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La famille romanesque : du fait social au thème littéraire

 

 

1ère partie – La famille romanesque : du fait social au thème littéraire

 

De prime abord, porter l’analyse sur le sujet de la famille romanesque suppose de nourrir une investigation sur la famille au sens historique, et d’estimer la place qu’elle occupe dans la société du XVIIIe siècle. Cela, avant de nous appesantir sur le coeur de notre propos, à savoir la perception qu’en ont les trois auteurs pris en illustration du cursus des œuvres étudiées. De fait, l’inscription de la famille comme thématique forte du roman, à la charnière du XVIIe et du XVIIIe siècle, répond à une réalité transitionnelle, à une profonde mutation sociale, qui mettent à jour les différents rapports entre les ordres traditionnels et l’émergence d’une bourgeoisie prenant de la distance sur l’hégémonie de la noblesse, affûtant un regard, nourrissant une écriture, et même une invention romanesque.

 

Chapitre 1. Frontières sociales de la famille romanesque

 

Il est un fait que la réinvention du roman au XVIIIe siècle est concomitante à une fluctuation des frontières sociales dont le jeu s’analyse au sens des conflits et rapports qui rythment la vie familiale, notamment au sein de la bourgeoisie. Pour comprendre les ressorts de cette rénovation du roman et des déterminants familiaux, nous allons donc présentement préciser les valeurs fondamentales de la société française de l’Ancien Régime. Par ailleurs, nous tenterons de préciser dans quelle mesure et pour quelles raisons la famille joue un rôle central dans cette nouvelle articulation du fait social.

 

1. La société française de l’Ancien Régime : le rôle central de la famille

L’étude de la société française de l’Ancien Régime, dans l’esprit de mieux appréhender le ressort du roman du XVIIIe siècle, doit d’abord nous conduire à considérer les préoccupations qui la traversent alors.
Si, au XVIIe siècle la France est le pays le plus peuplé d’Europe, accusant un accroissement naturel de sa population de 15 à 25 millions d’habitants en un siècle, le XVIIIe siècle se veut beaucoup plus agréable à vivre, puisque notablement épargné par la famine, la maladie, la guerre et les épidémie, monnaie courante au siècle précédent. De la sorte, c’est tout un fatalisme, un inconfort de vie, marqué par les déterminants que sont la mort, la maladie, les pénuries, qui s’atténue peu à peu, tout au moins pour une certaine frange de la population, au profit de l’émergence d’une bourgeoisie allant s’enrichissant. Bourgeoisie qui constitue justement le point de départ de l’invention romanesque.

1.1. Les différentes classes sociales

Le XVIIe siècle, a contrario, est marqué par le renforcement du pouvoir royal, par la monarchie forte et absolue exercée par Louis XIV, qui décline plus que jamais le système de valeurs structurant les trois ordres que sont la noblesse, le clergé, le tiers-état, hérités du système féodal. Cet état de fait concourt à expliquer les motifs romanesques usités jusqu’à présent dans le genre romanesque.

1.1.1. La noblesse

Première source d’inspiration, la noblesse tout d’abord, emblématique des seigneuries, allégorique d’une vision héroïque du monde, où la particule « de » en constitue le signe le plus visible et officiel. Celle-ci prend pour décor romanesque un univers sur fond de châteaux forts, de guerres, de croisades, où le seigneur se fait le champion de conquêtes au nom du roi, ou de Dieu. De retour de sa quête, il offre sa protection à ses paysans, dépositaire d’une expérience, d’une aventure, qui contribue à alimenter le récit héroïque. Faisant étalage de ses exploits, qui sont la marque de la noblesse d’épée qui fait conquête de ses titres et de sa grandeur par la force et la témérité, le roman héroïque est un genre qui s’illustre au profit du héros lui-même, reconnu par ses pairs.
En retour, l’héroïsme narré contribue à légitimer les frontières sociales, la superposition des trois ordres, ainsi que les privilèges dont la noblesse se veut dépositaire devant Dieu.
C’est donc tout le rôle social qui est tenu à travers cet héroïsme conquis par la noblesse, découlant de son représentant le plus royal, jusqu’au plus insigne vassal. Ainsi, barons, comtes, marquis sont les personnages émaillant, de par leurs exploits, les intrigues du roman jusqu’au XVIIe siècle.

1.1.2. La bourgeoisie

Au sortir du XVIIe siècle, la classe bourgeoise se fortifie autant qu’elle se développe en marge des bourgs. Celle-ci travaille, a contrario de la noblesse, que l’étiquette préserve d’avoir à travailler de ses mains, et s’enrichit de plus en plus à travers le commerce. Elle  travaille même beaucoup du reste, pour construire sa destinée, préférant les métiers moins avilissants et pénibles que ceux dont héritent les paysans.
Propriétaires terriens, exploitant à leur tour les paysans, les bourgeois jalousent ainsi la noblesse, et ne manquent pas de nourrir de nombreuses critiques à l’égard de leur utilité et de leur cupidité. Ils deviennent même des propriétaires fonciers, et à mesure que leur espace matériel, physique s’élargit, s’anime comme un jeu au sein des frontières sociales une volonté de rompre l’imperméabilité des ordres, un voeu de s’échapper du déterminisme social.
Quelque part, les frontières d’une société tout entière commencent à se mouvoir, au rythme où s’éveille un nouvel idéal dans l’esprit bourgeois. Cet idéal, se renforcera du reste, d’une génération à une autre, se perpétuant de père en fils, à l’aune de la filiation et se confirmant du même coup. C’est donc sur un vent de contestation du pouvoir absolu perçu comme illégitime que la classe bourgeoise émerge petit à petit au détour du XVIIIe siècle, s’extirpant peu à peu, via son enrichissement des travaux pénibles, pour conquérir un mode de vie, protégée plus ou moins des aléas de la vie, et surtout, jouissant plus que jamais d’un espace familial où se conjuguent l’agréable et les plaisirs sur fond de critiques et de convoitises.

1.2. L’organisation de la vie sociale

Evoquer cette place de la famille au sein de la société du XVIIIe siècle suppose une immersion dans les principes sociologiques qui la décrivent. À l’époque, l’individualisme au sens contemporain n’existe guère. L’individu n’est que de par son appartenance à un ou plusieurs groupes. Il peut s’agir d’un ordre, d’une corporation, quoi qu’il en soit, la famille reste le lieu, le noyau de cette célébration.
Famille, qui s’étend au cousin tout autant qu’aux ascendants. En cela, la famille est importante, elle est un repère, possède un rôle structurant entre ses différents membres. Au sommet de la pyramide familiale, trône le père. De fait, les femmes quittent leurs parents pour aller vivre dans une nouvelle famille, tenue là encore par un homme, en contrepartie d’une dot. En ce sens, la femme se veut soumise à la volonté de l’homme, qui dirige la famille, comme un capitaine dirige son navire.
Les rapports familiaux sont par ailleurs rythmés par deux motifs, qui déclinent les volontés des familles bourgeoises, à savoir augmenter en prospérité pour accroître la fortune, et transmettre celle-ci comme un héritage. La place de l’homme, celle de l’héritier, induit un autre motif, celui de l’enfant mâle désiré, présidant à l’avenir de la famille et incarnant la destinée familiale. La fille, pour sa part n’a d’avenir que par sa possibilité de permettre à la famille d’asseoir sa réputation, ainsi que de rassembler différentes familles influentes au titre des mariages de raison.
Le décor familial, quant à lui, s’analyse également à travers l’unité d’espace qu’est le village, fort de son histoire, de son église, de ses biens, de ses intrigues. Le tout, sur fond de coutume, de patois typiques à une région. La vie bourgeoise est ainsi rythmée par la dimension sociale, l’observance religieuse, la fréquentation des sociétés savantes, des salons et autres réceptions mondaines, mais aussi des fêtes populaires, à travers un camaïeu de folklores et de plaisirs divers.

À travers le spectre des épidémies, de la maladie, la question de l’hygiène se pose plus naturellement à la vie bourgeoise, et devient une préoccupation de l’ordre de la survie. Il faut dire que la malpropreté est générale et source de maladies mortelles, que la malnutrition, marquée par un grand déséquilibre, carencée en viande, avait décrit des grandes périodes de disette et d’austérité, lesquelles ont contribué, en marge de l’enrichissement de la bourgeoisie, à l’entame d’un XVIIIe siècle plus clément, à des épisodes d’opulence et de goinfreries. Certes, la mortalité reste très importante, notamment auprès des enfants en bas âge. La mortalité atteignant de 25 à 30 enfants pour 1000 habitants, ce qui représentait la disparition de deux enfants sur trois avant l’âge d’un an. Mais il est vrai que le XVIIe siècle marqua la fin des grandes épidémies notamment de la peste complémentairement à l’apparition de la vaccination antivariolique.
Pour équilibrer cette mortalité très importante, le célibat est très mal vu. De la sorte, les jeunes gens se marient très jeunes, les femmes ont des enfants des 18 – 20 ans. L’aventure familiale est donc rythmée par l’ensemble de ces obligations.

1.3. L’omniprésence de la chrétienté : la famille institution

 

Autre ciment de la famille, explicatif de son mode de fonctionnement, de ses valeurs, et de ses observances : la religion. Le pays est alors presque en totalité catholique, partageant une religion presque universelle après les épisodes meurtriers des guerres de religion. Le clergé catholique est donc très puissant et nombreux. Il a à sa charge de faire observer par les familles le respect de la vie spirituelle certes, mais aussi temporelle à travers le respect d’un certain nombre de traditions. Ce clergé séculier s’assure en outre que les fidèles assistent régulièrement à la messe, se rendent au pèlerinage, respectent la foi et les pratiques religieuses, de façon à mourir chrétiennement et être enterré religieusement.

Il est certain qu’il existe un lien fondamental entre la morale et la religion, des liens d’intrication, au point que les philosophes du XVIIIe siècle ont bien du mal à distinguer l’une et l’autre au cours de leurs investigations philosophiques.
On comprendra aussi que l’athéisme soit aussi rare que risqué, signe d’immoralité et que la conformité à la norme sociale soit très forte, notamment dans le milieu bourgeois qui véhicule ces mêmes valeurs dans ses tentatives d’ascension sociale. Laquelle bourgeoisie s’inscrit donc dans une volonté de transcendance, de dépassement, non par de subversion. Le modèle familial bourgeois va donc à l’imitation de la vie nobiliaire, entre rupture et continuité. C’est justement cette entreprise que matérialisera le roman français au XVIIIe siècles.

2. L’invention du roman français au XVIIe siècle

Avant de décrire à proprement parler le roman du XVIIIe siècle, il convient de réaliser un état des lieux de l’invention romanesque au XVIIe siècle, afin de comprendre les bases de perception, d’appréciation de ce genre, et pour mieux saisir ses potentialités d’évolution et ses ressorts dramaturgiques.

2.3.1. La restauration de l’image du roman

Sur ce fond de mutation sociale, le statut du roman au XVIIe siècle s’avère difficile à saisir. Il est vrai que jusqu’alors le roman est considéré comme un sous-genre, comme un bâtard ignoré des doctes et qu’on lui prêt un lectorat considéré comme inculte, situé au plus bas degré de la hiérarchie des genres. Il faudra attendre une longue mutation, pour que le roman, fort de ses métamorphoses successives, puissent acquérir le statut de « grand genre  ».

2.3.1.1. Une image de sous-genre désuet

 

Paradoxalement, le roman est un genre très actif et vivant au cours du XVIIe siècle. En continuelle expansion, sa pratique sa croissance est continue. En marge de l’évolution des techniques d’impression et de diffusion, il connaît une aura accrue de nature à aussi bien contribuer à le démocratiser qu’à susciter l’animosité de ses détracteurs. Pour autant le nombre de ses auteurs ne cesse également de croître. En effet, tout au long du siècle ceux-ci se sont démultipliés. Il faut noter que la majorité des romanciers pratiquent un ou plusieurs autres genres tels que l’historiographie, le théâtre, de la poésie, ou bien les mémoires. Par ailleurs, seuls quelques écrivains font réellement carrière et publient de façon régulière.
Si bien que le roman du XVIIe siècle s’interprète comme un ensemble de genres disparates,  dénué du lien, d’une codification uniforme et officielle, s’inaugurant dans une multitude de sous-genres qui constituent autant de tentatives à la rénovation de l’image du roman. La place du roman à l’entame du XVIIIe siècle est donc difficile à aménager, ce genre faisant l’objet d’un dénigrement constant, faute d’unité, de caractéristiques communes.
Les thèmes du roman sont la plupart du temps inspirés par une opposition au type majoritaire qui les précède chronologiquement et qu’ils prétendent remplacer. Ce dernier s’affronte également à la critique catholique, allant s’intensifiant, ainsi qu’aux attaques morales. À la place des récits héroïques, le roman vise la représentation des passions, qui paraissent attirantes. De cette façon, le roman est perçu comme un genre irrégulier et immoral.
Ainsi ira-t-il de La Noue qui, à la fin du XVIe siècle, condamne les Amadis en tant qu’« instruments fort propres pour la corruption des mœurs », en invoquant « plusieurs espèces d’amours déshonnêtes ». Il touche au plus fameux roman de la fin de siècle, tels que la Princesse de Clèves, où les Aventures de Télémaque, qui font ainsi l’objet des plus fortes récriminations de la part des hommes d’église, et de surcroît des laïcs.
Quoi qu’il en soit, le roman oppose même les auteurs entre eux. Ainsi, certains écrivains ne manque pas de voir dans les aventures décrites un modèle répétitif fait d’invraisemblances. Émergent même un contre modèle de romans qui ont pour unique projet de brocarder le roman sentimental ou le roman héroïque. Le genre du roman comique entend donc dénoncer les excès du roman à la mode et le désavouer du même coup auprès de son lectorat (Le Roman comique de Scarron, Le Roman bourgeois de Furetière, La Fausse Clélie de Subligny). Toutefois, ces mêmes critiques d’auteur contribuent insensiblement à démontrer l’existence de l’unité du roman, et ainsi donc à l’asseoir définitivement dans sa qualité de genre à part entière.

2.3.1.2. Le déni de l’auctorialité

Mais la construction du roman au XVIIIe siècle fait l’objet d’une difficulté supplémentaire, en cela que les romans font fréquemment l’objet d’un déni auctorial : de deux choses l’une, soit que le texte demeurait anonyme, soit que signé, le roman faisait aussi sec l’objet d’une autocritique de la part de l’auteur, souvent à travers le jeu d’un texte préfaciel illustrant son détachement vis-à-vis du genre de l’œuvre commise.
Cette forme d’anonymat revendiqué, dénote d’un type d’écriture dont l’auteur n’attend à aucune reconnaissance sociale. Ainsi, Mme de Lafayette récuse l’attribution de La Princesse de Clèves . Elle n’hésite pas à exprimer explicitement son refus de « faire figure d’auteur  » : « Je vous avais bien donné une Princesse de Montpensier pour Araminte ; mais je ne vous l’avais pas remise pour la lui donner comme une de mes œuvres. Elle croira que je suis un vrai auteur de profession, de donner comme cela de mes livres. Je vous prie, raccommodez un peu ce que cette imaginative pourrait avoir gâté à l’opinion que je souhaite qu’elle ait de moi  ».
 

2.3.2. La question de l’auteur romanesque et de son lectorat

2.3.2.1. Des auteurs principalement d’origine bourgeoise

Pour comprendre les motifs et thématiques développés dans le roman du début du XVIIIe siècle, il s’agit d’invoquer le statut social des romanciers. Au XVIIe siècle, la plupart d’entre eux sont essentiellement des gentilshommes, amateurs de littérature, dont l’écriture de romans ne constitue pas un objectif pécunier fondamental. Ils invoquent un acte de délassement, qui confine le roman à un topos aristocratique. Au XVIIIe siècle, grâce aux moyens nouveaux de diffusion, la production des oeuvre progresse énormément et le nombre des auteurs s’élargit autant que les catégories sociales. A la place des « gentilshommes désœuvrés  », ils destinent leurs écrits à leurs pairs, de sorte que l’activité romanesque est le fait de bourgeois au moins autant que de nobles, qui travaillent pour un public élargi .
Mais toujours au début du XVIIIe siècle, l’activité de romanciers se trouve toujours dénuée de toute perspective de carrière professionnelle comme le montrent les analyses d’Alain Viala sur le « cursus honorum du littérateur » à l’âge classique . En outre, les « romanistes » ou « faiseurs de romans » restent l’objet d’un fréquent décri.

 

 

2.3.2.2. Un lectorat féminin

Côté lectorat, comme nous l’avons vu, la démultiplication des moyens de diffusion a permis son élargissement en qualité de littérature de divertissement, concomitamment à l’embourgeoisement dont la fin du XVIIe siècle fait l’objet.
Autre caractéristique, le roman est avant tout considéré comme étant l’apanage des femmes. Que cela relève du fait ou de l’imaginaire collectif, cet argument a longtemps contribué à convaincre de la frivolité et du caractère affabulateur du roman. On distingue alors très explicitement les ouvrages qui relèvent de l’éducation, de ceux qui relèvent de la fiction et donc d’une activité de divertissement, perçue comme seule oisiveté, une perte de temps à laisser aux femmes , voire une distraction coupable ou dangereuse.

2.3.2.3. Le poids de la complaisance dans l’essor romanesque

Au détour de sa propre construction, la variété des caractéristiques et des combinaisons dont le roman fait l’objet contribuent à le définir dans un genre en tant que tel. De cette manière, les principaux enjeux que le roman se pose s’inscrivent dans son rapport au siècle et à la société.
On isole ainsi les questionnements fondamentaux suivants :
 la matière propre au roman,
 le rapport entre fiction et histoire,
 la fonction du récit (plaire et surtout instruire),
 le ressort du romanesque (illusion, imagination, raison).

Au fil du XVIIe siècle, la construction du genre romanesque s’appuie ainsi sur un certain nombre de règles fondées sur un sens de la morale affirmée. Plus qu’une codification, le roman s’octroie une place, une fonction dans la société autour des paradigmes suivants :
– la galanterie ;

– la morale ;

– l’enseignement.
Costar évoquera ainsi le roman comme une lecture divertissante et moralisatrice, une « école de bienséance et d’honnêteté  ».
Toutefois, cette stratégie de réhabilitation du roman n’en est en réalité pas une, au sens du déni de la fiction, au profit d’une célébration du roman héroïque. Certains auteurs succombent à la tentation de renier son appellation au profit de « nouvelles historiques. »

2.3.3. Vers une stratégie de légitimation

Comme nous l’avons vu, tant par ses détracteurs que par ses tentatives de bâtir un roman historique, le roman obtient par voie de conséquence son unification, ses propres codes, en plongeant des racines dans une historicité inventée. Ce faisant, les auteurs parviennent à prendre à contre-pied les opposants au roman et à en construire une valeur littéraire légitimée. Opposants aussi bien qu’auteurs dans le déni, ou ceux souhaitant la rupture et la rénovation du roman, tous contribuent ainsi collégialement à son édification.
Le roman historique trouve premièrement ses lettres de noblesse et son ancienneté sur la base de romans anciens, antique tels Éthiopiques d’Héliodore, seule manière pour lui de se perpétrer  jusqu’au début du XVIIe siècle . Ce genre narratif est alors perçu comme une école de la civilité de la morale, à travers l’invention du roman historique et qui font définition de la fonction romanesque telle que Huet lui trouve fondement dans le Traité de l’origine des romans. On entend par ailleurs codifier le roman sur la base de théorie formulée par Aristote ou par les théoriciens italiens, ce qui permet d’instaurer l’unité d’action multiple, la notion d’épisode ainsi qu’une rhétorique et une unité de temps spécifiques.
Dans un second temps, le roman se voit assimilé à une « épopée en prose » dans la continuité du poème héroïque, ce qui contribue à lui conférer une place de prestige, dans la lignée d’une Europe humaniste et sensible à la poétique.
Mais la fin du XVIIe siècle témoigne d’une volonté de rupture profonde avec cette première forme de romans. Elle s’ancre sur la base de revendications nouvelles des auteurs et des formes mêmes du roman :
– dès 1660, romanciers et théoriciens s’accordent sur un changement profond du roman, au profit d’un mythe de rupture« les romans […] sont tombés avec La Calprenède  » ;

– le roman comporte un volume de plus en plus important. Ainsi Bayle évoque « les petits Romans qui succédèrent tout d’un coup à ceux qu’on poussait jusqu’au douzième volume  » ;

– dès la fin du XVIIe siècle, et notamment au début du siècle suivant, c’est le genre romanesque qui est rénové. De sorte que les romans de chevalerie laissent leur place au roman d’amour qui attisera autant l’inventivité que la dépréciation en sonnant le glas des « Romans sages et vertueux  ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

3. Le roman du XVIIIe siècle  : éléments d’une rénovation des motifs et ressorts romanesques

 

Pour aller plus loin dans cette entreprise de compréhension du renouvellement de la forme et du genre romanesque, concevons que le nouveau roman, à l’instar du XVIIIe siècle, s’invente en pleine résonance avec son terreau social d’émergence. Au-delà des querelles portant sur ses thématiques, l’impact de l’ancien régime, bien au-delà de sa dimension politique, dans une conception sémantique, en mettant en avant les rapports de force et les enjeux sociaux, trouve là matière à son renouvellement.

Dès lors, le nouveau roman s’inscrit dans une thématique profondément sociale, sous la plume d’une bourgeoisie impliquée dans une volonté de progrès. Il dénote alors complètement du roman historique pour s’ouvrir à l’individu, sa trajectoire, sa destinée, désormais devenue possible, dans un processus où les thèmes s’inaugurent du collectif vers le particulier. En ce sens, la vie de l’homme constitue le matériau premier du roman, à travers son inscription sociale, ses projets personnels, les liens et rapports sociaux, mais avant tout le noyau d’alors, c’est-à-dire la famille, comme ressort romanesque inépuisable.

 

3.1. L’épopée comme forme littéraire célébrant les exploits de la noblesse d’épée

 

Pour cerner davantage les valeurs sociologiques de l’époque, donc la façon dont la famille vient illustrer une perception de la société et de ses enjeux, il s’agit de mettre en évidence le fait qu’au début du XVIIIe siècle s’est opéré un retournement contre la vision limitée de l’ancien régime, retournement conforté par la pensée philosophique émergente des Lumières. D’un monde structuré, fortement hiérarchisée, où domine une société d’ordre avec à sa tête la royauté et la religion, comme pères et mères archétypiques, le romancier explorera son propre univers où domine la transposition de cette même structure d’ordre, au profit nouveau du père et de la mère de famille. En ce sens, il est moins question de rupture que de continuité, seulement dans un contexte nouveau, avec cet effet de centration sur l’individu.
Conformément à cette mutation, l’autorité du noble est donc profondément remise en question. En effet, alors qu’à travers ses exploits la noblesse d’épée avait conquis sa lisibilité, sa lumière, appartenant à un ordre délimité auquel le bourgeois pouvait se raccrocher, la fin des grandes guerres, avec l’avènement du XVIIIe siècle, a contribué à éteindre cette noblesse en même temps que le roman héroïque. Puisant ses sources d’inspiration ailleurs que dans les hauts faits, l’émergence d’une noblesse héritière, et d’une noblesse de robe, engagée dans des privilèges légitimement accordés certes, a posé la question de la légitimité de leur jouissance.
De la sorte l’ordre de la noblesse a perdu de ses contours de sa clarté, au point de faire l’objet de zones d’ombre qui ont contribué à jeter le discrédit sur celle-ci, en marge de l’émergence de ce nouveau corps social qu’est la bourgeoisie. Faute de champs de bataille, de tournois, la noblesse s’est peu à peu vue définie par ses seuls privilèges, nourrissant des aspirations auprès de la bourgeoisie ascendante portant sur ses capacités à capter certains de ses privilèges.
Le roman du début du XVIIIe siècle inaugure ainsi une rupture profonde et parfaitement inédite avec l’avènement d’une porosité relative des ordres les uns avec les autres. Porosité au sens de la transposition des volontés et des désirs, alors que le maître-mot était jusqu’alors le déterminisme et le fatalisme.
Autre glissement, pourrait-on dire, emprunt aux caractéristiques de la noblesse, le fait que le noble ne soit pas une individualité mais un individu plongé et reconnu dans un groupe dont il assure la légitimité et la lignée. De la sorte, la lignée familiale vient assurer le relais de cette valeur morale. Alors que le noble était reconnu de sa province, de ses sujets, les familles dont il assurait la protection, le roman célèbre l’individu plongé dans une structure centrale nouvelle, la famille comme lieu de reconnaissance et d’exaltation du destin personnel.
La famille, devenue l’unité dramaturgique en laquelle s’affirme le genre romanesque. Le héros familial se conçoit donc dans un héroïsme familial, en rapport avec le père, la mère, les frères et soeurs, mais aussi les cousins les oncles et autres collatéraux
La famille devient donc le lieu de l’intrigue, de la conquête du pouvoir, mais aussi des passions.
Le héros qui s’illustre entraîne dans son mouvement de désignation sa femme et ses enfants. Alors qu’on ne connaît pas ceux des autres, les siens deviennent connus. Cette cellule tout entière passe en avant.
Alors que l’épopée occupait une fonction de légitimation et de reconnaissance de la noblesse, le nouveau roman du XVIIIe siècle se donne pour mission de légitimer le cercle familial bourgeois, la position de force d’une famille, une somme d’enjeux patronymiques.

3.2. L’émergence du romanesque sur fond de déclin de la légitimité de la noblesse

 

3.2.1. Les ressorts du genre romanesque

3.2.1.1. L’ascension sociale

Ce constant déclin de la légitimité de la noblesse s’inscrit dans des données sociologiques nouvelles. Il est un fait que les qualités physiques du guerrier ou morales ne suffisent plus à conférer la noblesse ou tout au moins écrit un individu dans un univers allant s’élargissant la gueule au profit de la constitution de la classe bourgeoise. Il gagne que deux individus physiques ou morales suffisent plus organiser autour de lui un groupe. Dès lors, les exploits vantés dans les chansons de gestes médiévales paraissent démodés. Ce qui a changé, c’est qu’il est devenu hors de question de se faire un nom de cette façon. De sorte que tous les avantages acquis dans l’histoire par la noblesse apparaissent soudainement comme une injustice, qui devient elle-même le moteur, le ressort dramaturgique du roman en en dessinant le principal motif qu’est celui l’ascension sociale. Alors que la noblesse contrecarre en invoquant la théorie du droit divin, répond le développement de l’instruction, du commerce qui élargit les consciences du monde bourgeois. Alors que la noblesse se tient à l’écart du travail et par-là même de la production des richesses, elle s’exclut d’elle-même du moteur de la société nouvelle.
Ainsi enfermée, la noblesse qui ne peut s’acquérir puisque s’appuyant sur la seule naissance, n’a plus de moyens de s’illustrer. En atteste les leçons tirées du livre Don Quichotte de la Manche qui, en guise d’accession à la noblesse s’en tient à batailler contre des moulins. La dérision de la noblesse devient le point de vue du héros romanesque et contribue à développer le thème central, fondamental du roman du XVIIIe siècle : le thème du parvenu (le Sage, Marivaux, Fielding).

3.2.1.2. Le thème de la société secrète

Par son ascension, le parvenu parvient à montrer qu’il est plus malin que le noble qui n’a rien fait pour atteindre son niveau. Il démontre par ailleurs que la hiérarchie de la société ne repose que sur des apparences. Au contraire, le roman oppose à la hiérarchie patente une autre secrète. C’est là tout le thème du roman picaresque, entreprenant de dévoiler au monde une noblesse contradictoire, une noblesse de parade plongée dans ses excès de puissance et de commandement, voire de mauvaise fréquentation, a contrario d’un héros romanesque parlant le beau langage des nobles mais empreints de morale et de bonne conduite. L’accession du parvenu suppose non seulement la réorganisation de la société mais aussi une organisation de la conscience. Le parvenu substitue ainsi aux leçons des romans de chevalerie, l’investigation portant sur les dessous de la noblesse.

 

 

3.2.2. Le décor romanesque : une profonde mutation sociale

3.2.2.1. Un fond de mutation

Autre toile de fond du nouveau roman au XVIIIe siècle, le traitement de la question de l’individualisme romanesque. À travers cette promotion sociale recherchée comme l’un des thèmes principaux du roman, cette question de l’individualisme s’interprète au coeur d’un nouveau contexte social soumis à de nombreuses transformations. Si les premiers parvenus sont des exceptions, le mouvement s’accroît tandis que l’inspiration romanesque s’affirme. De sorte que tout l’édifice social hérité de l’Ancien Régime doit assumer ce devoir de transformation au profit d’une société nouvelle. L’isolement de l’écrivain, et de son personnage n’est alors qu’une illusion au profit d’une organisation de la société impliquant l’ensemble de ses membres, au premier chef la structure familiale.

 

 

 

 

3.2.3. Le personnage de roman au XVIIIe siècle

 

Il est intéressant d’évoquer les personnages de roman XVIIIe siècle, siècle d’éminentes productions littéraires qui ne se réduit certes pas au texte des lumières avec le même engouement pour la fiction. De fait, entre 1700 et 1720, plus de 260 titres sont édités en France contre 63 en Angleterre. Or, cette explosion du roman ne répond pas simplement à une amélioration des techniques de diffusion, mais à une sensibilisation accrue du public.

 

3.2.3.1. Le pouvoir d’indentification

 

Ce rayonnement du nouveau roman est assurément le fait de sa puissance d’identification plus que toute autre forme de littérature. Il parvient à toucher le lecteur, en s’inspirant des structures de sa propre vie, en reproduisant son schéma social, ses enjeux et ses intrigues. Alors que les échanges commerciaux et la spéculation financière battent leur plein, l’esthétique du roman change profondément au profit d’une nouvelle catégorie sociale en pleine éclosion et s’interrogeant sur le cours de sa destinée. De la sorte, les romans du début du XVIIIe siècle préfèrent au romanesque fictionnel le miroir de son propre parcours. Le nouveau roman signe assurément la mort du héros pour la naissance du personnage.

L’Encyclopédie définit ce dernier, en 1755, de la manière suivante : « Les personnages parfaits sont ceux que la poésie crée entièrement, auxquels elle donne un corps et une âme, et qu’elle rend capables de toutes les actions et de tous les sentiments des hommes. »

De fait, le personnage est avant tout un, de même qu’il en est fini de la destinée commune pour un personnage moderne sensible au plaisir, dépositaire de faiblesses et rongé par le doute. Il faut dire, dans cette entreprise de reconstruction du monde, que l’homme moderne doit vivre dans un climat d’incertitude, et la finitude. Telle est sa quête, trouver son identité.

 

 

3.2.3.2. Un rapport à la famille sous l’angle réconcilié des origines

 

Le roman du XVIIIe siècle rompt, pour une grande part, avec le privilège de la naissance. La fiction s’ouvre désormais aux classes plus modestes qui voient leur importance au début du XVIIIe siècle. La place de la famille est donc avant tout celle d’un miroir à partir duquel se mire le parvenu en quête de son identité nouvelle. Ainsi, les textes de Marivaux illustrent bien cette révolution des origines. Ses deux romans majeurs publiés en 1734, La Vie de Marianne et Le Paysan parvenu, donnent la parole à un jeune marchand de vin et à une orpheline. Jacob, le narrateur du Paysan parvenu, revendique sans la moindre honte la simplicité de son milieu :
« Le titre que je donne à mes mémoires annonce ma naissance. Je ne l’ai jamais dissimulée à qui me l’a demandée. […] J’ai vu pourtant nombre de sots qui n’avaient et ne connaissaient point d’autre mérite dans le monde, que celui d’être né noble, ou dans un rang distingué. [….] Mais c’est que ces gens qu’ils méprisaient, respectables d’ailleurs par mille bonnes qualités, avaient la faiblesse de rougir eux-mêmes de leur naissance, de la cacher et de tâcher de s’en donner une qui embrouillât la véritable, et qui les mît à couvert du dédain du monde  ».
La famille est donc avant tout le théâtre d’une réconciliation, où le héros s’assume sans honte, quoi que visant à améliorer son sort. Le personnage, en soulignant la modestie de sa naissance, offre au public un miroir qui se veut plus hétérogène et qui ne donne que davantage de relief à son ascension sociale.

 

3.2.3.3. L’âge des personnages

 

Le point commun de ces personnages du nouveau roman du XVIIIe siècle est par ailleurs leur âge. Jeunes, ils veulent réussir leur vie, et leur démarche s’éclaire à travers un lien familial encore présent. Souvent, le héros est d’abor un fils, interrogeant ses origines et ses projets dans le contexte parental, face à une mère et un père à l’aune desquels il prend la mesure de son envol. Et c’est précisément ce que nous tâcherons de montrer dans le chapitre prochain, quel est le poids de la famille dans l’intrigue du nouveau roman et de quelle façon elle habite le récit et la dramaturgie.

 

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24.90

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