docudoo

La question de l’œuvre d’art dans le contexte des théories de la mélancolie

Introduction

La mélancolie, selon FREUD, est une dépression extrêmement douloureuse qui fait perdre à un individu tout l’attrait qu’il a pour le monde extérieur. Il l’empêche d’aimer, enlève son intérêt pour les activités de ce monde et le rend sévère envers lui-même. Il se dénigre et se maudit même d’appartenir à un monde dans lequel son objet d’amour a disparu. La mélancolie toute entière tourne autour de cet objet d’amour et de sa perte. Il s’agit d’un objet convoité et possédé par la personne, sur lequel il a projeté toute son affection, auquel il s’identifie et qui le rend heureux. Il peut s’agir d’un objet concret, d’une personne ou d’un idéal moral.

Lorsqu’on est atteint de mélancolie, notre état d’âme est modifié, modulé suivant les affects provoqués par un tel sentiment. La force de ce dernier réside dans la force de l’objet d’amour. Plus il est important, plus la mélancolie risque d’être dévastatrice. Car contrairement au deuil, elle ne peut se résigner à cette perte définitive.

La mélancolie a longtemps été considérée dans le domaine artistique. Ce sentiment proche de la folie et de la dépression est l’apanage d’artistes littéraires, peintres, musicaux…Ils peignent, écrivent, chantent, décrivent et présentent la mélancolie dans tous ses états, et cela depuis la nuit des temps. Ils s’en servent pour extérioriser leur propre état d’âme, mais également pour toucher un public spécifique : les êtres mélancoliques.

Mélancolie et œuvre d’art sont donc liées, mais dans quelle mesure ? A quelle fin ? Dans quel contexte ? Ces questionnements nous ont conduit à traiter le sujet de ce travail qui est « La question de l’œuvre d’art dans le contexte des théories de la mélancolie ». Il nous paraît important de connaître la place de l’œuvre d’art dans ces théories, ses apports, son statut. Pour ce faire, nous nous baserons essentiellement, dans le cadre de ce travail, sur les articles de FREUD et de MARIE-CLAUDE LAMBOTTE, deux psychanalystes qui ont profondément étudié la mélancolie et dont les théories ont été les plus exploitées pour décrire et expliquer cette dernière.

La conduite de ce travail suit un cheminement cohérent basé sur un plan subdivisé en trois parties. La première porte sur la théorie de la mélancolie, entre fascination et déception, de FREUD. Nous la débuterons par une présentation de la mélancolie selon ce psychanalyste, une distinction entre mélancolie et deuil, une différenciation entre mélancolie et narcissisme, et une exposition non exhaustive des exemples d’œuvres d’art dans la théorie de la mélancolie.

La seconde partie de notre travaille traitera de l’objet dans la mélancolie. Nous étudierons en premier lieu l’objet de la déception selon LAMBOTTE. Le sens de l’objet pour le mélancolique, la déception qui fonde son négativisme et le désintérêt ainsi que la dévalorisation du moi qu’il ressent y seront exposés. Ensuite, nous évoquerons la relation d’objet selon BOUVET, inspirée du « moi et le ça » de FREUD. Trois types de relations d’objet y seront détaillés, à savoir les types oral, sadique-anal et génital. Cette deuxième partie du mémoire se terminera par une présentation de la fonction de l’objet esthétique selon LAMBOTTE. Nous y aborderons la dépendance du sujet mélancolique vis-à-vis de l’objet esthétique et la distinction entre objet esthétique et œuvre d’art.

La dernière partie de notre travaille sera focalisée sur l’usage de l’art dans la mélancolie. Nous y parlerons de la mélancolie en tant que source d’inspiration pour la représentation de l’œuvre d’art. Nous verrons également le sens et les apports de l’œuvre d’art dans la mélancolie. Enfin, nous donnerons des exemples typiques d’œuvres d’art mélancoliques.

 

Thème : La question de l’œuvre d’art dans le contexte des théories de la mélancolie

Plan

  1. La théorie de la mélancolie : entre fascination et déception (Freud)
  2. La mélancolie selon Freud
    • La perte d’un objet d’amour
    • L’ambivalence des sentiments face à l’objet amour
    • Le retrait de la libido de l’objet et son retour sur le moi
  3. Mélancolie et deuil
  4. Mélancolie et narcissisme
  5. Exemples d’œuvres d’art dans la théorie de la mélancolie

 

  1. L’objet dans la mélancolie
  2. L’objet de la déception selon Lambotte
    • Le sens de l’objet pour le sujet mélancolique
    • La déception, élément fondamental du négativisme mélancolique
    • Désintérêt, dévalorisation du moi

 

  1. La relation d’objet selon Bouvet, inspirée du « moi et le ça » de Freud
    • La relation d’objet de type oral
    • La relation d’objet de type sadique-anal
    • La relation d’objet de type génital

 

  1. La fonction de l’objet esthétique selon Lambotte
    • Dépendance du sujet mélancolique vis-à-vis de l’objet esthétique
    • Objet esthétique et œuvre d’art

 

  • L’usage de l’art dans la mélancolie
  1. La mélancolie, une source d’inspiration pour la représentation de l’œuvre d’art
  2. Sens et apports de l’œuvre d’art dans la mélancolie
  3. Exemples typiques

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  1. La théorie de la mélancolie : entre fascination et déception (Freud)

La mélancolie est un concept insaisissable très souvent confondu ou associé au deuil, au narcissisme, à la subjectivité et à de nombreuses autres notions en psychanalyse ou en psychologie. Bien que de nombreux auteurs (Robert Burton, Aristote…) aient essayé de la définir, c’est FREUD, dans son article Deuil et Mélancolie (1915) qui en a dessiné les traits et défini les principes de sortes qu’elle soit compréhensible au public et à la science. Dans cette première partie de notre travail, nous nous focaliserons sur les travaux de Freud pour décrire la mélancolie, notamment sur son ouvrage Métapsychologie (1968) qui contient l’intégralité de cet article, à côté de quatre autres articles sur la psychanalyse apparus entre 1915 et 1917 dont Pulsions et destins des pulsions, Le refoulement, l’Inconscient et Complément métapsychologique à la théorie des rêves.

  1. La mélancolie selon Freud

 

  • La perte d’un objet d’amour

La mélancolie, connue sous le terme « acédie », a été décrite sous de nombreux aspects par différents psychologues, auteurs, chercheurs…Considérée comme une affection, la mélancolie est une maladie de l’âme dont les origines ne sont pas toujours fondées ni identifiées. Des nombreuses définitions de la mélancolie, celle de FREUD (1915) est la plus utilisée et renvoie à l’affect du deuil :

La mélancolie se caractérise du point de vue psychique par une dépression profondément douloureuse, une suspension de l’intérêt pour le monde extérieur, la perte de la capacité d’aimer, l’inhibition de toute activité et la diminution du sentiment d’estime de soi qui se manifeste en des auto-reproches et des auto-injures et va jusqu’à l’attente délirante du châtiment. Ce tableau nous devient plus compréhensible lorsque nous considérons que le deuil présente les mêmes traits sauf un seul : le trouble du sentiment d’estime de soi manque dans son cas.[1]

D’après cette définition, la mélancolie est une dépression douloureuse par laquelle le sujet mélancolique se désintéresse momentanément ou soudainement du monde extérieur. Retranché sur lui-même, il s’éloigne pour un temps de la réalité pour se focaliser sur son mal-être et se retrouve ainsi prostré dans une solitude dans laquelle il se désaime. En effet, le propre de la mélancolie est le désamour de soi manifesté par une régression de l’estime de soi. Celui qui y succombe perd son amour-propre et a donc tendance à se faire des reproches jusqu’à se détester. Pour FREUD, le mélancolique est semblable à l’endeuillé, avec pour seule différence la perte de l’estime de soi qui ne prévaut pas chez le second.

Dans Deuil et mélancolie, FREUD distingue trois étapes de la mélancolie dont la perte de l’objet, l’ambivalence à l’égard de cet objet perdu ainsi que la régression de la libido dans le moi.

 

 

 

La perte de l’objet d’amour est l’étape première de la mélancolie, mais aussi du deuil. Dans le deuil, le sujet perd un être cher ou aimé ou un objet précieux auquel il tenait particulièrement. La perte provoque un vide profond chez lui, il ressent du regret vis-à-vis de cette perte, mais ces sentiments restent passagers. Il passe de l’état de tristesse à l’acceptation pour enfin passer à autre chose et retirer la libido pour cet objet d’amour. Le deuil est donc temporaire, contrairement à la mélancolie qui s’attache à l’objet d’amour au-delà de sa perte.

Elle dénie l’acceptation et conserve une relation privilégiée avec l’objet d’amour perdu. Cet objet peut être physique ou « d’une nature plus morale[2] ». La nature morale est plus fréquente, l’amour pour l’objet perdu perdure et prend le contrôle du mélancolique. Il cède à sa libido et voit son estime de soi diminuer progressivement. Ainsi, le moi de l’individu devient de plus en plus pauvre, de plus en plus vide.

FREUD décrit le mélancolique comme une personne malade qui « dépeint son moi comme sans valeur, incapable de quoi que ce soit et moralement condamnable ; il se fait des reproches, s’injurie et s’attend à être jeté dehors et puni. Il se rabaisse devant chacun, plaint chacun des siens d’être lié à une personne aussi indigne que lui. Il ne peut pas juger qu’une modification s’est produite en lui, mais étend au passé son autocritique ; il affirme qu’il n’a jamais été meilleur. Le tableau de ce délire de petitesse (principalement sur le plan moral) se complète pas une insomnie, par un refus de nourriture et, fait psycho-logiquement très remarquable, par la défaite de la pulsion qui oblige tout vivant à tenir bon à la vie.[3] »

PIGEAUD (1988) cite Robert Burton qui confère des traits caractéristiques particuliers aux mélancoliques : « Il arrive souvent aux mélancoliques des choses de ce genre : ils sont parfois taciturnes, solitaires, recherchent les lieux déserts; ils se détournent des hommes, regardent leur semblable en étranger : mais il arrive aussi à ceux qui se consacrent à la sagesse de perdre toutes les autres préoccupations par l’état de la sagesse[4] »

Négative, la personne mélancolique perd goût à la vie suite à sa perte d’objet d’amour. Il s’agit d’un objet qu’il a d’abord choisi et affectionné, lui conférant une importance dont le degré semble prendre de l’ampleur après la perte. Dans le cas de l’objet « personne », le sujet lui a voué un attachement, une libido d’un certain degré, conduisant à la déception après son départ. Dans le deuil et en temps normal, l’individu devrait pouvoir surpasser cette étape de perte et la combler par le passage d’une libido à une autre.

C’est notamment le cas après une rupture amoureuse où celui qui aime se console dans une nouvelle relation qui lui permet d’oublier la première. Dans la mélancolie, ce transfert de libido est inexistant, voire impossible. En revanche, elle a été transférée sur le moi, comme le constate FREUD : « L’investissement d’objet s’avéra peu résistant, il fut supprimé, mais la libido libre ne fut pas déplacée sur un autre objet, elle fut retirée dans le moi.[5] »

Le moi finit par s’identifier à l’objet perdu. L’objet perdu ou abandonné et le moi se fondent et finissent par former un seul être objet, un être conflictuel tellement affecté par la perte de l’objet qu’il en est devenu perdu à son tour. Le conflit régnant à l’intérieur de cet être se situe au niveau du moi et de la personne aimée, de la critique du moi et du moi qui a changé par identification. Une ambivalence entre haine et amour s’installe donc, la seconde étape de la mélancolie.

  • L’ambivalence des sentiments face à l’objet amour

La perte de l’objet amour provoque ce que FREUD appelle l’ambivalence des sentiments où la croisée entre l’amour et la haine. L’attachement mêlé à l’amour que l’individu ressent pour cet objet l’empêche de faire son deuil. Tout son investissement ainsi que son amour pour lui restent intacts. Selon FREUD, « la relation n’est pas simple dans son cas [le mélancolique], mais compliquée par le conflit ambivalentiel. L’ambivalence peut être constitutionnelle, c’est-à-dire s’attacher à toutes les relations d’amour de ce moi particulier, ou bien découler précisément des expériences vécues qui entraînent la menace de la perte de l’objet[6] »

Cette relation haine-amour est complexe et contradictoire. D’un côté, le sujet ne peut renoncer à son amour pour l’objet perdu. D’un autre côté, le deuil essaie de le faire entendre raison en essayant de rabaisser l’objet amour afin que l’individu arrive à détacher sa libido de ce dernier. Haine et amour s’opposent dans une ambivalence dont le résultat sera la victoire de l’une ou de l’autre. Ainsi, la personne mélancolique pourrait affirmer son attachement à l’objet amour ou le rejeter pour un autre. Le second résultat est ce qu’on appelle le retrait de la libido de l’objet et le retour de la personne vers son « moi ».

  • Le retrait de la libido de l’objet et son retour sur le moi

Il arrive finalement que l’être mélancolique finisse par abandonner sa libido pour l’objet disparu. Par contre, il ne la transfère pas vers un autre car sa résignation n’est pas tout à fait aboutie. Il la déplace plutôt vers son « moi ».  Il identifie donc l’objet d’amour à son moi, le moi prend l’objet d’amour et les sentiments ambivalents sont ressentis envers ce dernier. D’où l’autocritique et la régression de l’estime de soi car toute la haine ressentie dans la seconde phase est transmise au moi. Mais au lieu de ressentir de l’affection pour celui-ci, il ressent plutôt de la haine qui se matérialise par une diminution de l’estime de soi.

Toutefois, la personne ne remplace pas l’objet proprement dit, elle le reflète seulement : « Le résultat ne fut pas celui qui aurait été normal, à savoir un retrait de la libido de cet objet et son déplacement sur un nouvel objet, mais un résultat différent, qui semble exiger pour se produire plusieurs conditions. L’investissement d’objet s’avéra peu résistant, il fut supprimé, mais la libido libre ne fut pas déplacée sur un autre objet, elle fut retirée dans le moi. Mais là, elle ne fut pas utilisée de façon quelconque : elle servit à établir une identification du moi avec l’objet abandonné.[7] »

Dans ce sens, les reproches que le mélancolique se fait ne sont pas réellement adressés à sa propre personne mais plutôt à l’objet perdu qui est maintenant représenté par le moi. Voilà pourquoi Freud dépeint le mélancolique comme quelqu’un qui se reproche, s’injurie et s’attend à être rejeté voire même puni. Le sociologue considère que même si ces plaintes ne sont pas réellement formulées contre la personne mélancolique, elles représentent quand même son état psychologique et ne doivent pas être mal considérées.

  1. Mélancolie et deuil

 

 

 

 

FREUD rapproche la mélancolie et le deuil et leur trouve des points communs comme des points de différenciation. Selon lui, elles peuvent être causées par les mêmes événements : « Le deuil est régulièrement la réaction à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction mise à sa place, la patrie, la liberté, un idéal, etc. L’action des mêmes événements provoque chez de nombreuses personnes, pour lesquelles nous soupçonnons de ce fait l’existence d’une prédisposition morbide, une mélancolie au lieu du deuil.[8] » L’un comme l’autre est causé par la perte d’un être ou d’un objet cher, auquel nous accordons une affection particulière.

Dans la mélancolie, le sujet perd momentanément son attrait pour le monde qui l’entoure. Il est psychiquement en dépression et perd temporairement sa faculté à aimer. Il se critique lui-même et son estime de soit se réduit progressivement. L’endeuillé éprouve toutes ces choses, à l’exception de la diminution de l’estime de soi. Son état d’âme est empreint de douleur, il n’est pas capable de trouver un objet de remplacement à l’être ou la chose perdue. Il ne s’intéresse pas à ce qui n’a pas de rapport avec le défunt.

Dans le deuil, l’objet d’amour n’existe plus, le sujet doit donc enlever sa libido de tout ce qui a trait à cet objet pour faire son deuil et passer à autre chose. Il doit affronter la réalité et continuer à vivre normalement sans l’objet ou l’être aimé. Il faut cependant prendre en compte une certaine temporalité et les étapes nécessaires au deuil telles que le déni, l’acceptation, la résignation…Cela demande du temps, de la volonté et un grand état d’âme. Dans la mélancolie, la résignation est absente ou n’est pas écoutée par la personne qui a perdu un objet cher à ses yeux, à son cœur voire à son âme. Mais la perte n’est pas toujours physique, elle peut être morale, l’objet perdu n’étant pas mort à proprement parler mais plutôt parti ou abandonné.  La mélancolie représente alors un deuil inachevé que l’on n’arrive pas à résoudre, qui subsiste.

La mélancolie a également en commun au deuil l’inhibition et l’absence d’intérêt.[9] Chez le mélancolique, l’inhibition est semblable à une énigme tant il est difficile de comprendre ni de percevoir ce qui l’absorbe, l’attriste voire le détruit autant. Cela conduit à la régression de son estime de soi et rend son moi plus appauvri. Dans le deuil, l’estime de soi reste intacte, l’appauvrissement concerne plutôt le monde dans lequel la personne vit désormais sans l’être décédé. Délire psychique, la diminution de l’estime de soi chez le mélancolique a des conséquences physiques et physiologiques dont l’insomnie, la perte d’appétit et la perte de cette pulsion qui permet à chaque être humain de toujours continuer, de se relever malgré les pires difficultés.

La mélancolie s’apparente alors à la dépression, mais elles ne se confondent pas, souligne MARIE-CLAUDE LAMBOTTE, professeur à l’université de Paris XIII et directrice de programme au Collège International de Philosophie, dans une émission de France Culture en 2007.[10] C’est dans les symptômes et l’origine qu’on les distingue l’une de l’autre. L’observation et l’écoute du dépressif et du mélancolique révèlent que leurs discours sont différents : « Un discours vraiment inséré dans le récit et dans l’histoire de la maladie pour le dépressif et un discours qui n’a pas de temps, d’origine, purement formel, presque philosophique[11] (du sujet mélancolique) »

La perte entraine une forme de narcissisme chez le mélancolique. En effet, se focaliser sur cette dernière le conduit à modifier son état d’âme, à le diminuer au point de ne plus voir ce qui l’entoure à part lui-même. C’est un deuil « pathologique[12] » dans la mesure où elle dépasse le deuil classique qui fait uniquement référence à une perte concrète de la chose perdue. L’objet d’amour perdu, dans la mélancolie, fait naître un conflit ambivalentiel qui le conduit à se critiquer et à croire que la perte vient de lui, qu’il en est responsable et l’a, en quelque sorte et de manière perverse, voulue.

Après la diminution de l’estime de soi, l’ambivalence des sentiments est ce qui différencie nettement la mélancolie du deuil. En général, le deuil est causé par une perte « réelle » de l’objet d’amour. La mélancolie, elle est causée par cette dernière en plus d’autres « combats singuliers[13] » opposant la haine à l’amour. La haine essaie de retirer la fonction libidinale attachée à l’objet perdu tandis que l’amour lutte désespérément pour la conserver, d’où l’ambivalence.

Ainsi, le deuil est représenté par une perte réelle tandis que la mélancolie peut être déclenchée par une perte morale. Dans le premier cas, la personne fait face à la perte et parvient à transférer sa libido sur un autre objet d’amour. Dans la mélancolie, ce transfert est refoulé sur la personne même du mélancolique qui devient un objet d’amour détesté, haï. C’est ce transfert sur soi de la libido pour l’objet d’amour qui conduit au narcissisme. Mais là où le narcissique a tendance à se croire au dessus de tous et à augmenter son estime de soi, par sa propre initiative, le narcissisme du mélancolique est plutôt centré sur lui-même en tant qu’objet de reproches voire de dégoût.

  1. Mélancolie et narcissisme

Lorsque la personne aimée disparaît, la libido que le mélancolique ressent pour elle demeure, mais un conflit entre elle et le moi apparaît. Dans Deuil et mélancolie, FREUD explique que le fait de perdre l’objet d’amour conduit à une perte du moi. Le choix de l’objet d’amour, selon lui et en se basant sur les observations d’O. RANK, a sûrement été fait sur une base narcissique. De ce fait, malgré l’existence d’un tel conflit, une régression jusqu’au narcissisme est observée et l’amour ressenti pour l’objet d’amour perdu ne disparaît pas, il est remplacé par une « identification narcissique avec l’objet[14] ».

Le mélancolique s’identifie de façon narcissique à l’objet perdu. C’est le choix de l’objet qui conduit à cette régression au narcissisme originaire. Pour FREUD, ce choix est préalablement précédé d’une identification : la personne choisit un objet auquel elle peut s’identifier, se projeter, et l’adopte par la suite. Sa relation avec ce dernier témoigne de cette identification : « Il voudrait s’incorporer cet objet et cela, conformément à la phase orale ou cannibalique du développement de la libido, par le moyen de la dévoration. Abraham a sans doute raison de rapporter à cette relation le refus d’alimentation qui se manifeste dans les formes sévères de l’état mélancolique.[15] » C’est cette identification à l’objet qui fait retourner la libido de la personne vers le moi lors de sa perte.

 

 

Le choix d’objet narcissique amène le mélancolique à régresser vers le narcissisme. L’amour qu’il ressent pour ce dernier l’amène à se cacher dans une forme d’indentification narcissique. Dans cette régression à partir du choix d’objet narcissique, on observe une suppression de l’objet d’amour qui, en définitive, semble être plus fort, plus puissant que le moi. L’objet surpasse l’amour.

On assiste alors à une rivalité, un antagonisme entre moi et surmoi. MARIE-CLAUDE LAMBOTTE, au micro de JACQUES MUNIER, parle de ce conflit évoqué par Freud dans son article « Névroses et psychoses » sorti en 1924. Selon cette psychanalyste, l’objet d’amour écrase le mélancolique qui finit par se l’incorporer, par l’absorber dans son intérieur[16]. L’objet perdu est ainsi incorporé dans le moi et l’opposition entre le moi et le surmoi devient, par conséquent, un conflit entre objet perdu et surmoi.

  1. Exemples d’œuvres d’art dans la théorie de la mélancolie

Concrètement, la mélancolie a été étudiée et utilisée par les artistes depuis toujours. On pense notamment à l’art moyenâgeux et ses représentations de Saturne et Kronos, aux gravures d’Albrecht DÜRER…  Nombreuses sont les illustrations faites de cette dernière. Konrad DINCKMUTH peint l’acédie dans un tableau en vignettes consacré aux sept péchés capitaux, sous forme de paresse. Bosch peint La tentation de Saint Antoine qui adopte la posture typique du mélancolique qui ne veut pas prêter attention à ce qui l’entoure. Albrecht DÜRER peint la mélancolie en gravure et donne lieu à diverses illustrations dont Melencolia I, une gravure mystérieuse dont on ne connaît pas bien la nature du personnage gravé (on ne sait s’il s’agit d’un homme, d’une femme ou d’un ange). Ce dernier se tourne vers un ciel rempli d’incertitudes.

Au fil du temps, l’œuvre d’art mélancolique s’inspire de thèmes forts dont le fantastique (GOYA et ses cannibales), la mort durant la période classique (La Mélancolie de Domenico FETTI représentant un homme triste, à genou, contemplant un crâne ou La Madeleine à la veilleuse de Georges DE LA TOUR mettant en scène une contemplation mélancolique de la mort), le vide (Le Moine devant la Mer de FRIEDRICH illustrant une silhouette noyée dans un vaste paysage tourmenté), la désolation (La Tempête ou l’épave de GERICAULT), la rêverie (La Mélancolie de COROT), la dépression (Melancolia III de MUNCH représentant un personnage perdu au milieu d’ombres crépusculaires[17]).

Chacune de ces œuvres a pour point commun le traitement de la mélancolie en représentant presque habituellement l’être humain immergé dans la mélancolie, submergé par les sentiments propres à celle-ci, dans une posture commune rappelant la tristesse, la dépression, le vide ou la rêverie. Le sourire est absent des illustrations, le personnage ne semble pas afficher de sentiment quelconque ou donne l’impression d’être désemparé. La mélancolie n’est pas uniquement un état d’âme peint à travers un visage ou une expression triste sur le corps prostré et abattu d’un personnage, elle se reflète également dans son entourage. Les tableaux représentent des vides ou encore un mauvais temps, un ciel obscur, tout ce qui peut rappeler la noirceur et la profondeur de l’acédie.

Après avoir pris connaissance de ce qu’est la mélancolie, essentiellement du point de vue de FREUD étayé par d’autres auteurs tels que MARIE-CLAUDE LAMBOTTE, nous allons à présent parler de l’objet dans la mélancolie.

  1. L’objet dans la mélancolie

 

  1. L’objet de la déception selon Lambotte

 

  • Le sens de l’objet pour le sujet mélancolique

 

Nous avons précédemment vu que le mélancolique voue un attachement particulier à l’objet, et qu’il ne se résout pas à s’en détacher malgré sa perte, d’où la mélancolie elle-même. MARIE-CLAUDE LAMBOTTE s’attache à expliquer et à définir le sens de cet objet pour le mélancolique dans son œuvre intitulée L’objet du mélancolique. Elle y expose une étude approfondie de la perception que le mélancolique a de cet objet.

Depuis sa perte, il se montre désintéressé du monde entier et de lui-même. Le monde entier devient vain à ses yeux, son discours tient de la lassitude de contempler un monde dépourvu de l’objet, et donc de toute beauté. La perte de l’objet lui fait perdre le goût pour autre chose, tout semble dérisoire et indigne d’intérêt : « Rien ne m’intéresse, et d’ailleurs, rien ne vaut la peine qu’on s’intéresse à quoi que ce soit. Pour les autres, ça marche, ils s’impliquent dans des tas de choses, mais pour moi, ce n’est pas possible.[18] »

On assiste alors à une déconstruction du monde tel que le mélancolique le voit, une transformation de la réalité. Celle-ci se fane, s’évapore, devient neutre « au point que tous les objets se juxtaposent sans qu’aucun ne puisse jamais acquérir plus de valeur qu’un autre[19] » L’objet a alors pour fonction de rendre le monde du mélancolique beau. Sa disparition emporte tout ce qui est beau et attrayant et laisse le vide. L’objet pourrait représenter un tout à son égard, son monde, son univers. L’objet s’apparente à sa réalité « dans la mesure où elle constitue, pour l’humain, le monde objectal comme tel[20] », et la nouvelle réalité après sa perte ne lui convient pas, ne remplit pas son rôle et ne reflète pas le monde tel qu’il le souhaiterait.

Toutefois, MARIE-CLAUDE LAMBOTTE suggère une possibilité de regain d’intérêt du mélancolique pour certaines choses, un retour de sa réalité, et cela après une thérapie. Cela se manifeste au moment où le sujet mélancolique décrit une activité qui sort du commun mais qu’il pratique inlassablement et qui contribue à reconstruire, à ordonnancer son propre environnement. Selon MARIE-CLAUDE LAMBOTTE, il s’agit d’une « activité de composition qui relie ces diverses occupations et qui concerne un environnement local[21] », comme le fait d’arranger son appartement, par exemple. Elle permet au sujet mélancolique de changer de place les éléments constituant son environnement et ainsi de faire apparaître ou réapparaître certains d’entre eux. Ces derniers sont mis en valeur et finissent par intéresser le sujet mélancolique, ils lui redonnent du plaisir, ils sont ce que MARIE-CLAUDE LAMBOTTE appelle des « objets esthétiques ».

  • La déception, élément fondamental du négativisme mélancolique

 

 

 

 

Le négativisme ou la négativité est l’apanage du mélancolique. Cette négativité résulte de la diminution de la valeur qu’il accorde à la réalité, qui devient nulle à ses yeux. Selon lui, la réalité n’a rien à avoir avec lui, « elle ne l’intéresse pas et, même, elle ne le concerne pas[22]» Tout est vanité dans la réalité et ne vaut pas la peine qu’il s’investisse. Cela le conduit à s’isoler des autres, à s’enfermer dans la solitude. La déception est à l’origine de tout cela.

En effet, l’impossibilité pour le sujet de se détacher de l’objet d’amour se résume à une déception à laquelle il ne cesse quotidiennement de faire référence. Elle l’amène à se plaindre sans cesse d’une possibilité de trahison de l’Autre –son entourage- et de son impuissance face à cela. Il devient défaitiste et pense que même le destin est contre lui. Il vit mal son présent et envisage mal son futur.

Pour MARIE-CLAUDE LAMBOTTE, le sujet déçu se focalise principalement sur les failles de la réalité à travers sa déception. Cette dernière alimente son négativisme : « La question de la déception semble bien constituer, au plan phénoménologique, l’un des ressorts principaux qui anime le négativisme mélancolique par trop de répétition ou par trop d’excès.[23] » Cet excès se présente sous une forme de plainte répétitive sur les défauts de la réalité et ses nombreux échecs qui finissent par empêcher le sujet de se projeter dans le futur, de penser qu’il pourrait s’investir pour un meilleur lendemain comparé à la triste réalité d’aujourd’hui.

FREUD évoque la déception comme étant à l’origine de la mélancolie. Dans « Deuil et mélancolie », il parle d’ébranlement (Erschütterung) psychique chez le mélancolique, provoqué par la déception qu’a subie son rapport avec la personne aimée. La déception est un sentiment résultant d’un traumatisme que l’on a expérimenté. Dans La mélancolie, névrose ou psychose ? La « déception essentielle », MARIE-CLAUDE LAMBOTTE use de la déception pour distinguer le névrosé du mélancolique. Le premier ressent de la nostalgie résultant de son attachement érotique à l’objet d’amour. Le second ressent de la déception, cet ébranlement psychique freudien qui s’apparente à une chute brutale de tous ses repères idéaux et de toutes ses identifications moïques [24] pouvant conduire à son désintérêt total du monde. Ainsi, la perte de l’idéal du moi, sa dévalorisation, est provoquée par la déception.

  • Désintérêt, dévalorisation du moi

Pour résumer ce qui a été dit plus haut, la déception anime le négativisme et provoque une dévalorisation de soi, plus précisément du moi. Pourtant, ce négativisme serait également, du point de vue de MARIE-CLAUDE LAMBOTTE, un mécanisme de défense contre la situation de déception répétitive que le mélancolique vit et qu’il ne veut pas affronter mais dont il veut se défaire. Il conduit indubitablement à un sentiment de réduction de l’estime de soi, de dévalorisation du moi.

Cette dévalorisation se caractérise par un « je ne suis rien » que LAMBOTTE rapproche du « manger le rien » de l’enfant anorexique chez LACAN. Pour elle, ces deux situations se rapportent au symbolique, le rien en question représentant quelque chose et non un rien vide. Ainsi, le sujet ne se désintéresse pas de tout, mais s’intéresse au rien symbolique. Ce rien symbolique représente, quant à lui, l’objet que le mélancolique ne peut plus voir, toucher ou aimer de manière concrète car il n’est plus, car il lui a été enlevé.

C’est cette privation qu’il ne supporte pas, à l’image d’un enfant dont le jouet préféré a été enlevé et qui ne pleure pas réellement cet objet perdu mais surtout la privation qui a été faite et qu’il perçoit comme une privation d’amour, comme un refus de céder à sa demande. Il s’agit d’un sentiment narcissique qui consiste à toujours vouloir obtenir ce que l’on veut.

La privation de l’objet d’amour conduit à la mélancolie qui favorise la dévalorisation du moi. Le fait de ne pas obtenir ce qu’il veut ou de le perdre est un prétexte assez solide pour le sujet mélancolique pour tomber dans cette réduction de sa propre estime de soi. Sans cet objet, il se considère comme rien, sa dépendance envers ce dernier est presque érotique. De là se forme son manque d’attrait pour tout autre objet, pour le monde, pour la réalité, jusqu’à ce qu’il parvienne à l’activité de composition précédemment évoquée et qui lui permet de s’intéresser à nouveau à d’autres objets dits « esthétiques ».

  1. La relation d’objet selon Bouvet, inspirée du « moi et le ça » de Freud

 

  • La relation d’objet de type oral

Il est intéressant de revenir sur la relation d’objet afin de comprendre ce qu’il représente pour le mélancolique. DUBREUIL (2009) rappelle le sens de l’objet, sa signification. Dans le contexte général, l’objet est ce que les sens peuvent percevoir, ce que les yeux peuvent voir. En règle générale, un objet est quelque chose que l’on peut manipuler avec ses mains. Du point de vue artistique, il représente l’aboutissement ou le fruit d’une création.[25]

En philosophie, l’objet n’est pas réel mais symbolique. Il représente le contenu de la pensée et est distingué du sujet pensant tout en étant rapproché de ce dernier en ce sens que l’objet et l’être pensant sont interdépendants. En psychanalyse, DUBREUIL (2009) évoque la distinction entre objet inanimé que l’on peut saisir de sa propre main de l’objet classique ou objet d’amour qui est plus symbolique. Il faut donc écarter l’objet en tant que « chose » quand on s’y réfère mais plutôt le penser comme un idéal, une identification dans le cas du sujet mélancolique.

La compréhension de ce qu’est l’objet est fonction de la théorie freudienne des pulsions. Dans Trois essais[26], FREUD le définit comme étant un but convoité par la pulsion sexuelle, comme un objet sexuel de la perversion, l’Homme n’existant pas sans sa sexualité et étant considéré comme assujetti à la perversion. L’objet est donc sexuel avant tout, et cela depuis l’enfance. L’enfant, du fait de son narcissisme primitif, investit le monde à travers la connaissance de son corps, puis celle de l’objet qui se substitue à son corps. Arrivé à l’âge adulte, il exploite sa libido qui se divise alors en deux parts : libido narcissique et libido de l’objet. Le sujet éprouve un attachement aux « objets sexuels » qui nourrissent ses fantasmes. L’objet est donc désiré par la pulsion dans un premiers temps et, d’un autre côté, victime des représentations de la personne mélancolique qui y a transféré tous ses affects.

 

 

FREUD a posé les fondements de la relation d’objet qui ont ensuite été repris, étudiés, corrigés, peaufinés par différents chercheurs et psychanalystes. Dans La relation d’objet[27], BOUVET (1967) décrit trois types de relations d’objet donc le premier est le type oral. Il commence à l’enfance, au stade où l’enfant, plus précisément le bébé, découvre un objet extérieur à lui et s’y attache. Il s’agit ici du sein maternel ou de ce qui le représente. L’enfant attaché au sein maternel s’approprie cet objet qui devient sa propriété à part entière.

Le type oral est observé durant les touts premiers mois de la vie d’un enfant et caractérise sa première rencontre avec cet objet étranger qu’est le sein maternel. Mais dans cette rencontre, il faut noter l’exclusion de la mère qui, loin de représenter ce sein, en est tout simplement la porteuse. L’attention du tout-petit est focalisée sur cet objet qui le fascine, mais sur lequel il ne se projette pas encore puisqu’il n’en est pas capable. Cette relation d’objet au stade primitif va évoluer vers une relation plus indépendante dénommée « sadique anal »

  • La relation d’objet de type sadique-anal

 

Dans la 7e édition de leur Vocabulaire de la psychanalyse, LAPLANCHE et PONTALIS (1981) décrivent le terme sadique-anal comme suit : « l’érotisme anal est lié à l’évacuation, la pulsion sadique à la destruction de l’objet[28] ». La relation d’objet sadique-anal suppose donc une envie de « détruire l’objet et de le maintenir en le maîtrisant [29]». On observe une contradiction dans ces deux gestes. D’un côté, l’évacuation veut procéder à un délestage de l’objet tandis que de l’autre, le sujet ne semble pas résigné à s’en séparer mais souhaite plutôt le conserver. Cette contradiction n’est pas sans rappeler l’ambivalence haine-amour freudienne.

BOUVET (1967) explique cette relation à l’objet de type sadique-anal par une tendance vers l’objet en confirmant l’ambivalence haine-amour. L’enfant qui est maintenant âgé d’un à trois ans n’est pas encore capable de faire réellement la différence entre ces deux sentiments dans son rapport avec l’objet. FREUD, dans Le moi et le ça (1923), explique qu’il ne peut parvenir à cette distinction qu’en mettant en place une organisation génitale servant à les opposer, sans toutefois conduire à une destruction de l’objet.

Une fois cette différenciation possible, l’enfant commence alors à voir sa mère différemment. L’attachement au sein, que FREUD qualifie de « narcissisme primaire », mue en un amour phallique pour la mère, un amour œdipien. La prise en compte de l’objet se fait donc en fonction de cette relation avec la mère qui se trouve sous un meilleur auspice, l’enfant prenant enfin conscience de l’importance de cette dernière et voulant se l’approprier pour lui seul. Après cette étape survient le troisième stade de la relation d’objet dit de « type génital. »

  • La relation d’objet de type génital

La relation d’objet de type génital survient dès que l’enfant atteint les trois ans. C’est à ce moment qu’il arrive à différencier la fille du garçon, à savoir distinguer les sexes masculins et féminins et donc à s’ouvrir au monde en dépassant son auto-érotisme. Lorsqu’il aura grandi, notamment après la période pubère, l’enfant saura s’adonner à l’amour génital entre un homme et une femme.

Il est intéressant de relever dans ce type génital la faculté de l’enfant à savoir se situer parmi les autres, à les reconnaître. Il est ainsi capable de savoir s’il est une fille ou un garçon et prendra aussi en compte les autres dans son entourage, commencera à manifester de l’intérêt pour eux. Il percevra l’autre comme quelqu’un différent de lui, avec ses propres aspirations personnelles, et en fera soit un objet d’amour, soi un objet de haine, suivant la perception qu’il aura de lui, et suivant l’image qu’il a de lui-même.

Ces trois types de relations d’objet mis en évidence par BOUVET (1967) ne sont pas forcément successifs, leur ordre peut être chamboulé en fonction du sujet. C’est grâce à ces derniers que l’enfant saura reconnaître ses désirs de la réalité et la manière dont il pourra les assouvir dans cette réalité[30].

Le sens de l’objet ne cesse alors d’évoluer suivant le rythme de croissance de l’enfant. Les travaux de BOUVET (1967) nous informent sur l’investissement du sujet envers l’objet depuis l’enfance. La relation d’objet s’instaure depuis les premiers mois de la vie d’un enfant et évolue au fur et à mesure qu’il grandit. Après avoir choisi un objet d’amour sur lequel il a projeté ses représentations et perdu ce dernier, sans possibilité de refoulement, sa mélancolie le conduit à un désintérêt du monde et à un manque d’envie de transférer sa libido pour l’objet d’amour perdu vers un nouvel objet, du point de vue de FREUD. LAMBOTTE (2008) explique une possibilité pour le mélancolique de procéder à ce transfert en s’intéressant à nouveau à quelque chose, notamment aux objets esthétiques.

  1. La fonction de l’objet esthétique selon Lambotte
  • Dépendance du sujet mélancolique vis-à-vis de l’objet esthétique

Nous avons vu tout au long de ce travail que l’objet d’amour est investi des représentations du sujet mélancolique qui s’identifie volontiers à ce dernier. En l’absence de résignation, il ne parvient pas à transférer cette identification sur un autre objet, du moins pas avant de recourir à l’activité de composition ou d’arrangement. Une fois que cette activité aura mis en évidence des objets oubliés capables de capter à nouveau l’attention et l’intérêt du mélancolique, ce transfert sera possible.

Ces objets vers lesquels il se tourne sont appelés objets esthétiques. Il s’agit d’objets de remplacement à l’objet perdu qui permettent au sujet mélancolique de voir autrement la réalité et d’avoir à nouveau une perspective, jusqu’à pouvoir penser à nouveau à s’investir dans autre chose que sa mélancolie et sa dévalorisation du moi. L’étude de la fonction de l’objet esthétique amène LAMBOTTE (2008), à poser des questionnements pertinents à son encontre : « Pourrait-on dire alors que la fonction d’écran que jouait la réalité par rapport à l’absolu supposé du sujet mélancolique se serait déplacée sur l’objet esthétique devenu, à lui seul, le lieu du regard indéfiniment dépassé ? Ou bien encore que cet objet assumerait à son tour cette fonction d’écran reprise à la réalité ?[31] »

En effet, la réalité a servi d’écran au mélancolique qui s’est défoulé sur elle et l’a rabaissée comme étant sans sens et impossible à vivre à défaut de l’objet perdu. L’apparition de l’objet esthétique remet alors en question cet écran qui se serait donc déplacé sur ledit objet ou aurait alors disparu.

Dans tous les cas, le sujet mélancolique s’intéresse à nouveau à quelque chose, à un objet esthétique qui pourrait être la résultante de la conception d’un paysage ou d’un tableau étant donné que sa découverte suit un acte de « découpe de l’espace et un travail de composition[32] ». On en vient alors à l’association entre mélancolie et œuvre d’art, la réalisation d’une œuvre d’art permettant, dans le cas présent, de retrouver un substitut esthétique à l’objet d’amour disparu. C’est un objet qui fascine et qui représente désormais la réalité du mélancolique.

L’objet esthétique est un objet de contemplation qui fait lever les yeux et « fait en un instant, venir se confondre au premier plan le fond et le relief d’un paysage dans une expérience de suspension du temps. C’est dire que la fusion tant recherchée peut trouver à forger ses signifiants dans le réel perceptif et répondre au danger du passage à l’acte dans une activité de composition qui consiste à instaurer une dynamique possible entre l’objet et son contexte, et ceci indéfiniment. » Mais associer objet esthétique et œuvre d’art ne signifie pas que les deux se confondent. Au contraire, LAMBOTTE (2012), dans son entretien avec Olivier DOUVILLE, réalise une distinction entre ces derniers.

  • Objet esthétique et œuvre d’art

 

Marie-Claude LAMBOTTE pousse ses investigations dans le champ psychanalytique vouées à la mélancolie plus loin en distinguant objet esthétique et œuvre d’art. Dans son interview avec Olivier DOUVILLE, elle explique que bien que l’objet esthétique renvoie inévitablement à l’expérience esthétique, il ne conduit pas nécessairement à une œuvre d’art reconnue par le public. C’est surtout au niveau de l’art moderne et de l’art contemporain qu’elle affirme cette différenciation. L’évolution de l’art et sa déviation de l’esthétisme amène à se poser d’innombrables questions, notamment en ce qui concerne la relation que nous entretenons avec l’art, et donc avec le monde.

LAMBOTTE considère l’art comme une question de perception et d’intentionnalité, il renvoie à du concret, en prenant l’exemple de la phrase « je vois un arbre » qui signifie également « ceci est un arbre ». L’art est subjectif, il peut plaire à un tel et déplaire à un autre car celui-ci ne correspond pas à ses goûts ou ne « lui parle pas », ne s’adresse pas spécifiquement à lui. Tout art s’adresse à un public qui s’y reconnaît, aussi personnel soit-il. Pourtant, les œuvres d’art de nos jours ne semblent refléter que les désirs de l’auteur et ne ciblent pas un public particulier. Elles servent uniquement à transmettre l’émotion de leur créateur. Leur auteur semble indifférent envers son public.

Toutefois, il existe certains arts qui parviennent à toucher le public : « D’autres, même si leur signification reste encore au bon vouloir du public, parviennent à capter ce dernier de diverses manières qui indiquent toutes la présence d’un cadre ou l’opération d’un repère symbolique suffisant pour le faire penser et s’identifier à la dynamique qu’elles présentent. [33]» Cette dynamique de l’œuvre permet l’identification du public à l’art et véhicule le contexte qu’il représente. Ce contexte est important dans la mesure où il représente une composante nécessaire de toute œuvre d’art. Il participe à l’intention de l’artiste concepteur de l’art. Il s’agit le plus souvent de contexte socioculturel auquel le public peut s’identifier.

De là découle la distinction entre production esthétique et œuvre d’art: « la première concernerait avant tout son auteur dans une opération de projection imaginaire, et la seconde s’adresserait délibérément au public dans une opération de création symbolique, autrement dit de mise en forme qui demande alors un point d’achèvement.[34] » L’objet esthétique est donc subjectif, il est indissociable de son créateur, il transmet et couche sur toile ses pensées, son idéologie. La production esthétique représente une œuvre inachevée aux yeux du public puisqu’elle ne véhicule que le premier moment du travail de son créateur, une période durant laquelle son intention n’a pas encore été définitive ni claire pour lui, où il a encore hésité entre les possibilités de finition de son produit final.

L’œuvre d’art doit être acceptée et reconnue par le public qui le reçoit. Elle ne pourra être considérée comme telle que lorsqu’elle aura obtenu cet agrément. Lorsque le public peut s’identifier à cette dernière, alors elle peut être considérée comme une production artistique à part entière.

Pour Marie-Claude LAMBOTTE, différencier l’objet esthétique de l’objet ou œuvre artistique est essentiel dans l’art contemporain car cela permet de trouver ce qui y est « mis en question » et de comprendre comment se déroule le processus créateur. L’œuvre d’art, comme nous l’avons évoqué plus tôt, est dotée d’un « rapport au symbolique » qui permet au public d’interpréter la production d’un artiste de manière signifiante, d’en comprendre le sens. L’objet esthétique est inachevé et peut paraître incompréhensible à son récepteur, d’où parfois les attitudes négatives ou rejets face à certaines productions qui se veulent artistiques. Mais lorsqu’une œuvre d’art dépasse le seul stade de l’imaginaire de son créateur et celui de simple manifestation de ses désirs et intentions, elle est plus facile à recevoir et à comprendre grâce à la symbolique qu’elle représente.

L’art contemporain est aujourd’hui sujet à une régression depuis son statut de fin en soi vers une visée esthétique. Il se situe aux frontières de l’esthétique et de l’éthique. LAMBOTTE l’associe même à l’objet esthétique tout en maintenant la différenciation entre les deux :

Je suis étonnée de retrouver avec les productions contemporaines la même fonction que me semble détenir l’objet esthétique pour le sujet mélancolique, à ceci près que, pour ce dernier, l’objet esthétique, dans son apparition, redonne à la réalité perspective et relief, et que, pour le regardant amateur d’art, l’objet esthétique redonne à la réalité son plein de sens. Dans les deux cas, l’objet esthétique, découpé de la réalité, revêt un aspect insolite qui focalise le regard et oblige à prendre conscience d’un arrangement ou d’une composition. […] la recherche en reste à faire, que bon nombre de productions contemporaines, parmi lesquelles les installations, témoignent de cette expérience esthétique de mise en exergue de l’objet ou de la composition, en ignorant ce point de fuite qui fait la caractéristique d’une œuvre d’art, lieu virtuel de la Chose originelle dont nous restons en nostalgie. Et là réside sans doute la différence d’avec l’objet esthétique qui, saisi dans l’aboutissement d’une expérience intentionnelle, tend à se répéter dans un acte de substitution métonymique, alors que l’œuvre d’art s’offre comme une création nécessairement métaphorique et momentanément résolutoire du vide dont elle s’efforce d’indiquer les contours.[35]

Voilà donc la principale différence entre ces deux productions, l’œuvre artistique étant caractérisée par un point de fuite qui permet de retrouver l’objet perdu ou la Chose lacanienne pour lequel le mélancolique ressent toujours de la nostalgie et de l’attachement. L’on comprend alors pourquoi les artistes se servent de la mélancolie comme source d’inspiration, pour pouvoir la peindre, la décrire sur une toile, la définir à l’attention d’un public non castré et voué à un attachement sans fin à leur objet d’amour. L’œuvre esthétique, elle, renvoie surtout à l’acte de composition sans proposer ce lieu de fuite qui donne du sens à l’œuvre artistique.

De ce fait, « en quoi la figure clinique de la mélancolie peut-elle participer de l’élucidation de la fonction de l’objet esthétique et de l’élaboration du contexte propre à celui-ci ? » Cette question posée par la psychanalyste et à laquelle elle répond dans son interview avec Olivier DOUVILLE sous-entend un lien entre une œuvre d’art dite « mélancolique » avec un mode de visée esthétique. Elle renvoie à l’activité de composition, d’organisation ou d’arrangement des éléments de l’environnement qui l’entoure et qui permet au sujet mélancolique de se réinvestir dans la réalité qu’il a réduit à néant lorsqu’il est tombé dans le négativisme et la dépression mélancolique.

En s’intéressant à cet acte de composition, d’organisation et de disposition, il remet de l’ordre autant dans son espace de vie que dans sa tête. Il retrouve de la valeur dans les objets qu’il a perdus de vue et qui reprennent du sens pour lui. Même s’il s’est désintéressé du monde et de la réalité, il y retrouve goût grâce à ces activités. Ces objets retrouvés suscitent son intérêt grâce à leur nouvelle disposition. Ils peuvent être utilitaires ou précieux et « réapparaissent soudain pour la seule surprise et satisfaction du regard, autrement dit pour la seule contemplation[36]» Il est à souligner que l’activité de composition en question est pratiquée dans le cadre d’une cure du sujet mélancolique pour guérir de sa mélancolie.

Marie-Claude LAMBOTTE s’intéresse alors de près à la signification d’une telle activité, à sa fonction et aux processus psychiques qu’elle induit. Comment peut-elle contribuer au regain d’intérêt de l’individu pour la réalité ainsi qu’à son réinvestissement dans cette dernière ?

Ces deux premières parties de notre travail nous ont permis de rendre compte de la mélancolie et de ses préceptes. Nous avons également réalisé un rapprochement entre cette dernière et l’œuvre d’art. Nous avons vu qu’elle peut servir de point de départ, de source d’inspiration à la création de nombreux artistes. Nous allons alors décrire l’usage de l’art dans la mélancolie dans la dernière partie de ce mémoire.

  • L’usage de l’art dans la mélancolie

 

  1. La mélancolie, une source d’inspiration pour la représentation de l’œuvre d’art

La mélancolie est un thème privilégié des artistes. Ils s’en servent comme source d’inspiration, que ce soit pour la création d’œuvres d’art peintes ou écrites.

Elle est d’abord associée à l’art, notamment à l’histoire de l’art et à ses écrits, comme l’affirme l’historienne Ann Holly MICHAEL : « Je  propose  de  considérer  la  mélancolie  comme  le  trope  fondamental présidant  à  l’écriture  de  l’histoire  de  l’art,  le  concept  qui  sous-tend  les  textes ainsi produits.[37] » La mélancolie est donc l’essence qui permet d’écrire l’histoire de l’art. L’histoire de l’art a pour objectif de retrouver ce qui a été perdu, elle est donc stimulée par un désir mélancolique : l’envie de revenir vers le passé, de le comprendre. Nous pouvons dépeindre cette mélancolie comme une continuité de celle de FREUD. Le passé est l’objet perdu que l’on tente de retrouver à partir des écrits mélancoliques. Toutefois, l’attachement libidinal à l’objet n’est pas obligatoire dans ce contexte.

Pour expliquer sa théorie, Ann Holly MICHAEL fait référence aux œuvres d’art propagées par les historiens qui proviennent de civilisations enfouies depuis des siècles et qu’ils tentent de ressusciter via leurs écrits. La mélancolie est ici assimilée au souvenir, les écrits veulent rappeler le passé, conserver sa mémoire. Elle dicte l’envie d’écrire sur ce le passé.

Ainsi, elle devient une « source  d’inspiration  pour  l’interprétation  des  œuvres, voire comme la force primordiale qui pousse l’âme et le corps vers l’histoire de l’art.[38] » Les livres et ouvrages divers sur le passé constituent donc des œuvres d’art inspirées de la mélancolie et traitant de cette dernière.

Le psychologue clinicien et psychanalyste Olivier DOUVILLE établit une relation entre mélancolie et création. Selon lui, il ne peut s’agir que de rapport de tensions : « la mélancolie est à la fois une source de création et une source de destructivité[39]. » La tension à laquelle il fait allusion renvoie au dualisme « deuil et mélancolie » de FREUD. La création dont DOUVILLE parle est la peinture. Il postule que l’« on raisonne bien, à partir de la peinture, pour parler de la mélancolie[40] » Lorsqu’un artiste crée une œuvre d’art rappelant un objet perdu qui n’a plus aucune attache avec le présent, on parle alors de mélancolie. La création mélancolique ravive l’image de l’objet perdu.

Comme Ann Holly MICHAEL, Olivier DOUVILLE évoque aussi la littérature comme lieu de prédilection de la mélancolie. Dans le problème XXX.1. de L’Homme de génie et la mélancolie, Aristote affirme que tous les êtres d’exception (en faisant référence aux artistes » sont des mélancoliques.

Ce texte qui étudie la relation entre physiologie et créativité montre que c’est dans leur moment ou humeur dépressifs, lorsqu’ils s’écartent des dieux pour se vautrer dans l’excès, la luxure et l’enthousiasme éphémère, que les personnalités de génie se révèlent.[41] Dans ce dernier, nous voyons des héros montrant de forts signes de mélancolie tels qu’Héraclès (en prise à la colère), Ajax (atteint par une forme de folie) et Béllerophon (qui se livre à l’errance). Il faut souligner le contexte médical de cette œuvre d’Aristote qui tente de cerner la mélancolie comme une maladie à observer à l’aide d’un nouveau regard médical.

  1. Sens et apports de l’œuvre d’art dans la mélancolie

Des travaux de LAMBOTTE découlent un constat que nous réalisons : l’œuvre d’art, par le biais du processus esthétique qui lui est propre (et donc de l’objet esthétique), est utilisée dans la cure de la mélancolie. LAMBOTTE, dans L’objet du mélancolique, insiste sur cette cure qui serait à l’origine du regain d’intérêt pour la réalité et d’autres objets esthétiques par le mélancolique : « Mais la suite de la cure avec un tel patient révèle encore que l’intérêt peut à nouveau se faire jour et que, simultanément, la réalité peut regagner un certain relief. C’est au moment où le sujet mélancolique décrit un type d’activité tout à fait particulier auquel il s’adonne inlassablement et qui relève d’une sorte d’ordonnancement de son propre environnement.[42] » Elle ne précise toutefois pas si le recours à cette activité de composition est une initiative émanant du thérapeute qui suit le malade dans sa cure contre la mélancolie.

Ce qui est sûr, c’est que nous retrouvons ici un crédo prôné par différents auteurs dont OROBITG (1997) et DAVAL (2009). OROBITG (1997) postule que « la poésie guérit la mélancolie[43] » Elle a pour vertu, tout comme la musique, de restaurer l’équilibre de l’humeur chez le mélancolique.

DAVAL (2009), quant à lui, avance que « le remède le plus efficace contre la mélancolie reste un remède de l’esprit : l’étude. La lecture et la contemplation des œuvres d’art soulagent l’âme.[44] » Ces postulats ne sont pas nouveaux, ils ont été empruntés par ces auteurs à d’autres auteurs anciens dont Pontus DE TYARD dans les années 1500 pour la poésie contre la mélancolie, Cristobal DE ACOSTA pour l’écriture pour guérir l’acédie chez OTOBITG (1997) et SENEQUE et BURTON qui avancent tous deux qu’elle peut être réfrénée voire traitée par le théâtre, la danse et l’étude d’une œuvre d’art.

Quelle que soit donc le type d’œuvre d’art, qu’il s’agisse d’un tableau, d’un livre, d’une danse ou d’un chant, toute œuvre d’art participe à la guérison de la mélancolie qui est considérée comme une maladie de l’âme. Dans le cas des activités de composition évoquées par LAMBOTTE (2008), nous voyons que ces dernières conduisent à l’art qui parvient alors à faire retrouver l’intérêt du mélancolique pour la réalité, pour des objets différents de l’objet d’amour perdu. L’œuvre d’art, en cela qu’elle ne s’arrête pas à l’esthétisme mais se prolonge vers la réflexion de l’auteur contenue dans des cadres et un contexte souvent social, contient ce lieu de fuite où le sujet mélancolique peut retrouver l’objet perdu. En d’autres termes, elle représente et véhicule la nostalgie qu’il ressent envers ce dernier, raison pour laquelle elle l’interpelle.

L’objet esthétique découle de l’acte de composition artistique, il fascine le mélancolique que FREUD décrit comme un être négatif et désintéressé du monde car il a perdu son objet d’amour, un objet fétiche qui lui servait de repère et de point d’ancrage pour vivre dans ce monde qui est désormais dérisoire et illusoire sans celui-ci. Si la mélancolie constitue l’impossibilité de résignation et de réalisation du deuil, l’acte de composition artistique permet de transférer l’attachement du mélancolique envers l’objet d’amour perdu vers des objets esthétiques qui attirent, bien qu’ils n’aient pas pour fonction entière de supplanter ledit objet. Ils peuvent seulement orienter le mélancolique, lui faire à nouveau aimer la réalité.

Les œuvres d’art mélancoliques sont facilement comprises par les sujets mélancoliques. Ils s’y identifient car leurs auteurs ont su leur insuffler ce contexte social/culturel/autre qui concerne la personne et qu’elle peut d’emblée reconnaître. L’œuvre mélancolique, loin de rappeler sa détresse à la personne, peut au contraire l’interpeller car elle lui rappelle l’objet perdu. Cela pourrait expliquer le recours à la mélancolie chez divers artistes comme source d’inspiration. On pense notamment aux paroles de chansons mélancoliques, aux œuvres littéraires ou aux peintures mélancoliques. Elles ne visent pas seulement à transmettre les pensées et intentions de leurs auteurs, mais surtout à captiver les sujets mélancoliques. A ce titre, il existe des caractéristiques typiques des œuvres mélancoliques que l’on peut reconnaître à vue d’œil, lorsqu’il s’agit de peinture, par exemple.

  1. Exemples typiques

GUARRIGUE (2004) confirme l’existence de ces caractéristiques dans son article Sur la mélancolie dans l’art et les assimile à des gestes propres à la figure mélancolique : « Comment parler de la mélancolie dans l’art sans partir du geste caractéristique de l’iconographie de la mélancolie : la tête appuyée sur une main (voire les deux) pour contrebalancer sa propre lourdeur ?[45] » La figure mélancolique est lourde, le poids de sa mélancolie pèse sur elle, elle se laisse dominer par cette dernière.

La mélancolie dans l’art occidental est marquée par cette lourdeur, à l’image de la statue mélancolique d’Athéna ou encore de la peinture de l’Alcmène sur le bûcher durant la Grèce Antique, et des œuvres actuelles dont la Mélancolie de MUNCH ou celle de DÜRER. La Mélancolie de DÜRER est assimilée à un autoportrait, il s’agit d’une femme à l’allure d’un ange aux ailes rentrées qui se tient assise et donc le visage est foncé. Cette posture et ce visage véhiculent les humeurs associées à la mélancolie dont la paresse et la mélancolie elle-même. Le personnage est environné par des instruments de géométrie et un putto qui réalise des gribouillis, il se tient hagard, absent, un compas à la main. [46]

L’étude de cette œuvre d’art emblématique de la mélancolie révèle que la figure semble lassée de sa science qui ne lui sert à rien. Elle est consciente de l’inutilité de cette science à son égard, causant ainsi la tristesse qu’elle affiche sur la peinture. Le chaos qui règne autour d’elle montre l’impuissance de la science et de l’homme devant Dieu. Il rend compte de la fragilité et de l’infériorité de l’homme face à la puissance divine et aux conséquences que l’Apocalypse pourrait avoir.

La Mélancolie de DÜRER rend donc état de l’impuissance et de l’insuffisance du savoir humain. L’on pourrait considérer cela comme une opposition entre l’homme et Dieu et pourtant, comme le souligne Burton, DIEU peut guérir la mélancolie, à condition que l’homme veuille être guéri par Lui. Symbole de tristesse, le fait d’appuyer sa tête sur sa main représente également l’acte de penser. Il met en scène l’être exceptionnel, le génie qu’est l’artiste mélancolique.

Mais comment l’œuvre touche-t-elle le mélancolique ? Quand on parle de la mélancolie comme essence de l’œuvre d’art, l’on ne peut s’empêcher aux différents autoportraits que les auteurs réalisent, sous l’influence certainement de leur état d’âme. C’est peut-être parce qu’ils peignent des sentiments propres à la mélancolie en général que les mélancolies arrivent à s’identifier à leur production artistique. Le recours à l’autoportrait est fréquent dans l’art de la mélancolie, à l’instar de Watteau qui peint sous l’influence de sa tuberculose, de Rouault dont l’âme est tourmentée ou de Hopper atteint de maladie.

La Mélancolie de MUNCH figure parmi les œuvres d’art classiques traitant de la mélancolie. Comme les autres œuvres susmentionnées, elle a été réalisée suite à des émotions personnelles, et même à une perte dans le cas de MUNCH. Son tableau reflète la perte de l’objet d’amour, mais également le vide qu’il laisse et le deuil, l’objet en question étant le père décédé de l’artiste. Peinte en 1891, cette toile exposée au Musée des Beaux-arts suit le décès du père d’Edward MUNCH. Il y fait figurer sa solitude et sa mélancolie face au monde dénué de sens sans sa figure paternelle.

On y voit un paysage déformé par le vide et l’absence, une silhouette perdue au milieu de ce dernier, absorbée par les couleurs nuancées et contrastées de ce paysage. Au premier coup d’œil, l’œuvre d’art montre d’emblée le négativisme de la mélancolie prôné par Freud et son manque d’intérêt pour la réalité évoqué par Lambotte. Le personnage peint, ses habits noirs et le paysage qui ondule et tourbillonne auprès de lui montre cette absorption par le vide de l’univers du mélancolique après la perte de l’objet d’amour, cette absence qui transforme toute sa réalité en incohérences.

 

Conclusion

Ce travail nous a permis de voir la question de l’œuvre d’art dans le contexte des théories de la mélancolie. La mélancolie est cette maladie de l’âme résultant de la perte de l’objet d’amour que FREUD a longtemps étudié et approfondi, ses travaux ayant été étayés par des psychanalystes de tous les siècles. Dans Deuil et Mélancolie, il explique qu’un tel objet a été choisi par identification narcissique. Le sujet a fait de l’objet auquel il pouvait le plus se projeter un objet d’amour auquel il voue un attachement libidinal sans limite.

Suite à la perte de cet objet, il ne peut se résigner à l’oublier, d’où la différenciation entre deuil et mélancolie. Bien que tous deux aient les mêmes origines, le premier n’est que passager et se caractérise par une cicatrisation de la douleur profonde qui habite la personne endeuillée après avoir perdu un être ou un objet cher. Le second, en revanche, ne peut pas se résigner à cette perte. Elle le pénètre jusqu’à détruire ses idéaux, voire son monde. Il en devient malade, dépressif, et n’arrive pas à se désintéresser de l’objet d’amour perdu. Au contraire, il s’incruste en lui au point de se refléter dans son être. Voilà pourquoi le mélancolique finit par devenir narcissique et par se détester soi-même. Sa libido pour l’objet d’amour se retourne contre lui, il ressent alors des sentiments ambivalentiels entre amour et haine00.

D’un côté, il ne peut se détacher de l’amour qu’il a pour l’objet perdu. D’un autre, il ressent une haine envers soi-même. Ces sentiments contradictoires se confrontent et créent un conflit entre le moi et le surmoi. Le mélancolique est alors un être conflictuel habité par une souffrance particulière qu’il ne peut pas réfréner. Tout son univers et sa réalité en sont impactés. Il perd l’estime de lui-même, s’autocritique, subit un appauvrissement de son « moi » et ne s’intéresse plus à rien.

En peaufinant et en critiquant les travaux de FREUD, LAMBOTTE (2008), dans L’objet du mélancolique, explique pourtant un transfert possible de cette libido, mais pas forcément à la même intensité, vers des objets dits « esthétiques ». Pour reprendre son cheminement, elle explique le cas du mélancolique qui, en se rendant chez son thérapeute, lui raconte une activité d’ordonnancement, de composition consistant à chambouler la place des éléments de son environnement. Cette activité de composition l’amène à redistribuer les places de ces éléments au point de faire surgir ou ressurgir d’autres éléments du passé.

Enfouis, ces éléments peuvent être des objets utilitaires ou précieux qui vont à nouveau capter l’attention du sujet mélancolique. Ils vont le fasciner, l’attirer en leur qualité d’objets esthétiques. LAMBOTTE (2008) pose ici la relation entre œuvre d’art et mélancolie. Elle insiste sur le fait que lesdits objets ne représentent pas une œuvre d’art à part entière. En effet, bien que la conception d’une œuvre d’art nécessite un processus esthétique, ces deux productions sont différentes. L’objet esthétique est le fruit d’un travail inachevé réalisé par l’artiste. Il ne conduit pas à une identification car il véhicule uniquement ses intentions et ressentis. Il est subjectif, son auteur s’en sert pour s’exprimer sans chercher à toucher son public.

Il est distinct de l’œuvre artistique qui cherche avant tout à atteindre un public spécifique. Elle se caractérise par l’existence de cadres et de contexte (souvent social) qui permettent d’en définir le sens et de captiver ses spectateurs. Le public intéressé par l’œuvre d’art parvient à s’identifier à celle-ci car elle véhicule ses propres ressentis. Elle a été conçue suivant les principes mêmes de la mélancolie et peut donc toucher directement le mélancolique. Il est capable de la comprendre, sans pour autant l’interpréter.

Dans quelle mesure œuvre d’art et mélancolie sont-elles liées ? MICHAEL (2008) parle de la mélancolie comme une source d’inspiration artistique. Elle associe la mélancolie à l’histoire de l’art, les artistes de toutes les époques, depuis la nuit des temps jusqu’à aujourd’hui, se sont servis et se servent de la mélancolie comme source d’inspiration. On le voit aux œuvres les plus représentatives de la théorie de la mélancolie telles que les tableaux de la Mélancolie peints par Dürer et Munch. Ils reflètent tous deux l’état d’âme mélancolique de ces deux artistes et le monde vide et négatif vu par le mélancolique.

Les exemples d’arts basés sur la mélancolie mettent en exergue les humeurs tristes, perdues, tourmentées, angoissées et vides ressenties par la personne mélancolique. La figure prostrée sur elle-même, la tête dans les mains, le visage inexpressif ou triste, le paysage alentour déformé ou obscur, fixant le néant et donnant l’impression d’être dévoré par la peine du mélancolique est caractéristique des œuvres d’art mélancoliques. Mais elles ne se limitent pas aux peintures, l’œuvre d’art traitant de la mélancolie peut aussi être un livre, une musique, de l’art plastique…

Au-delà de cet usage de la mélancolie comme source d’inspiration, l’œuvre d’art est utilisée dans le traitement et la guérison de cette maladie. OROBITG (1997), par exemple, désigne la poésie comme un remède à la mélancolie, au même titre que la lecture et la contemplation d’œuvre d’art (DAVAL, 2009). Ils sont capables de réguler l’humeur au point de résorber la mélancolie. On le voit dans les objets esthétiques qui, lorsqu’ils sont transformés en œuvres d’art, sont capables d’attirer le sujet mélancolique. L’acte de composition que LAMBOTTE (2008) évoque participe aussi à l’œuvre d’art et permet un transfert de la libido du mélancolique vers d’autres objets esthétiques.

Toutefois, ne faudrait-il pas prendre en compte l’intention de l’artiste créateur des œuvres d’art dans cette possibilité de traitement de la mélancolie comme facteur primordial de la guérison ? En effet, nous postulons que le mélancolique peut s’identifier à une œuvre d’art, mais pas à n’importe laquelle. Ainsi, une œuvre d’art joyeuse ne pourrait pas attirer son attention, il faut qu’elle puisse refléter sa mélancolie pour qu’elle soit digne d’intérêt.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

  • Ouvrages

 

  • BOUVET Maurice, La relation d’objet, Paris, Editions Payot, 1967, p. 169.

 

  • DAVAL René, Mélancolie, ivresse et enthousiasme, Philologie et Mercure, Editions Vrin, p. 47

 

  • FREUD Sigmund, Trois essais sur la théorie sexuelle, trad. P. Koeppel, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1987.
  • FREUD Sigmund, Deuil et mélancolie 1915, Métapsychologie, Paris, Gallimard, Folio essais, 1968, pp. 148-149.
  • LAPLANCHE Jean et PONTALIS Jean-Bertrand, Vocabulaire de la Psychanalyse, Paris, PUF, 1981, p. 461.
  • OTOBITG Christine, Garcilaso et la Mélancolie, Paris, Presses Universitaires du Mirail, p. 180.
  • PIGEAUD, Jackie, ARISTOTE, L’Homme de génie et la mélancolie : problème XXX, 1, Paris, Éditions Rivages, 1988, p. 59-60.
  • PIGEAUD Jackie (trad.), L’Homme de génie et la Mélancolie-Aristote, Paris, Editions Rivages, 1991, 132 pages.
  • Revues

 

  • DOUVILLE Olivier, Créations et inconscient. Le dire de l’œuvre, Psychologie clinique, no34, 2012, Paris, éditions EDK, pp. 7-18.

 

  • DUBREUILMarthe, « L’objet, de la relation  » avec  » à la relation  » à « , chez Freud », Figures de la psychanalyse, n° 18, février 2009, p. 55-75.

 

  • GUARRIGUE Ursulla, Sur la mélancolie dans l’art, Société, n° 86, Avril 2004, p. 79-84.

 

  • LAMBOTTE Marie-Claude, L’objet du mélancolique, Essaim, n° 20, janvier 2008, p. 1.

 

  • LAMBOTTEMarie-Claude, « La mélancolie, névrose ou psychose ? La « déception essentielle » », Psychanalyse,  n° 16, mars 2009, p. 5-18.

 

  • MICHAEL Ann Holly, « Mélancolie et histoire de l’art », Perspective – La Revue de l’INHA, n°2, 2008, p. 165

 

Webographie

Ø  L’anatomie de la mélancolie / Une névrose narcissique, avec Marie-Claude Lambotte, disponible sur http://www.fabriquedesens.net/L-anatomie-de-la-melancolie-Une

 

 

 

 

[1] FREUD Sigmund, Deuil et mélancolie 1915, Métapsychologie, Paris, Gallimard, Folio essais, 1968, pp. 148-149.

 

[2] Ibid.

[3] Ibid., p. 151

[4] PIGEAUD, Jackie, ARISTOTE, L’Homme de génie et la mélancolie : problème XXX, 1, Paris, Éditions Rivages, 1988, p. 59-60.

[5] FREUD, op. cit.

[6] Ibid., p. 170

[7] Ibid.

[8] Ibid.

[9] Ibid.

[10] Emission de France culture intitulée « Les chemins de la connaissance » présentée par Jacques Munier, session du 15 juin 2007 avec pour invitée Marie-Claude Lambotte et portant sur le thème de l’« Anatomie de la mélancolie/Une névrose narcissique »

[11] L’anatomie de la mélancolie / Une névrose narcissique, avec Marie-Claude Lambotte, disponible sur http://www.fabriquedesens.net/L-anatomie-de-la-melancolie-Une

[12] Ibid.

[13] Ibid.

[14] Ibid.

[15] Ibid.

[16] L’anatomie de la mélancolie / Une névrose narcissique, avec Marie-Claude Lambotte, disponible sur http://www.fabriquedesens.net/L-anatomie-de-la-melancolie-Une

[17] http://leuhlan.hautetfort.com/archive/2006/01/08/la-melancolie-entre-fascination-et-deception.html

 

[18] LAMBOTTE Marie-Claude, L’objet du mélancolique, Essaim, n° 20, janvier 2008, p. 1.

[19] Ibid.

[20] Ibid., p. 2

[21] Ibid.

[22] Ibid.

[23] Ibid., p. 5

[24]LAMBOTTE Marie-Claude, « La mélancolie, névrose ou psychose ? La « déception essentielle » », Psychanalyse,  n° 16, mars 2009, p. 5-18.

 

[25] DUBREUIL Marthe, « L’objet, de la relation  » avec  » à la relation  » à « , chez Freud », Figures de la psychanalyse, n° 18, février 2009, p. 55-75.

[26] FREUD Sigmund, Trois essais sur la théorie sexuelle, trad. P. Koeppel, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1987.

[27] BOUVET Maurice, La relation d’objet, Paris, Editions Payot, 1967, p. 169.

[28] LAPLANCHE Jean et PONTALIS Jean-Bertrand, Vocabulaire de la Psychanalyse, Paris, PUF, 1981, p. 461.

[29] Ibid.

[30] http://theses.univ-lyon2.fr/documents/getpart.php?id=lyon2.2003.maistre_p&part=81249

 

[31] LAMBOTTE Marie-Claude, l’objet du mélancolique, op. cit., p. 10-11.

[32] Ibid., p. 11

[33] DOUVILLE Olivier, Créations et inconscient. Le dire de l’œuvre, Psychologie clinique, no 34, 2012, Paris, éditions EDK, pp. 7-18.

[34] Ibid.

[35] Ibid.

[36] Ibid.

[37] MICHAEL Ann Holly, « Mélancolie et histoire de l’art », Perspective – La Revue de l’INHA, n°2, 2008, p. 165

[38] Ibid., p. 168

[39]https://sites.google.com/site/olivierdouvilleofficiel/articles/traversees-de-la-melancolie-ou-la-sublimation-brisee

[40] Ibid.

[41] PIGEAUD Jackie (trad.), L’Homme de génie et la Mélancolie-Aristote, Paris, Editions Rivages, 1991, 132 pages.

[42] LAMBOTTE Marie-Claude, L’objet d’u mélancolique, op. cit., p. 1

[43] OTOBITG Christine, Garcilaso et la Mélancolie, Paris, Presses Universitaires du Mirail, p. 180.

[44] DAVAL René, Mélancolie, ivresse et enthousiasme, Philologie et Mercure, Editions Vrin, p. 47.

[45] GUARRIGUE Ursulla, Sur la mélancolie dans l’art, Société, n° 86, Avril 2004, p. 79-84.

[46] Ibid.

Nombre de pages du document intégral:32

24.90

Retour en haut