettra en place Khomeyni et des difficultés économiques.

L’Iran, malgré son développement tardif, a connu le cinéma presque dès son invention. Ce fascinant miroir de la modernité nouvellement venu de l’Occident suscita rapidement un immense intérêt parmi l’élite fortunée, à laquelle il présentait concrètement les comportements et les situations qu’elle voulait imiter.

Les premiers films montrés en salle, dès 1904, étaient importées de France. Khomeyni rejette cette présence occidentale dans la culture iranienne, d’autant plus que les films iraniens avaient du mal à s’imposer face à la concurrence américaine et européenne. En 1945, Esmâ’il doubla pour la première fois en persan un film français, inaugurant une longue série de succès, mais contribuant à imposer des goûts étrangers qui écrasaient les studios iraniens, réduits à flatter le public populaire par des scènes de genre et du « mélo ». La révolution de 1979 marqua un coup d’arrêt brutal à la plupart des tournages en raison de critères idéologiques et d’interdits religieux concernant le vêtement des femmes et la sexualité. De nombreux cinémas furent incendiés, et la diffusion de tous les films étrangers et de ceux qui avaient été tournés sous l’ancien régime, furent interrompue, même si leur message politique aurait pu convenir.

Après être passée de 80 à 15 films par an, la production iranienne, dynamisée notamment par la guerre Irak-Iran, qui fournit un thème inépuisable, remonta progressivement à 40 nouveaux films de fiction, dix ans après la révolution.

A côté de quelques excellentes réalisations centrées sur des thèmes ruraux ou mettant en scène des enfants, de jeunes réalisateurs, que la censure ne décourageait pas, firent leur apparition. Ces nouveaux cinéastes, formés en Iran, ont su trouver un langage original pour exprimer, dans la tradition de leurs prédécesseurs, les interrogations des Iraniens. Grâce au cinéma, même si l’on ne le projette pas dans les salles iraniennes les mêmes films que dans les festivals internationaux, la culture iranienne s’exporte et se fait apprécier à l’étranger. Ce développement inattendu, bien que limité, compense le repli iranien dans le domaine des arts du spectacle depuis 1979, faisant suite à une profusion de manifestations onéreuses qui avaient fait de l’Iran, dans les dernières années de la monarchie, l’un des points de mire de l’avant-garde internationale, notamment dans la musique, les ballets, le théâtre et le cinéma.

De 1968 à 1978, en effet, chaque été, le Festival des arts de Chiraz attirait les grands noms du monde entier et faisait alterner les spectacles de tous les continents avec des œuvres musicales, théâtrales ou cinématographiques iraniennes, prises dans le répertoire traditionnel ou moderne. Pas plus que les fêtes de Persépolis, ces spectacles n’étaient destinés au public iranien, et la manière dont la culture locale était intégrée dans une structure à l’occidentale en déformait profondément la signification. Ainsi, pendant le festival de 1976, des représentations de ta’ziye (théâtre chiite commémorant le martyr des Imams) étaient donnés en dehors de tout contexte religieux, comme s’il s’agissait d’une simple pièce de divertissement ou de curiosité.

  • Quotidien iranien

Pour un festival des arts populaires à Ispahan, en 1977, qui prétendait pourtant préserver l’esprit de la fête populaire et valoriser la culture locale face à la culture du spectacle venue de l’Occident.

Ces efforts prouvaient le souci des élites de l’ancien régime de désenclaver la culture iranienne, de l’intégrer à la culture internationale et de la renouveler, éventuellement, par des formes de « performances » pour lesquelles elles n’avaient pas été conçues. Le puritanisme de la République islamique fit interdire les concerts ainsi que toute diffusion, notamment à la radio et à la télévision, de musique étrangère ou iranienne, savante ou de variété. Cette mesure fut partiellement assouplie. Ne pouvant empêcher les élites de rechercher ce réconfort spirituel et esthétique, Khomeyni autorisa, afin de neutraliser les extrémistes, la pratique musicale (iranienne ou occidentale), y compris lors de (très rares) concerts publics, avec cependant deux restrictions : étaient prohibés les rythmes excitants et les voix de femme pour un auditoire masculin…

En limitant l’expression publique de la musique – y compris dans les fêtes de mariage – la censure islamique a provoqué le développement spectaculaire de la pratique musicale dans les familles et chez les jeunes de tous les milieux, qui sont aujourd’hui très nombreux à avoir acheté des instruments et à suivre des cours particuliers de musique, iranienne ou occidentale.

Khomeyni critique les jeunes gens avides avec des femmes au bras, aux poitrines et aux cuisses nues. Il fait aussi référence au chapeau ridicule européen. « Nous sommes convaincus qu’on vous fait perdre votre capacité de distinction entre le Bien et le Mal, en échange de quelques appareils de radio, et de ridicules chapeaux occidentaux. Nous affirmons que ces écoles mixtes sont un obstacle à une vie saine, qu’elles portent atteinte matériellement et moralement au pays et sont contraires à la volonté divine. Nous affirmons que la musique engendre l’immoralité, la luxure, le dévergondage, et étouffe le courage, la bravoure et l’esprit chevaleresque. Il critique la « radio de Téhéran ».

Les arts ne font pas exception à cette tendance. La musique iranienne savante reste fortement valorisée et pratiquée, mais en concurrence avec les airs importés que l’on joue sur le piano, la guitare ou le violon. En peinture, on voit coexister une technique nouvelle, qui a ses maîtres, ses galeries et ses amateurs, fondée sur le modèle occidental, avec le regard occidental sur les natures mortes ou sur l’abstraction, et une technique traditionnelle réinterprétée, celle de la calligraphie, de la miniature ou de la peinture religieuse populaire.

En poésie enfin, pour prendre l’exemple d’un art auquel aucun Iranien n’est indifférent, les plus audacieuses innovations formelles et conceptuelles, héritées du symbolisme ou du surréalisme français, ont donné des chefs-d’œuvre (la « poésie nouvelle ») qui ne diminuent pas l’intérêt des Iraniens pour les formes classiques rimées, dont les recueils se vendent également bien et dont les poèmes sont plus rapidement mémorisés. En Iran moins qu’ailleurs, il n’y avait pas d’opposition entre la culture écrite et la culture orale : la littérature persane classique, depuis plus de dix siècles, a continûment pénétré la culture populaire et intégré en retour des formes de récit oral, comme la fable ou l’historiette.

Un changement s’opère avec le système éducatif importé d’Europe. L’écrit prend une place prépondérante et la culture, perdant son immédiateté, s’est parfois figée, créant une distance, jusqu’alors inconnue à cette échelle, entre les cultures savante et populaire.

La révolution islamique a mis en évidence ce fossé culturel alors que les nouvelles élites occidentalisées, encombrés d’un vocabulaire abstrait et de références extérieures, ne savaient plus s’adresser aux foules ; le clergé, dont les modes de d’expression et de pensée avaient en général rejeté la modernité, s’est trouvé plus proche des laissés-pour-compte du développement, et a remarquablement investi les médias audiovisuels, plus directs que la presse écrite. Grâce à leurs discours efficaces, ils ont pu contrôler, s’approprier le mouvement populaire et, à la fin, évincer les intellectuels.

Il ne comprend pas non plus l’interdiction occidentale de se marier avant la majorité légale. Dans la ville de Qom, à partir de 1918, Khomeyni a vécu dans un milieu très conservateur donc ses propos sur les mœurs occidentales ne sont pas étonnants.

Le but de l’école théologique chiite n’est pas de favoriser la liberté de pensée ou d’encourager la curiosité mais, au contraire, de préserver une vision du monde fixée une fois pour toutes et inaltérable. De plus, cette ville vivait en vase clos car l’autorité du gouvernement central ne s’étendait pas au-delà des portes de Téhéran. Toujours selon Khomeyni, les Occidentaux sont à l’origine de la pauvreté dans le pays, ils exploitent les ressources, aggravent les antagonismes entre les classes, divisent le Clergé et l’éloigne des masses, causent des dégâts parmi les tribus, infiltrent les universités, cultivent des instincts consuméristes, et encouragent la corruption morale, en particulier les jeux d’argent, la prostitution, l’addiction aux drogues, et la consommation d’alcool. Les Occidentaux corrompent l’Islam en contrôlant les écoles, les universités, les maisons d’édition, les journaux, la radio et la télévision. « Le colonialisme a intoxiqué notre jeunesse ».

A travers ses propos sur le modèle occidental, on comprend bien que Khomeyni se méfie de son implantation sur le sol iranien. L’Iran, en effet, s’adapte aux courants mondiaux, au cours d’une modernisation sui generis. Entre les Afghans dans leurs habits amples et leurs turbans, les Pakistanais en tunique traditionnelle et les Arabes drapés dans leurs cotonnades et coiffés de leur keffié, les Iraniens font figure d’occidentalisés vêtus d’un complet-veston auquel il ne manque guère, aujourd’hui, que la cravate. Le retour des clercs en tenue de mollâ sur le devant de la scène ne modifie pas, en effet, la manière d’être de l’Iranien urbanisé, qui se voit en Européen dès qu’il s’endimanche, ni de sa compagne, dont l’hypocrite « manteau islamique » masque souvent le blue-jeans, le tailleur ou la robe…

Les coutumes vestimentaires révèlent ici un goût pour l’art de vivre occidental que l’on observe également dans l’architecture et dans l’aménagement des maisons. Le fauteuil et la chaise sont présents partout, même si l’on s’y assoit comme sur le sol, l’art de la table remplace la tradition de la nappe servie à même le tapis.

L’éloignement n’a pas empêché l’irruption d’une modernité liée à l’Occident, mais introduite par des moyens indirects, elle a été plus rêvée que clairement représentée. Les voyages entre l’Europe et l’Asie, encore rares et dangereux au XVIIIème siècle, devinrent plus courants avec la marine à vapeur et le chemin de fer à la fin du XXème siècle, invitant les Iraniens à partir et découvrir l’avantage des nouvelles techniques. La présence en Perse d’Occidentaux – diplomates, commerçants, médecins, industriels, enseignants ou simples voyageurs – ne fut bientôt plus une curiosité. Inversement, le séjour d’Iraniens en Europe, principalement pour études ou pour affaires, se généralisa au XXème siècle.

Cette européanisation volontariste correspondait à une tendance générale des élites à apprendre les langues européennes (le français jusqu’aux années 1950, puis l’anglais) afin d’accéder aux sciences et techniques de l’Occident. Non seulement le savoir universitaire mais aussi la culture littéraire ont cherché à reproduire les modèles étrangers, aboutissant à la création d’universités iraniennes où l’enseignement est donné en langues étrangères. Les étudiants s’y préparent à se mesurer à leurs homologues occidentaux et à s’exiler temporairement ou définitivement pour terminer leurs études dans les pays industrialisés, un rêve banal parmi les jeunes,  mais de plus en plus difficile à réaliser. La révolution de 1979 n’a pas fondamentalement changé cette attitude malgré des discours contre l’ « agression culturel de l’Occident ».

III.2.2. Gouvernement de l’Ayatollah

  • Libéralisme

Déjà, à ces débuts, le gouvernement islamique avait fait usage d’une politique libérale alors que Khomeyni ne cessait de s’y opposer dans ses discours. Il assimilait le libéralisme à l’ennemi occidental.

Dès le lendemain de la révolution, une des principales préoccupations du pouvoir islamique est d’empêcher la formation d’organisations ouvrières indépendantes. Le gouvernement « libéral » de Bazargan s’élève fermement contre l’ingérence des travailleurs dans les affaires des entreprises. Il est convaincu que cette intervention ne peut avoir que des conséquences nuisibles sur la situation économique, en créant un climat d’anarchie et d’indécision. Il considère que le redressement de l’économie nationale réclame un redémarrage rapide des activités productives et, par conséquent, une certaine soumission de la classe ouvrière.

Malgré les dérives autoritaires et les erreurs politiques qui leur ont coûté le trône, les Pahlavi, contrairement aux Qadjars, laissent un régime qui leur succède un pays relativement prospère, doté d’un Etat fort, capable de gérer un vaste territoire, avec une infrastructure économique, industrielle et universitaire comme ce pays n’en a jamais connu auparavant.

De 1921 à 1979, la population iranienne a quasiment quadruplé. Au moment de la chute du régime, environ la moitié de cette population vit dans les villes. L’intégrité territoriale du pays est renforcée et les courants centrifuges ne représentent plus un risque réel. Au plan international, l’Iran est, pour la première fois dans son histoire contemporaine, une puissance régionale.  Cette réalité n’a jamais été admise pare le fondateur de la République islamique, l’ayatollah Khomeyni. Dans ses discours, il n’a eu de cesse de diaboliser les deux monarques Pahlavi. Ce « père et fils » selon son expression représentent pour lui l’origine de tous les maux dont souffre le pays.

De son point de vue, ils sont corrompus, ennemis de l’islam et ont livré l’Iran aux convoitises des puissances étrangères. Cette vision des choses constitue une des clés explicatives de toute la politique du nouveau régime qui se veut en rupture totale avec le précédent. Prendre le contre-pied des options de la monarchie est la règle

En mai 1979, donc à peine trois mois après la révolution, Khomeyni lui-même déclare que « ceux qui incitent les ouvriers à continuer à faire grève sont coupables de trahison, plus que les assassins de l’ancien régime ». Dès le début de l’année 1981, une série de grèves s’étend à plusieurs centres importants de production : l’électricité à Téhéran, l’industrie d’armement ou encore les entreprises textiles.

  • Rejet du syndicalisme

Toutefois, malgré les mesures de « libéralisation » économique prises à la fin de 1982, le gouvernement ont encore renforcé les pressions sur le monde ouvrier. Certes, l’éventualité de voir surgir des révoltes ouvrières n’est pas totalement exclue, mais il est indéniable que sous le régime islamique, le syndicalisme a subi, pour l’instant du moins, un cuisant échec.

Khomeyni est donc, d’une certaine manière, tourné vers la modernité en souhaitant, dès le début de son règne, mettre en place une politique libérale. Rien ne doit entraver une reprise économique du pays, surtout pas le syndicalisme.

Une autre raison explique cette défiance à l’égard du syndicalisme. Pour le régime islamique, il relève d’une « conception matérialiste » inculquée par l’Occident. Il crée des divisions dans la communauté des croyants et a des conséquences sociales néfastes. La philosophie qui sous-tend la loi islamique du travail repose sur l’identité de soumission et de résignation à la destinée, et à l’acceptation des différences de richesse et de fortune, qu’il faut considérer comme des données naturelles. Entre les riches et les pauvres, entre le patron et l’ouvrier, il n’existe aucun conflit de principe.

Cette réflexion est d’une certaine manière archaïque car elle s’en remet seulement à la loi islamique pour régler les rapports de force dans le monde du travail. Mais nous pouvons aussi découvrir que cette approche est un moyen de mettre en œuvre un système qui supplée le syndicalisme et rappelle étrangement le régime fasciste.

Le seul organe « syndical » admis par le nouveau régime est le shorâ islamique dont, les conditions de formation et le statut ont été adoptés en novembre 1983 par le Parlement et soumis au Conseil de surveillance pour approbation finale. Ces shora s’apparentent singulièrement aux organisations syndicales en vigueur sous les régimes fascistes, où ouvriers et patrons doivent travailler la main dans la main dans des sortes de corporation avec, pour motivation prédominante, l’accroissement de la productivité.

Les shorâ islamiques n’ont pas de compte à rendre aux salariés, mais seulement aux autorités. Elles ont un rôle de propagande très important comme élaborer le « niveau de conscience » des travailleurs en matière idéologique. En réalité, ces shorâ agissent comme des organes gouvernementaux.

III.2.3. Rapprochement avec la culture occidentale

  • Système de consommation

De fait, les aspects philosophiques et esthétiques de la modernité attirent moins les Iraniens que la science et la technologie. Les islamistes, persuadés qu’il n’existe aucune valeur morale, spirituelle ou religieuse en Occident, tentent de dissocier le progrès scientifique et technique qu’ils désirent s’approprier, de la civilisation, qu’ils veulent rejeter en dépit du désir des Iraniens de mieux la connaître.

On peut distinguer trois étapes de l’occidentalisation : au début seules la noblesse et l’élite avait accès à cette culture « supérieure » qu’on appelait la civilisation ; puis les classes moyennes, la bourgeoisie naissante, ont surgi grâce à leur compétence technique et ont fait de l’Occident leur référence principale ; enfin, les couches populaires « dépaysannées »  ont découvert, par l’école et les médias, des désirs nouveaux de consommation, d’individualisme et de revendications. L’occidentalisation des mœurs et des consciences provoqua, à chaque étape, des répliques cinglantes dénonçant soit le détournement de l’identité par une manipulation étrangère satanique, soit une opposition sociale ou politique aux dirigeants du pays. Le rôle de la religion dans le rejet de l’Occident augmenta au fur et à mesure que l’occidentalisation touchait des couches plus profondes de la société. Dès le règne de Nâser od-Din Shâh, des libelles acerbes épinglaient « les perroquets et les traducteurs » qui, afin de gagner des faveurs officielles, faisaient passer pour de la science toute parole venue d’Europe. Pendant la révolution constitutionnelle, le camp religieux traditionnaliste de Fazlollâh Nuri utilisa la dénonciation de l’occidentalisation dans sa polémique contre les nouvelles institutions.

L’élimination de la culture occidentalisée a été l’obsession de la révolution islamique au point, affirment certains, de constituer une façade cachant l’absence de tout projet social. De fait, le traitement symbolique des réalités a rapidement pris le pas sur leur traitement économique et social. On a banni la cravate et obligé les femmes à se couvrir la tête et les jambes de tissu opaque. En 1992, les programmes de dénonciation de l’agression culturelle de l’Occident ont été relancés, notamment pour empêcher la prolifération des antennes de télévision paraboliques. En fait, la politique antioccidentale de la République islamique vise surtout- et non sans succès- l’impérialisme politique américain, mais, sur le plan culturel, elle a, semble-t-il, paradoxalement rendu plus familières, moins « diaboliques », les cultures occidentales, valorisant même les mythes et le rêve d’une société de consommation.

  • Energie nucléaire

Avec le temps, Khomeyni reprend à son compte les mêmes politiques, sans le reconnaître. Ainsi, par exemple, il relance dès 1984 le programme nucléaire du Shah qu’il avait abandonné dans les premières années du nouveau régime.

Cette initiative montre une nouvelle fois la part de modernité de Khomeyni. Il souhaite, comme la plupart des pays occidentaux, détenir l’arme atomique. Il n’est donc pas forcément en rupture avec les pratiques de l’occident. Le contexte est important pour mieux analyser pourquoi Khomeyni a relancé le programme nucléaire.

L’Iran révolutionnaire percevait des menaces de tous côtés : au nord, avec  une Union soviétique nucléaire qui venait d’envahir son voisin l’Afghanistan ; à l’ouest la guerre contre l’Irak, et à l’est, avec un pays envahi et un autre qui lui-même cherchait désespérément à éviter l’union soviétique.

Les dirigeants iraniens  ont donc compris l’importance de l’atome et le développement interne d’un pouvoir de dissuasion. En 1984, la République islamique relance les travaux des centrales de Boushehr ; un projet beaucoup plus visible et coûteux que les activités de recherche. Les critères idéologiques avaient changé étant donné les leçons du passé récent. Il y avait aussi une considération d’ordre intérieur pour justifier cette décision.

En effet, le nouveau pouvoir s’était aperçu qu’il n’avait aucun projet public de grande envergure. Le zèle révolutionnaire s’effritait, et la République islamique n’avait que la guerre et la baisse de niveau de vie, à offrir à ses citoyens

Un ancien haut fonctionnaire du ministère du Plan lors du règne de Khomeyni précise en 2003 : « c’est là où le gouvernement commença à sortir un par un des programmes de l’époque du Shah et les remettre d’actualité (…) nous n’avions rien de nouveau ou de différent à montrer, et il y avait urgence à faire quelque chose quand même ».

L’autre raison de ce développement était que, sans un programme civil, le gouvernement pouvait difficilement justifier  ses activités de recherche. C’est à ce moment-là que le programme civil de l’Iran assumera un deuxième rôle : fournir une justification pour les programmes de recherche. Mais à cette occasion l’Allemagne de l’Ouest refusa de reprendre les travaux de Boushehr, sous prétexte que l’Iran était en guerre contre l’Irak. Ceci n’était qu’un prétexte, car l’Iran n’était pas le seul pays à qui les Allemands refusaient, à cette époque, de vendre leur technologie : depuis 1978, l’Allemagne n’avait voulu accepter aucune commande de réacteur. Pendant cette même période le gouvernement allemand n’avait pas pu non plus donner son autorisation à KWU pour négocier avec le Pakistan.

L’Irak commença à bombarder Boushehr identifié désormais comme une cible stratégique dès 1984. Ces bombardements seront répétés en février et avril 1985, puis en juillet et novembre 1987, et juillet 1988.

En 1984, la République islamique réussira en revanche à obtenir l’assistance de la Chine pour la création d’un nouveau centre de recherche nucléaire à Ispahan pendant la même année et à commander la construction, au Centre de Technologies Nucléaires d’Ispahan, d’un laboratoire de fabrication de combustible. La Chine n’était tenue, ni par le TNP[24] ni par les arrangements du Club de Londres, à limiter ses coopérations nucléaires. Un accord bilatéral a aussi été signé en 1985 entre l’Iran et la Chine pour la formation d’une quinzaine d’ingénieurs nucléaires iraniens en Chine en vue de la conception de réacteurs. C’était encore la difficulté de traiter avec les étrangers – les mêmes que la République islamique avait dénoncés à peine cinq ans avant – qui poussait l’Iran à développer des compétences intérieures.

  • La guerre Iran et Irak

De 1984 à 1986, l’Irak utilisa des armes chimiques de destruction massive contre les populations civiles en Iran pendant que les Etats-Unis lui fournissaient des renseignements en temps réel et que la communauté internationale se désintéressait de la situation.

Dans ces conditions de faiblesse, le gouvernement iranien prit la décision en 1985 de poursuivre une programme d’enrichissement d’uranium.  Son voisin pakistanais était sur le point d’atteindre le seuil nucléaire grâce un programme similaire, et son voisin irakien, soutenu par les Etats-Unis, continuait à gazer ses populations. Les motifs du gouvernement pour poursuivre des recherches nucléaires sur les technologies de double utilisation – bien que légal dans le cadre du TNP  étaient basés sur ces deux facteurs. Dès 1986, certains médias évoquent une coopération nucléaire secrète entre l’Iran et le Pakistan. En 1987, l’Irak bombarda de nouveau le site de Bousher sous prétexte de la reprise par l’Iran de son programme nucléaire.

L’Iran chercha l’aide d’un consortium de sociétés allemande, espagnole et argentine pour la reconstruction du site de Boushehr mais en vain. L’Irak bombarda à trois reprises en 1987 le site de Bushehr prétextant le transfert par l’Iran de certains matériels sous contrôle.

L’Iran essaya en vain de faire condamner l’Irak par l’AIEA[25], prétendant que ces réacteurs n’étaient pas terminés et ne contenait pas de combustible nucléaire. L’AIEA ne mit aucune mesure de sauvegarde en application, maintenant qu’elle n’avait pas de juridiction pour ce cas. Devenu sensible aux aspects discriminatoires du régime de non-prolifération, l’Iran refusa de signer la Convention sur la Protection Physique des Matériaux Nucléaires, étant donné le privilège que cette convention accordait aux Etats nucléaires. En 1987, l’Iran signa aussi un accord avec l’Argentine pour la fourniture d’uranium enrichi à 20% destiné au réacteur de recherche de Téhéran. Mais l’Argentine renonça à cette vente sous la pression bilatérale des Etats-Unis.

C’est aussi au cours de cette même année, et en position de faiblesse dans une guerre, qui verra très bientôt l’implication directe des Etats-Unis, que l’Iran a pu obtenir des conceptions de centrifugeuses pour enrichir l’uranium.

 

 

III.3. Contradiction doctrinal

III.3.1. Etat islamique

  • Laïcité de l’Administration

L’Etat islamique n’est pas seulement celui qui reconnaît la charia comme loi d’Etat, mais celui qui fait de la religion une idéologie d’Etat. Dans un tel Etat, comme celui de l’Iran islamique, ce n’est pas le religieux qui définit la place du politique mais l’inverse.

Le seul endroit où un Etat islamique a été instauré est l’Iran et ce n’est sans doute pas un hasard car on y retrouve les deux pôles, un Etat et une Eglise. Cette situation démontre comment la révolution islamique a en fait contribué à étatiser encore plus la société. L’idéologisation n’est que le retour du politique, l’affirmation de la suprématie du politique sur le droit religieux traditionnel. En Iran, à côté des réformateurs, ce sont aussi des religieux traditionnalistes qui réclament non pas la sécularisation (ils tiennent à ce que ma société civile soit religieuse) mais la séparation de l’Eglise et de l’Etat, afin de sauver l’Eglise.

Les révolutions islamiques conduisent ainsi à mettre en place une laïcité de fait parce que, en politisant à l’excès le religieux, elles lui font perdre son rôle de recours et amènent religieux traditionnels comme nouveaux croyants à rêver d’un espace spirituel en dehors du politique. La politisation du religieux finit par séparer le religieux du politique. La revendication démocratique devient enfin laïque.

  • Engagement de Khomeyni pour son régime

Malgré l’incidence de l’urbanisation récente sur le comportement des jeunes générations, elle ne signifie pas pour autant une rupture totale dans l’ordre des mentalités. Dans le cas du système soviétique, Moshe Lewin relève de façon explicite l’importance du lien rural établi avant 1917 et qui demeura bien après l’industrialisation stalinienne.

Toutefois, la Révolution islamique rejetait l’idée que les hommes, quelles que soient leurs croyances, sont égaux et frères. Il était inconcevable que les femmes puissent être traitées en égales, et que les Infidèles jouissent des mêmes droits que les Vrais Croyants.

La notion même de droits de l’homme n’était qu’une « invention judéo-chrétienne » que l’Islam ne pouvait accepter. Non, ce n’était pas une révolution « bourgeoise » libérale. Il ne s’agissait pas non plus d’une nouvelle confirmation des thèses de Lénine sur l’Etat et la Révolution. Ce n’était pas l’expression violente d’une lutte des classes, puisqu’elle unissait sous sa bannière riche et pauvre. Elle ne faisait pas miroiter un avenir radieux, mais promettait un retour à l’âge d’or. On peut donc découvrir une nouvelle fois l’ambivalence de Khomeyni. Dans ses discours, il promettait par exemple une place plus importante des femmes dans la société alors que concrètement il ne s’est rien passé pour faire évoluer leur statut.

Les femmes sont les premières victimes de l’islamisation de la société iranienne. Pourtant elles ont été très actives dans la Révolution iranienne. Il faut savoir que vingt pour cent des prisonniers politiques du Shah étaient des femmes. Peu après la chute de ce dernier, les déclarations de quelques grands ayatollahs ont de quoi préoccuper les Iraniennes. Leurs propos visent implicitement à accentuer l’inégalité des droits au sein de la famille et à encourager la discrimination sexuelle. Le 7 mars 1979, à peine un mois après avoir accédé au pouvoir, Khomeyni décrète que le port du voile est obligatoire. De plus, les femmes peuvent travailler, à condition de ne pas perturber les « droits conjugaux » du mari et si l’emploi qu’elles choisissent n’est pas un travail nocturne.

III.3.2. Gestion économique

  • Suggestion de démocratisation

Khomeyni, lors de son séjour à Neauphle-le-Château, a su manier avec beaucoup de finesse l’opinion publique : « Nous sommes pour un régime de liberté totale. Le régime doit-être un régime de liberté. Les droits du peuple et notamment ceux des minorités religieuses seront respectées. Le pays n’a pas à prendre position dans le conflit qui oppose Israël aux pays arabes. Des propos à nuancer car il s’en prend souvent à Israël. Le gouvernement islamique est un gouvernement démocratique au sens réel. Nous allons dissoudre la Savak et toutes les organisations de gauche pourront exprimer librement leurs opinions. »

Certains politologues ont voulu voir dans cette révolution une tentative de démocratisation d’une société longtemps atrophiée par la tyrannie. Ils ont donc minimisé le rôle de Khomeyni. Pourtant, dans ses discours toujours très ambivalents, Khomeyni n’avait jamais caché que les simples mortels n’avaient pas le droit de conduire leurs affaires et que la démocratie menait inéluctablement à la « prostitution ».

A la fin du régime Pahlavi, les thèmes de contestation pouvaient rappeler de la sorte un ensemble de griefs accumulés depuis que les changements s’étaient fait sentir dans les modes de vie. La dynastie était contestée parce qu’assimilée aux effets somme toute récents de l’industrialisation et de l’urbanisation, aux conséquences néfastes des étapes de la politique de sécularisation.

Rappelons que l’industrialisation en Iran au début du XXème siècle n’était pas même engagée. En 1900 l’industrie ne représentait que 10% de la production environ. Lors de l’accès au pouvoir de Reza Shah la situation était inchangée. En 1934, la population connaissait une urbanisation égale à celle du début du siècle : 21% de la population résidaient dans les villes, alors que 79% demeuraient ruraux. Après 1934, l’exode rural fut accéléré avec la nouvelle politique de Reza Shah favorisant l’essor des manufactures. Pourtant la paysannerie restait prépondérante et rassemblait 78% de la population. En 1976, les paysans et salariés agricoles représentaient encore près de 34% des effectifs. Le mostafa’az, acteur principal et centre de la contestation, prenant lien aussi figure de héros populaire, est souvent un paysan « dépaysanné ».

Suivant ce contexte, nous pouvons comprendre l’inquiétude de l’Ayatollah. Néanmoins, son accusation envers l’occident donne matière à réfléchir sur sa véritable position dans l’économie monétaire iranienne. Puisque d’une part, il avance un changement purement occidental. Et d’autre part, il maintient son discours sur le rôle de l’Islam (Allah) dans la vie musulmane.

  • Economie libérale

En dépit de ses objectifs de départ, le nouveau régime n’ pas pu faire obstacle à la domination économique économique de l’Occident en Iran. Bien que la lutte contre les intérêts occidentaux ait été l’un des éléments moteurs de la révolution iranienne, ceux-ci ne semblent pas avoir été réellement affectés.

La pression du « monde libre », cherchant à tout prix à sauver une source indéniable de richesses et un territoire de haute importance stratégique, et le désarroi des nouveaux dirigeants, incapable d’endiguer une crise économique et sociale qui s’approfondit, ont favorisé la reconduction  des structures du passé et la ré-articulation de l’Iran sur le marché capitaliste. La véhémence dont font preuve les autorités islamiques envers les pays occidentaux, en particulier envers les Etats-Unis, est purement verbale et, en réalité, les anciens rapports de dépendance n’ont pas été rompus. Il est vrai que le principe « ni Est, ni Ouest » prôné par l’imam Khomeyni ne s’applique qu’au domaine politique et ne concerne ni le commerce ni les échanges économiques.

L’élargissement du secteur public a renforcé la bureaucratie islamique et a jeté les bases d’un capitalisme d’Etat. Mais celui-ci, malgré ses intentions radicales, tolère le secteur privé, auquel il s’associe, et ne songe pas dans l’immédiat à remédier aux distorsions de l’économie nationale. La poursuite de la guerre contre l’Irak et l’effritement de son assise populaire ont poussé le régime à se convertir au « réalisme ».

Dès 1982, il annonçait la fin de l’ère révolutionnaire, adoptait des mesures de « libéralisation » économique et décidait d’accélérer le rythme de ses importations pour faire face efficacement à la pénurie. Khomeyni poursuit donc la politique libérale du Shah. Il est face à ses contradictions car il ne cesse, dans ses discours, de remettre en question le capitalisme occidental. C’est encore une preuve du lien de Khomeyni avec la modernité. Le revirement politique et la tentative de libéralisation économique qui s’amorcent au cours du second semestre 1982 marquent l’abandon des « illusions révolutionnaires » et le retour du « réalisme ». Les conséquences en matière de politique pétrolière et de commerce extérieur ne sont pas fait attendre.

Plus question désormais de suivre les motivations antérieures, à savoir sauvegarder les ressources naturelles du pays et empêcher la dilapidation des richesses nationales. Les dirigeants islamiques découvraient, à l’instar du régime impérial, qu’il était impossible de survivre confortablement sans un élargissement suffisant des recettes pétrolières et sans une normalisation des relations avec l’Occident et que s’ils continuaient à privilégier l’idéologie au détriment de la vie matérielle, la pénurie risquait de provoquer une explosion politique irréversible. Ils ont donc choisi de « s’appuyer » sur le pétrole  pour nourrir la population.

Les liens avec l’Occident subsistent en Iran malgré le changement de régime. Khomeyni, en acceptant de relancer les échanges commerciaux avec l’Occident, épouse donc l’idéologie occidentale du libéralisme.

En mai 1983, les sept pays industriels réunis au sommet économique de Williamsburg aux Etats-Unis ont accueilli avec bienveillance l’appel du gouvernement iranien à sortir de son isolement ; ils ont laissé entendre qu’ils feraient tout pour empêcher l’Iran de tomber sous l’influence soviétique.

La normalisation des relations avec l’Occident a nettement progressé depuis la fin de l’année 1982, date à partir de laquelle l’Iran a cherché à retrouver sa crédibilité sur la scène internationale et à rehausser son image, quelque peu ternie par son « anti-américanisme », voire son « anti-occidentalisme » verbal. Les dettes extérieures ont été payées, les litiges avec les compagnies étrangères, qui avaient fait suite à la nationalisation de leurs filiales, ont été pour la plupart réglés et les réserves extérieures de l’Iran se sont sensiblement améliorées.

Le retour des dirigeants iraniens au « réalisme » semble avoir rassuré les Occidentaux, qui ne s’attendaient pas à voir Téhéran afficher si tôt son désir de rester dans le camp occidental et de ne pas s’éloigner du « monde libre. »

III.3.3. Action de rétablissement économique national

  • Nationalisation des biens productifs

De prime à bord, en mars 1980, le Conseil de la Révolution approuvait une première loi de réforme agraire, notifiant que seraient distribués non seulement les domaines de la famille impériale et des fidèles de l’ancien régime, mais aussi les terres que les propriétaires refusaient de cultiver.

Cette loi stipulait aussi que l’étendue des grandes propriétés devait être réduite à une superficie moyenne égale au triple de celle qui est jugée suffisante pour permettre l’entretien d’une famille paysanne. Cette loi a déclenché une levée de boucliers dans le milieu conservateur, aussi bien de la part des grands propriétaires fonciers que des religieux influents au sein de l’appareil islamique. A Qom, nombreux sont les ulémas qui se sont élevés contre toute redistribution des terres. Certains sont allés jusqu’à déclarer dans les mosquées : « Cette loi est communiste. Dieu ne l’acceptera pas. Elle est contraire à l’Islam. Prendre la terre aux uns pour la donner aux autres serait, selon eux, un acte sans signification. Au début de 1981, en raison de la guerre contre l’Irak et de la crise intérieure, Khomeyni ordonne la suspension de ce texte.

Après la révolution, en quelques mois, la majeure partie de l’économie iranienne passa sous le contrôle de l’Etat. Depuis, la République islamique n’a cessé de renforcer les caractères soviétiques de son économie tout en laissant le secteur privé prospérer dans le marché noir. Le décret du 16 juin 1979 sur la protection et le développement des industries permit à l’Etat de confisquer les entreprises dont les propriétaires étaient absents, mesure qui s’appliquait également aux ascendants, descendants et collatéraux des personnes en fuite, emprisonnées ou exécutées. Toutefois, la principale cause de nationalisation (un tiers du capital) concerna les établissements dont les dettes étaient supérieures à leur valeur.

Quant aux banques, nationalisées depuis le 7 juin 1979, elles obligèrent les entreprises à rembourser immédiatement, en actions, les prêts consentis. Plus tard, on nationalisa les bureaux d’études et d’ingénieurs-conseils, les caisses de retraite et d’épargne, les 23 sociétés agro-industrielles, les terres incultes tandis que le foncier urbain non bâti était confié à l’Organisation des terrains urbains. Pour gérer cet immense domaine public, l’Etat créa l’Organisation iranienne des industries nationalisées. Dépendant du ministère de l’Industrie lourde, cette dernière, gérait, en 1989, 293 entreprises employant 170 000 personnes.

Au terme des nationalisations, la part de l’Etat  dans l’industrie était passée de 39,5% à 70,7% du capital, alors que le secteur privé tombait de 44,6% à 13,4%, les domaines coopératif et artisanal restant stables à 14%. Le secteur privé était, en fait, limité à l’artisanat, au petit commerce ainsi qu’aux quelques entreprises Dont les propriétaires avaient choisi de rester pour défendre leurs intérêts, souvent avec succès. Malgré les proclamations des autorités religieuses assurant que l’islam garantissait la propriété privée, l’Iran islamique avait à l’évidence mis en place une économie de type soviétique, mais sans planification – une situation pour le moins paradoxale s’agissant d’une révolution soutenue par les bâzaris qui avaient toujours lutté contre l’emprise de l’Etat patron.

Les chambres de commerce, jusqu’alors peu actives, prirent une importance après leur nationalisation le 17 mai 1979, car elles devinrent les intermédiaires obligés entre le bâzar et l’Etat, qui avait nationalisé le commerce extérieur. Des commerçants proches du pouvoir furent nommés dans ces organisations consulaires qui contrôlaient les nouvelles centrales d’achats, chargées de délivrer les permis d’importation et les devises étrangères à des taux privilégiés.

En faisant bénéficier leurs propres entreprises des autorisations tant convoitées, les commerçants et industriels initiés réalisèrent des profits exceptionnels. Ils purent savourer leur revanche sur la bourgeoisie d’ancien régime qui avait jalousement monopolisé ce type d’avantages avant la révolution. Si l’autosuffisance nationale constituait le slogan économique dominant du gouvernement islamique, peu de projets s’efforcèrent de l’atteindre, car le contrôle étatique de l’économie ne s’accompagna pas d’une nouvelle politique de développement.

Pour seule réponse l’Etat laissa s’organiser une économie parallèle, source d’inégalités et d’inflation. La guerre et les conflits politiques internes absorbèrent bientôt toutes les énergies.

  • Reconstruction financière

Par ailleurs, Khomeyni a joué un grand rôle dans le développement et l’encadrement de l’agriculture, un domaine dans lequel le Shah n’a pas réussi à s’imposer. L’essentiel de l’action, presque entièrement dû, au début, au volontarisme d’organismes révolutionnaires comme la « lutte contre la reconstruction » et le Conseil des tribus s’est opéré en quatre volets principaux.

En premier lieu, de nouvelles institutions (comme les Conseils tribaux) furent mises en place à la base. Leur succès fut assuré par les exclus des organes des organes du pouvoir traditionnel (jeunes, « simples nomades »). Ceux-ci trouvèrent dans les nouvelles instances un rôle à jouer, non, parfois, sans esprit de revanche sur les anciens et sur les chefs.

En deuxième lieu, l’élevage, activité dominante – presque emblématique- des tribus, fut idéologiquement revalorisé et concrètement protégé, notamment par l’interdiction (peu respectée) de la mise en culture des terres de pacage et de parcours, l’aménagement des itinéraires de parcours des troupeaux, la protection des marchés…Ces mesures contribuèrent fortement à entraîner l’adhésion des simples nomades, qui ne pratiquaient déjà que l’élevage et ne disposaient pour cela que des pâturages communs des territoires tribaux.

En troisième lieu, des équipements d’ensilage furent installés pour permettre à ceux qui avaient  accès à l’agriculture de stocker leurs récoltes.

Enfin, un effort sans précédent fut accomplit afin de développer partout, même dans les régions les plus difficiles d’accès, des moyens de communication (routes, ponts, téléphone), des instruments de confort et de sécurité (logements, électricité, services de santé) et des facilités d’approvisionnement en biens productifs et de consommation (magasins coopératifs). Ces mesures ont, pour la première fois, fait apparaître aux yeux des tribus la vie sédentaire comme plus attrayante que l’existence nomade. Cependant, après quelques mois d’un démarrage prometteur, et après plusieurs années d’hésitations entre deux conceptions opposées du développement rural, la République islamique semble avoir aujourd’hui opté pour un modèle productiviste libéral, en contradiction totale avec la sensibilité populiste et l’objectif de développement autocentré de ses débuts.

 

 

 

CONCLUSION

En bref, je pense que l’Ayatollah s’était servi de l’Occident pour mener sa campagne. Et, après qu’il n’eut plus besoin de celui-ci, il renforça ses discours anti-occident. Par ailleurs, les pays occidentaux semblent être les facteurs clés de sa montée au pouvoir.

Pourtant, l’ayatollah  poursuit avec son agressivité contre l’idéologie occidentale. C’est un moyen pour lui de rester légitime auprès de son peuple et préparer la Révolution. Voici une anecdote qu’il aime à raconter: quand ses chaussures sont mouillées, il les met sur quelque chose pour les sécher, généralement un journal étranger. Ses moyens d’action sont certainement plus efficaces en France qu’en Turquie ou en Irak où il a vécu auparavant. Par exemple, il reçoit en France plus facilement de l’argent de la part de riches marchands iraniens qui sont nouvellement convertis à sa cause. Le gouvernement français n’a pas empêché l’Ayatollah de communiquer avec ses partisans à l’étranger.

Grâce aux Etats-Unis et les principes de la démocratie, Khomeiny peut préparer le soulèvement du peuple. Et celui-ci recevant les promesses de changement réagit vivement contre le Shah. L’ascension au pouvoir de Khomeiny a été très bien organisée stratégiquement parlant. Il a réussi à mettre à son avantage toutes son histoire et son expérience. Les incrédules qui se sont laissé attendrir par sa situation et son passe, ont offert l’opportunité du soulèvement et avaient donné les ressources nécessaires à la révolution guidée par l’Ayatollah. En effet, ce dernier avait perdu ces parents tres jeunes. Et au final c’est son ainé qui s’était occupé de lui et l’avait initié à la théologie islamique. Certes, cette profession semblait entre un héritage familial. Néanmoins, Khomeyni n’avait été introduit qu’après la mort de sa tante et de  sa mère ; son père étant mort plutôt.

L’année 1962 a marqué le début d’activité politique de Khomeyni. Il avait déjà à cette époque commencé à écrire ses discours contre le régime qu’il jugeait trop dépendant des puissances occidentales. A bon entendeur, l’Ayatollah tissait ses relations, même lorsqu’il fut exilé en Turquie puis en Iraq avant d’atterrir en France. A partir de ses expériences dans le monde occidental, l’Imam savait exactement que faire pour opérer dans son pays d’origine sans être inquiété d’une arrestation ou d’une exécution sommaire et informelle. Sa stratégie de communication consistait à faire appel au patriotisme iranien et surtout à vulgariser les activités du Shah comme étant trop libérale et sous l’emprise du Satan occidental. Il maintient dans ses discours que les Etats Unis d’Amérique est un pays corrompus et capitaliste comme tous les pays d’Europe occidental. Toutefois, cela ne l’empêche de se référer à leur évolution économique pour le développement de l’Iran.

Ainsi, nous pouvons conclure que malgré sa haine persistante et son dégout à l’encontre de la vie occidentale, l’Ayatollah Khomeiny a su comment utiliser les grandes puissances économiques (représenté en majeur partie par les occidentaux) pour booster son ascension au pouvoir.

En outre, Khomeiny a jonglé sur l’appréhension de son peuple pour l’occident et leur désir de délivrance. L’Ayatollah adopta dès lors, une attitude antioccidentale et se veut d’être le sauveur de l’islam. Pour ce, il calcula les méthodes de ses ennemis pour convaincre ses amis. De plus, Khomeyni prit une image à double face où d’un il renie l’Occident  et de l’autre, il sympathise avec elle.

BIBLIOGRAPHIE

[1] Né en 1838, c’est un intellectuel réformiste musulman d’origine afghane. Il reconnait la piété de l’Iran, bien que son neveu prétende qu’il ait été tué par le gouvernement iranien par empoisonnement en 1897

[2] 85% des musulmans : Inde, Pakistan, Indonésie, Afghanistan,… Reposent sur 4 grandes principes : le Coran, la Sunna, le jurisconsulte et le Qiyas. Et reconnut comme entant la vision orthodoxe de l’Islam.

[3] 15% des musulmans : Iran, Irak, Syrie, Afghanistan,… Admet que l’Islam devrait être dirigé par les descendants de la famille de Mahomet

[4] Né en 1933. Sociologue et philosophe, il a œuvré dans l’étude sociologique dans la religion. Il est mort assassiné peu avant la révolution iranienne en 1977.

[5] Né en 1923 et mort en 1969. C’est un écrivain iranien et soumet plusieurs opinions politiques sur son pays. Il est à l’origine du livre « Occidentalite »

[6] 1920-1979, Ayatollah Motahhari était un clerc iranien et conférencier. Considéré comme un savant, il a fait de la politique. Il se démarque surtout de ses homologues intellectuels parce qu’il était un disciple de Khomeiny. Traduit à partir du www.motahari.org

[7] Socialisme rationaliste/ matérialiste critique ou encore le socialisme scientifique.  Il concerne la lutte contre les classe social en tant qu’alternative au capitalisme, et en favorisant cette émancipation par les personnes concernées  afin qu’ils s’approprient le changement. « Philosophie Marxiste » dans marxisme.canalblog.com

[8] Le capitalisme est défini comme un « régime économique dans lequel les moyens de production sont propriété privée selon l’Académie Française « La fin du capitalisme » dans www.lemonde.fr

[9] Cette doctrine a été fonde au XVIII siècle (année lumière) pour combattre l’absolutisme. Il consiste à donner la liberté à chaque individu reposant sur les droits fondamentaux et d’en assumer la responsabilité qui en découle. « Libéralisme » par www.monde-diplomatique.fr

[10] Institut religieux basé à Téhéran « Les Pahlavi » dans homepages.ulb.ac.be

[11] 1982-1967. Il était Premier Ministre de l’Iran entre 1951 et 1953.  Il est reconnu comme un nationaliste par ses actes. La plus marquante fut la nationalisation de l’industrie pétrolière iranienne en 1951. « Biography » dans www.mohammadmossadegh.com

[12] 1909-1994, philosophe et professeur à l’Université de Téhéran, et idéologue du gouvernement islamique. Il retire ses inspirations du philosophe allemand Martin Heidegger qui approfondit l’étude de l’ontologie et des présocratiques  dans www.ahmadfardid.com

[13] Locution péjorative du Qardabezgi, signifiant submergé par la culture occidentale. « Gharbzadegi » dans wikipedia.org

[14] Allemand juif, né en 1816-1899, de son nom originel Israel Beer Josaphat. Journaliste et propriétaire de l’agence britannique Reuters«  Baron Paul Julius Von Reuter » dans www.encyclopedia.com

[15] Les savants iraniens ou les guides spirituelles de l’Iran dans www.teheran.ir

[16] Le britannique reçut le titre de propriété de l’Industrie du tabac iranien par le Shah en 1890. « Portraits » dans www.americanswhotellthetruth.org

[17] « Histoire de la révolution constitutionnelle iranienne » dans wikipedia.org

[18] Avait été exécuté en 1909 à cause de son opposition à la Révolution constitutionnelle iranienne, et à présent considérée comme un martyr musulman  « Ayatollah Sheik Fazlollah Nourri » dans www.iichs.org

[19] Savant iranien, clerc, conférencier,… et fait partie des élèves du penseur musulman le Grand Ayatollah Mohammad Baqir al-Sad « Ayatollah Moshen Araki » traduit du mohsenaraki.com

[20] « Histoire de l’Iran » sur iran-info.fr, et inspiré de SHAMIM Ali-Asghar, L’Iran sous la dynastie qâdjâre, Téhéran, Edition Modaber, 1997, p. 26.

[21] Le bahaïsme aussi connu sous le nom de religion bahá’íe (béhaïsme ou de foi bahá’ie) est une religion monothéiste indépendante dont le but est d’unir l’humanité dans sa diversité. Il a été fondé par le Persan Mirza Husayn’Ali (1817-1892) en 1863. Ce nom est dérivé du surnom donné à son fondateur : Bahá’u’lláh (en arabe, « Gloire de Dieu » ou « splendeur de Dieu »). Les bahá’is sont les disciples de Baha’u’llah. Ils s’organisent autour de plus de 100 000 centres (répertoriés par le centre mondial de Haïfa) à travers le monde, et leurs écrits sont publiés en plus de 800 langues.

[22] Personnage célèbre pour ses ouvrages et son idéologie en prônant la pensée Tiers-mondiste. Psychiatre et essayiste d’origine martiniquais et Algérien. Il voulait analyser l’étape sociologique, philosophique et psychiatrique de la décolonisation

[23] “Modernisation autoritaire en Turquie et en Iran” par Semih Vaner, page 92

[24] Traité de non prolifération

[25] Agence International de l’energie atomique traduite de l’anglais International atomic energy agency

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