LE TRIBUNAL SPECIAL POUR LE LIBAN (TSL) UNE JURIDICTION HYBRIDE D’UN GENRE NOUVEAU ?
LE TRIBUNAL SPECIAL POUR LE LIBAN (TSL)
UNE JURIDICTION HYBRIDE D’UN GENRE NOUVEAU ?
Introduction
Le 14 février 2005, l’ex-Premier ministre libanais Rafiq HARIRI (surnommé par ses proches Abou Bahaa) a été assassiné suite à un attentat terroriste à l’explosif au moment où son cortège passait l’esplanade du bord de mer de la capitale libanaise, Beyrouth. La violente explosion avait fait 22 morts, dont les gardes du corps de l’homme d’État et des passants, et fait de nombreux blessés.
Indubitablement, cet assassinat « s’inscrit dans le contexte d’une opposition à la présence de la Syrie au Liban et à son influence dans les affaires libanaises »[1]. Compte tenu de sa lutte contre E. LAHOUD, l’ancien président pro-syrien, l’ex-Premier ministre libanais Rafiq HARIRI était considéré comme l’un des figures emblématiques à l’opposition à la mainmise syrienne.
La série d’attentas qui sème la terreur au pays des cèdres prend pour cible des personnalités tant politiques que médiatiques qui sont les plus hostiles au régime de Damas. Ce qui renforce davantage les aspirations du peuple libanais qui revendique, via de grandes manifestations, la fin de la présence syrienne et l’instauration effective de la démocratie. Toutefois, cette revendication n’est qu’apparente. D’un côté, les uns protestent l’implication des dirigeants syriens dans les attentats, et d’un autre côté, les autres perçoivent une machination tendant à compromettre le régime syrien. C’est ainsi que la divergence entre un bloc irano-syrien et la communauté internationale, souhaitant établir « un nouveau Moyen-Orient » respectant la démocratie naisse. Dans ce contexte politique délicat, les autorités libanaises revendiquèrent l’intervention du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies. Le gouvernement libanais sollicita le 22 février 2005 une commission internationale mandatée d’une « mission de recherche de faits » afin d’étudier les circonstances de l’affaire Rafiq HARIRI. Dans l’exercice de sa mission, la commission, à la tête de laquelle se trouvait Peter FITZGERALD, remarqua de défaillances considérables lors de l’enquête libanaise dirigée par le juge d’instruction, Rachid MAZHER. En constatant l’omniprésence des services syriens au Liban, FITZGERALD évoqua, dans son rapport du 24 mars 2005, ses doutes quant à l’indépendance des enquêteurs libanais. C’est ainsi qu’il proposa la mise sur pied d’une commission d’enquête internationale indépendante. Aussi, cette commission a-t-elle été créée par le Conseil de sécurité en vertu de la résolution 1595 en date du 7 avril 2005[2].
Considérant les conclusions des premiers rapports de la commission qui ont soulevées l’implication de certains responsables libanais et syriens dans la perpétration de l’attentat du 14 février 2005, quelques membres du Conseil de sécurité onusien ont avancé que la Syrie devrait faire l’objet de sanctions. Estimant les personnes responsables dudit attentat comme une menace contre la paix et la sécurité internationale, le Conseil de sécurité a décidé que les personnes considérées par la commission comme suspectes doivent être traduites devant la justice.
Cependant, vu la particularité des circonstances afférentes à l’affaire, et les incertitudes entourant l’aptitude du système judiciaire libanais pour une bonne administration de la justice, l’idée d’une extériorisation et d’une internationalisation de la justice pénale apparaît. Ça a été en effet une peine perdue pour le Conseil de sécurité de demander au gouvernement libanais de traduire devant la justice les présumés responsables de l’attentat du 14 février 2005. Les actions menées par la justice libanaise n’étaient pas satisfaisantes. Ce constat a été d’ailleurs précisé par le Secrétaire général des Nations Unies, Koffi Annan, dans son rapport du 20 mars 2006 : « un tribunal purement national ne serait pas en mesure de juger efficacement les personnes accusées du crime »[3]. Ainsi quelques mois après les faits, plus précisément le 13 décembre 2005, Fouad SINIORA, Premier ministre libanais à cette époque a adressé une lettre au Secrétaire général onusien dans laquelle il a formulé une requête tendant à la création d’un tribunal international afin que les personnes responsables du crime qui a entraîné la mort de Rafiq HARIRI et d’autres personnes répondent de leur acte.
Suite à la signature d’une entente entre les Nations Unies et le gouvernement libanais, le Tribunal spécial pour le Liban (TSL) a été institué en vertu d’une résolution du Conseil de sécurité, en date du 30 mai 2007 (résolution 1757) et dont le siège est situé à la Haye. Après plus de trente ans d’assassinats politiques restés impunis, la République libanaise semble enfin entrer dans une nouvelle ère de responsabilité. Selon Serge BRAMMERTZ, chef de la commission d’enquête internationale sur l’assassinat de Rafiq HARIRI, la résolution 1757 montre clairement que non seulement, le temps de l’impunité est révolu, mais aussi qu’il y a suffisamment de preuves pour une inculpation.
Afin d’assurer l’impartialité des jugements que le Tribunal spécial pour le Liban aurait à rendre, son statut, en son article 8[4], fait dudit Tribunal une juridiction internationale hybride. En effet, il est composé à la fois de juges libanais et de juges étrangers. Cette mixité est en quelque sorte « le meilleur moyen d’équilibrer la nécessité d’une participation du Liban et d’une participation internationale aux travaux du tribunal »[5]. Il semble patent en effet que la mission des juridictions pénales internationales doit se réaliser en ne faisant pas abstraction de la justice nationale afin que « dans tous les cas, l’injection de l’élément international doit venir en renfort des systèmes judiciaires nationaux compétentes »[6]. Certes, le Tribunal spécial pour le Liban n’est pas la première institution judiciaire internationale hybride ; en effet, d’autres tribunaux spéciaux ayant la même caractéristique ont été déjà mises sur pied, notamment le Tribunal spécial sierra léonais, le Tribunal spécial cambodgien. Mais elle constitue, cependant, le premier tribunal international institué pour juger un crime défini comme un acte de terrorisme par les Nations Unies. C’est la première fois que la justice internationale s’attaque à un acte de terrorisme. Ce qui nous amène dès lors à poser la question suivante : le Tribunal spécial pour le Liban, une juridiction hybride d’un genre nouveau ? Le développement qui va suivre essaiera de répondre à cette question.
Pour ce faire, nous verrons dans une première partie, les traits principaux du Tribunal spécial pour le Liban (I). On exposera dans une seconde partie les controverses qu’a connues cette juridiction depuis sa création (II).
- – LES TRAITS PRINCIPAUX DU TRIBUNAL SPECIAL POUR LE LIBAN
Dans cette première partie, on va examiner d’une part, la compétence du Tribunal spécial pour le Liban, le droit et les procédures applicables (A) et d’autre part, sa structure (B).
- LA COMPETENCE DU TRIBUNAL SPECIAL POUR LE LIBAN, LE DROIT ET LES PROCEDURES APPLICABLES
- Compétence du Tribunal spécial pour le Liban
Si on compare la compétence du Tribunal spécial pour le Liban à celle des autres tribunaux internationaux déjà mis en place jusqu’ici, elle est une innovation. Comme il a été évoqué ci-dessus, il est le premier tribunal international « anti-terroriste ». Sa compétence est prévue par l’article 1er de son Statut. Aux termes dudit article :
« Le Tribunal spécial a compétence à l’égard des personnes responsables de l’attentat du 14 février 2005 qui a entraîné la mort de l’ancien Premier Ministre libanais Rafic Hariri et d’autres personnes, et causé des blessures à d’autres personnes. S’il estime que d’autres attentats terroristes survenus au Liban entre le 1er octobre 2004 et le 12 décembre 2005 ou à toute autre date ultérieure décidée par les parties avec l’assentiment du Conseil de sécurité ont, conformément aux principes de la justice pénale, un lien de connexité avec l’attentat du 14 février 2005 et sont de nature et de gravité similaires, le Tribunal aura également compétence à l’égard des personnes qui en sont responsables […] ».
D’une part, le Tribunal spécial pour le Liban a pour mandat de juger les présumés responsables de l’attentat terroriste qui a causé la mort de Rafiq HARIRI ainsi que celle de 22 autres personnes. Cette répression de l’acte de terrorisme sur le plan international a une incidence considérable. Tandis que les violations graves du droit pénal international (crimes contre l’humanité, crimes de guerre,…) sont commis en temps de guerre, l’acte terroriste est, quant à lui, perpétré en temps de paix, sans qu’il y ait un conflit armé au sens du droit international[7]. Avec le Tribunal spécial pour le Liban, un crime perpétré en temps de paix est dorénavant soumis au régime juridique du conflit armé malgré le fait que la situation ne relève pas du temps de guerre[8]. C’est d’ailleurs dans cette perspective que l’ancien Président de cette instance judiciaire, Antonio CASSESE, a pu affirmer que le Tribunal spécial pour le Liban est « le fruit de l’aboutissement d’une maturation de la justice internationale et mixte depuis Nuremberg ». Cependant, quelques remarques afférentes à la notion d’acte terroriste méritent-elles d’être soulevées. Si, dans un avis, en date du 16 février 2001, la Chambre d’appel du Tribunal spécial pour le Liban a érigé le terrorisme comme un crime international[9], on peut toutefois s’interroger sur sa définition ? Comme on le verra ci-après, le droit applicable par le Tribunal spécial est le droit national libanais. L’article 314 du Code Pénal Libanais défini comme des actes de terrorisme, « tous faits dont le but est de créer un état d’alarme, qui auront été commis par des moyens susceptibles de produire un danger commun, tels que engins explosifs, matières inflammables, produits toxiques ou corrosifs, agents infectieux ou microbiens ». Dans l’avis précité, la Chambre d’appel a précisé que « les juridictions libanaises ont souvent adopté une approche restrictive pour le second élément, considérant que le crime de terrorisme n’est caractérisé que si celui-ci est commis en utilisant les moyens spécifiquement énumérés dans le Code pénal – d’où l’exclusion, par exemple des attaques aux fusils ». Aussi, ladite juridiction disposerait d’une large manœuvre dans l’interprétation du droit applicable. Par ailleurs, on peut bien avancer que la définition donnée par le droit libanais du terrorisme pourrait fort probablement concourir à l’élaboration d’une définition internationale du terrorisme. On peut bien espérer que la jurisprudence du Tribunal spécial pour le Liban concourra – quoique laconiquement – à préciser certains éléments relatifs à la conception du terrorisme sur le plan international. Cependant, il sied de remarquer la criminalisation de l’acte de terrorisme
D’autre part, les compétences rationae, materiae et rationae personae du Tribunal spécial pour le Liban sont étendues aux tentatives de meurtre et autres homicides ayant eu lieu entre le 1er octobre 2004 et le 12 décembre 2005 ou à toute autre date ultérieure que l’Organisation des Nations Unies et le Liban auront décidé, et ce avec l’approbation du Conseil de sécurité, si ce dernier estime que ces crimes ont un lien de connexité avec le meurtre de Rafiq HARIRI et « sont de nature et de gravité similaires » à l’attentat ayant coûté la vie de ce dernier. La question qui se pose est alors la suivante : comment est défini ce lien ? L’article 1er cité ci-avant dispose « […]. Ce lien de connexité peut, sans s’y limiter, être constitué des éléments suivants : l’intention criminelle (le mobile), le but recherché, la qualité des personnes visées, le mode opératoire et les auteurs ». Aussi, le lien de connexité qui pourrait exister entre l’attentat du 14 février et autres meurtres ou tentatives d’assassinats de nature et de gravité qui y sont similaires est-il apprécié conformément aux principes de la justice pénale.
Il découle de ce qui précède que :
- D’une part, l’objet ainsi que le champ de compétence materiae du TSL en fait une institution judiciaire sui generis, une juridiction pénale internationale qui est sans doute inédite, mettant de côté les violations graves du droit international humanitaire qui ont justifié jusqu’alors l’institution d’un tribunal pénal international[10]. En instituant le TSL, l’Organisation des Nations Unies a pris une nouvelle direction dans le domaine de création de tribunal. Elle s’est écartée de la logique de répression des grands crimes internationaux, notamment les crimes de guerre, les crimes de génocide, pour s’étendre à des infractions de droit interne.
- D’autre part, seule la compétence territoriale du Tribunal spécial libanais est bien déterminée : il est compétent pour des crimes commis dans la République libanaise. S’agissant des compétences personnelle, matérielle et temporelle, elles sont vagues.
- Droit et procédures applicables au sein du Tribunal spécial pour le Liban
Dans la pratique des tribunaux à caractère international, le droit applicable (a) et les procédures en vigueur (b) au sein du Tribunal spécial pour le Liban sont à plusieurs égards inédits.
- Droit applicable
Selon les termes l’article 2 du statut du Tribunal spécial pour le Liban :
« Sont applicables à la poursuite et à la répression des infractions visées à l’article premier, sous réserve des dispositions du présent Statut :
- les dispositions du Code pénal libanais relatives à la poursuite et à la répression des actes de terrorisme, des crimes et délits contre la vie et l’intégrité physique des personnes, des associations illicites et de la non-révélation de crimes et délits, y compris les règles relatives à l’élément matériel de l’infraction, à la participation criminelle et à la qualification de complot ; et
- les articles 6 et 7 de la loi libanaise du 11 janvier 1958 renforçant les peines relatives à la sédition, à la guerre civile et à la lutte confessionnelle ».
Aussi, la compétence du Tribunal spécial est-elle limitée à un certain nombre d’actes criminels prévus par le droit pénal libanais. Si la détermination du droit applicable par le Tribunal est fonction de la nature des infractions, elle doit aussi « contribuer à créer les conditions d’une justice acceptée »[11]. L’application du droit pénal libanais assurait ainsi au TSL « une dimension nationale »[12]. A la différence des autres juridictions spéciales à caractère international, le Tribunal spécial pour le Liban n’aura pas donc à appliquer le droit pénal international. Aussi, « cette juridiction ne s’inscrit […] pas dans la logique de répression de violations du droit international pénal comme les autres juridictions spéciales à caractère international »[13].
Cependant, si le Tribunal spécial pour le Liban applique le droit pénal libanais, il ne le fait qu’en application de son statut annexé à la résolution 1757 qui l’a institué. Il fait application des règles juridiques substantiellement définies par certaines normes prévues par le droit libanais, mais il le fait en vertu d’une résolution du Conseil de sécurité. Aussi, à travers ce renvoi, il y a une autonomisation du droit applicable comparé à la législation interne donnant naissance à une loi propre au Tribunal. L’autonomie du droit applicable au TSL résulte principalement de la technique même du renvoi, mais aussi du choix fait par le statut des dispositions du droit libanais applicables. Le fait est que le statut du TSL ne fait pas référence au droit libanais in extenso. Par ailleurs, celui-ci ne retient que les règles considérées compatibles avec les standards internationaux. Par conséquent, les peines prévues par le droit libanais sont réévaluées en tenant compte des principes et de la pratique de la justice internationale. L’exclusion de la peine capitale ainsi que la renonciation à la condamnation aux travaux forcés, des peines pourtant prévues par la législation libanaise, en sont des éléments clefs.
- Les procédures applicables
Avant de voir les procédures proprement dites (i), il importe de voir ses caractéristiques principales (ii).
- Les caractéristiques principales des procédures en vigueur au sein du TSL
Aux termes de l’article 28 du statut du Tribunal spécial libanais, les règles de procédures devant s’appliquer au sein de cette juridiction doit se reposer « sur le Code de procédure pénal libanais » ainsi que « d’autres texte de référence consacrant les normes internationales de procédure pénale les plus élevées ». Il découle de la mixité des sources du droit procédural en vigueur au sein du Tribunal une hybridité de la procédure elle-même. Celle-ci tient en une combinaison d’éléments issus des deux grandes familles de droit. Ce procédé d’hybridation[14] n’est pas nouvelle, il est la marque des institutions judiciaires internationales, qu’il s’agit des Tribunaux Pénaux Internationaux[15] ou des tribunaux internationalisés, dont le Tribunal spécial sierra léonais[16], le Tribunal spécial pour le Cambodge[17] ou les chambres timorais[18]. La procédure applicable au sein du Tribunal spécial pour le Liban est une synthèse d’éléments empruntés à la tradition de droit civil libanaise et de la tradition de common law. Toutefois, elle est différente des autres tribunaux pénaux institués par l’Organisation des Nations Unies, dans le sens que « la conduite des procès se fonde davantage sur le droit civil que sur la Common Law »[19].
- Les procédures proprement dites
Si le statut du Tribunal spécial édicte quelques règles procédurales qu’il aura à appliquer dans l’exercice de ses fonctions, l’ensemble des desdites règles se trouvent dans le Règlement de procédure et de preuve applicable au sein de cette juridiction qui, adopté conformément aux dispositions de l’article 28 du son statut, est entré en vigueur le 20 mars 2009. En vertu de cet article, « la mise en état des affaires, les procès en première instance et les recours, la recevabilité des preuves, la participation des victimes, la protection des victimes et des témoins et d’autres questions appropriées » sont régis par ce règlement.
Au sein du Tribunal spécial pour le Liban, les procédures commencent tout d’abord avec l’enquête menée par le Bureau du procureur. Ensuite, l’enquête doit aboutir à l’émission d’un acte d’accusation contre une ou plusieurs personnes. Une fois que l’acte d’accusation a été soumis, c’est-à-dire soumis au juge de la mise en état, ce dernier doit confirmer intégralement ou partiellement cet acte d’accusation. Par la suite, le Juge de la mise en état est responsable de la préparation de l’affaire avant le procès proprement dit. Après que le Juge de la mise en état ait mis l’affaire en état en vue du procès, il aura alors lieu, à l’issu duquel il peut y avoir appel.
Si tels sont d’une manière générale les principaux stades des procédures menées devant le Tribunal spécial pour le Liban, il est cependant nécessaire de souligner les spécificités afférentes auxdites procédures.
Selon l’article 22 du statut du Tribunal spécial intitulé « Jugement par défaut » :
« Le tribunal conduit le procès en l’absence de l’accusé si celui-ci :
- A renoncé expressément et par écrit à son droit d’être présent ;
- N’a pas été remis au Tribunal par les autorités de l’État concerné ;
- Est en fuite ou est introuvable, et tout ce qui était raisonnablement possible a été fait pour garantir sa comparution devant le Tribunal et l’informer des charges confirmées par le juge de la mise en état […] ».
« Par défaut » veut dire que le procès ait lieu sans que la personne à l’encontre de laquelle un ou plusieurs chefs d’accusation ont été établis soit présente. Ce genre de procédure n’a jamais existé dans aucun tribunal international. En effet, il ne faut pas que la justice soit entravée par la volonté de l’accusé ou le non-vouloir d’un Etat qui refuse de le livrer. Cependant, il sied de noter que si un jugement par défaut doit avoir lieu, l’accusé doit être représenté au cours du procès par un conseil. A défaut, le Bureau de la Défense, un des quatre principaux organes du Tribunal spécial, lui en commettra un d’office. La possibilité de mener un procès in absentia est déjà une marque de la place importante donnée à la tradition juridique civiliste dans les règles de procédure applicables devant le TSL.
Autres spécificités liées aux procédures applicables au sein du Tribunal spécial pour le Liban, c’est la faculté donnée aux victimes de participer au procès. Elles disposent de ce qu’on appelle généralement le droit de faire valoir. Les victimes peuvent présenter au cours du procès leurs « vues et préoccupations » selon les termes du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal spécial. Cela signifie que la victime a le droit de consulter les pièces et les éléments de preuve produits par les parties, elle pourra elle-même produire des éléments de preuve, elle pourra demander d’entendre des témoins, les interroger, les contre-interroger, et le tout, bien évidemment, sous le contrôle de la Chambre de la première instance. Toutefois, si les victimes pourront participer activement au procès, elles ne peuvent pas réclamer la réparation de leur préjudice devant le Tribunal spécial. Pour ce faire, elles devront se tourner vers une juridiction nationale. Mais, elles pourront, cependant, produire devant cette juridiction le jugement du Tribunal spécial pour le Liban, ce qui, probablement, facilitera grandement leurs tâches dans cette nouvelle procédure.
La présence d’un juge appelé « Juge de la mise en état » au sein du Tribunal spécial pour le Liban est également une innovation affectant les procédures applicables au sein de cette institution judiciaire. Le Juge de la mise en état assure des tâches uniques au sein du Tribunal spécial. Sa mission consiste essentiellement à assurer à ce que le procès soit préparé avec équité et diligence. Et pour ce faire, le Juge de la mise en état s’est fait confié un ensemble de tâches, notamment l’examen et la confirmation des actes d’accusation, l’étude des questions afférentes à la détention lors de la phase préliminaire du procès, la facilitation des tâches du Procureur et de la Défense lors de ladite phase. Pour plus de détails sur les domaines de responsabilité du Juge de la mise en état, il convient de se référer au Règlement de procédure et de preuve du Tribunal spécial.
- LA STRUCTURE DU TRIBUNAL SPECIAL POUR LE LIBAN
La juridiction spéciale pour le Liban est composée de quatre organes principaux : les Chambres, le Bureau du Procureur, le Bureau de la Défense et le Greffe.
- Les Chambres. –
Les chambres sont divisées en trois sections : la Chambre de la mise en état, la Chambre de première instance et la Chambre d’appel. Ces trois chambres ont leur autonomie respective par rapport aux trois autres organes du Tribunal. Pour ce qui est de la Chambre de la mise en état, elle est constituée d’un juge international. En ce qui concerne la Chambre de première instance, elle est composée d’un juge libanais, deux juges internationaux et deux juges suppléants (un venant du Liban et un international). Enfin, la Chambre d’appel est formée de trois juges internationaux et deux juges libanais. Cependant, il est nécessaire de s’interroger sur le rôle de chacune des ses chambres et les relations qu’elles entretiennent entre elles.
Le Juge de la mise en état joue un rôle très important. Parce que, premièrement, il lui appartient de confirmer l’acte d’accusation. En effet, il peut éventuellement avoir quelques doutes sur le contenu dudit acte. Aussi, il peut demander, entre autres, au Procureur de le réviser, de l’étayer. Selon le Règlement de procédure et de preuve du Tribunal spécial pour le Liban, il appartient également au Juge de la mise en état de délivrer les mandats d’arrêt ou les citations à comparaître selon ce que le Procureur ou le Juge de la mise en état décide d’entreprendre. Par la suite, le Juge de la mise en état demande au Procureur de communiquer à la Défense toutes les pièces ainsi que les éléments de preuve rassemblées par l’Accusation. La procédure préliminaire est ainsi ouverte. Durant cette phase, le Juge de la mise en état doit, en premier lieu, procéder à la sélection des victimes. Etant donné que tous ceux qui prétendent être des victimes d’un crime particulier confirmé dans l’acte d’accusation se présenteront devant le Juge de la mise en état, ce dernier devra procéder au tri de ces victimes afin de déterminer si elles remplissent toutes les conditions énoncées par le Statut du Tribunal spécial et le Règlement de la procédure et de la preuve leur permettant d’avoir cette qualité. Ensuite, le Juge de la mise en état doit estimer s’il est opportun qu’il intervienne et participe à la procédure. Il se concerte également avec le Chef de l’unité responsable des victimes participant à la procédure en vue de la désignation du représentant légal de ces victimes. Pendant cette phase préliminaire, qui devrait durer entre quatre et six mois, il y a un échange de documents entre la Défense et l’Accusation, et des requêtes préliminaires peuvent être déposées par la Défense. Normalement, la Chambre de première instance est normalement saisie de ces requêtes, même si le Juge de la mise en état peut déjà statuer sur certaines d’entre elles. Donc, à ce stade, la Chambre de première instance entre déjà en scène quelques mois avant le procès proprement dit. Après l’achèvement de cette phase, le procès s’ouvre. Durant cette phase, la Chambre de première instance examine les éléments de preuve, ce qui débouchera sur l’acquittement ou la condamnation des accusés. Le jugement de la Chambre de première instance peut cependant faire l’objet d’un appel, qui est porté devant la Chambre d’appel du Tribunal spécial. Aux termes de l’article 176 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal : « Un appel peut être formé pour l’un des motifs suivants : erreur sur un point de droit qui invalide la décision ; erreur de fait qui a entraîné un déni de justice ».
Cependant, il sied de remarquer que le mode de sélection des juges libanais qui siégera au sein du TSL diffère de ce qui se fait dans d’autres tribunaux spéciaux[20]. En effet, c’est le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies qui les désignera sur une liste de douze personnes présentée par le Gouvernement libanais.
- Le Bureau du Procureur. –
Cet organe est actuellement dirigé par l’éminent juge canadien Norman FARELL, qui a succédé à Daniel A. BELLEMARE. Le Procureur est chargé d’un mandat double. D’une part, c’est lui qui mène les enquêtes et d’autre part, il lui appartient de poursuivre les personnes éventuellement responsables des crimes entrant dans la compétence du Tribunal spécial. Pour ce faire, deux sous-organes ont été créés au sein du Bureau du Procureur : la division des enquêtes et la division des poursuites. La division des enquêtes a pour mission de rassembler les éléments de preuve et de les analyser afin d’établir des preuves crédibles en appui des actes d’accusation. Quant à la division des poursuites, le Statut du Tribunal lui a confié la tâche de porter les affaires de la Cour. Ce sous-organe dépose des observations juridiques devant le Tribunal, rédige les actes d’accusation, et assure la tenue d’un procès équitable.
- Le Bureau de la Défense. –
Le Bureau de la Défense est l’un des quatre organes principaux du Tribunal spécial pour le Liban. C’est la première fois qu’un tel organe a été mis sur pied au sein d’un tribunal pénal international. Le Bureau de la Défense a été institué dans le but d’assurer la protection des droits de l’accusé[21]. La mise en place d’un tel organe afin de protéger les droits des accusés n’est pas vraiment habituelle dans la pratique des tribunaux internationaux[22]. Pour assurer l’effectivité de l’exercice desdits droits, cet organe s’est fait confié un certain nombre de responsabilités dans trois domaines principaux. Le premier est afférent à des fonctions administratives, dont notamment l’établissement d’une liste de conseils susceptibles d’être désignés pour assurer la représentation des accusés devant le tribunal, la commission d’office d’un conseil de la défense en cas de procès in absentia. Le deuxième domaine consiste en une aide et soutien : donner un soutien opérationnel aux conseils de la défense (locaux, équipements, etc.), assurer leur formation, etc. Quant au dernier domaine, il concerne la protection des droits de la défense et de l’accusé. Si telles sont les principales fonctions du Bureau de la Défense, il importe de connaître sa structure.
Le Bureau de la Défense est constitué des quatre entités suivantes : le Cabinet du Chef du Bureau, en la personne du Maître François ROUX., la Sections des avis juridiques, l’Unité de soutien opérationnel et l’Unité de l’aide juridictionnelle.
- Le Greffe. –
Comme il a été précisé ci-avant, le Greffe fait partie des quatre organes du TSL. Cet organe est pour l’essentiel responsable des aspects non judiciaires de l’administration et du fonctionnement du Tribunal. A la tête du bureau se trouve un Greffier, nommé par le Secrétaire Général onusien. Le Greffier, en la personne du néerlandais Herman von Hebel, est chargée « de l’administration et de la gestion du Tribunal dans les domaines suivants : le ressources financières et humaines, la protection des victimes et des témoins, la participation des victimes à la procédure judiciaire, la sensibilisation et les relations avec les médias »[23]. Dans l’exercice de ses fonctions, le Greffier est assisté par un Greffier adjoint à La Haye et un chef de Bureau à Beyrouth.
Si tels sont traits principaux caractérisant le Tribunal spéciaux pour le Liban, nous allons maintenant voir les principales controverses qu’a connues cette juridiction depuis sa mise en place.
- – LES PRINCIPALES CONTROVERSES LIÉES AU TRIBUNAL SPECIAL POUR LE LIBAN
Depuis sa création, le Tribunal spécial pour le Liban a éveillé les débats les plus passionnés. Parmi les grandes polémiques suscitées par cette juridiction, il y a l’absence de mesures relatives tant à l’immunité dont jouissent les officiels libanais de haut rang qui pourraient éventuellement participer à l’attentat du 14 février 2005 qu’aux graves crimes perpétrés ces dernières années au Liban (B). Par ailleurs, l’institution elle-même du Tribunal spécial est sujette à discussion (A).
- L’INSTITUTION DU TRIBUNAL SPECIAL POUR LE LIBAN
Comme il a été précisé ci-avant, la particularité des circonstances afférentes à l’affaire, et les doutes relatives à l’aptitude des autorités de la République du pays des cèdres et de son système judiciaire une meilleure administration de la justice, ont débouché sur la nécessité d’extérioriser et internationaliser la justice pénale. D’où la création du Tribunal spécial pour le Liban. Toutefois, face au problème institutionnel et la crise politique libanaise, l’instauration de la juridiction qui aurait du se faire conventionnellement s’est soldé par un échec (1), ce qui avait pour conséquence le mise sur pied du Tribunal unilatéralement (2).
- L’impossibilité de la voie conventionnelle
Le fait d’internationaliser l’administration de la justice est conditionné par des motifs tant structurels que circonstanciels[24]. Aussi, il fallait trouver un mode d’internationalisation prenant en compte les particularités de la situation libanaise. L’idée de confiée l’affaire à une juridiction proprement internationale ad hoc[25] a été de ce fait rapidement mise de côté. En outre, compte tenu du caractère libanais de l’affaire et le souci de rendre une justice de proximité ainsi que de faire respecter le droit libanais au Liban, la volonté de mettre en place un tribunal « exclusivement international »[26] a été également écartée. Se tournant vers une troisième solution, le Secrétaire général onusien et les autorités libanaises avancèrent l’idée de mettre en place un « tribunal mixte », à l’instar de ce qui a été mis en œuvre pour le Tribunal spécial sierra léonais. L’hybridité proposée repose sur un équilibre « déterminé par d’importantes caractéristiques comme le texte constitutif du tribunal, sa juridiction, le droit applicable, son emplacement, sa composition et ses dispositions financières »[27].
La concertation quant à l’internationalisation du Tribunal spécial pour le Liban était une solution qui allait sans dire. La solution conventionnelle tendait à éviter tout soupçon de violation du principe de non-ingérence[28]. Faire participer l’État dans l’élaboration du statut d’un tribunal internationalisé a pour dessein en effet de concevoir les conditions d’une « justice acceptée ». Elle est considérée par l’opinion publique comme une garantie de légitimité de l’autorité du tribunal. Partant, le Secrétaire général de l’ONU, Koffi Annan, fut chargé pour négocier avec l’État libanais une entente sur le statut d’une juridiction internationale ayant pour vocation de juger les auteurs de l’attentat qui a causé la mort, entre autres, de Rafiq HARIRI. La négociation s’est déroulée du janvier au septembre 2006 et elle s’est débouchée sur un projet d’accord[29] qui devait être ratifié pour être parfait. En se référant à la loi fondamentale libanaise, cette procédure de ratification se fait de la manière suivante : assentiment du conseil des ministres et la Chambre des députés et ratification du Président de l’État en accord avec le premier ministre[30].
Cependant, rien de ces conditions constitutionnelles ne furent remplies. Le chef de l’État libanais de cette époque, Émile LAHOUD, a refusé de ratifier le projet d’accord. Il a avancé que ledit projet entraînerait une « perte de souveraineté » du Liban. Par ailleurs, l’examen du projet par la Chambre des députés n’a jamais été fait. Le Président de ladite chambre ne contesta à ce le sujet soit à l’ordre du jour de l’assemblée. En outre, le gouvernement était divisé sur la question de l’opportunité de la mise en place d’un tribunal spécial, laquelle aggraverait les tensions entre anti-syriens et pro-syriens.
Nonobstant ce blocage institutionnel, Fouad SINIORA, qui prétendait être le Premier ministre, donna son consentement au texte du projet d’accord le 13 novembre 2006. Cette approbation a reçu l’appui de la majorité parlementaire. Cependant, le Président E. LAHOUD envoya une lettre au Secrétaire général onusien dans laquelle il protesta cette démarche en arguant que la signature de l’entente est anti-constitutionnelle. Par conséquent, Koffi Annan, dans son rapport en date du 21 novembre 2006, notait que le Liban ne serait pas « juridiquement liée sur le plan international, du seul fait de la décision du Gouvernement. Il ne le sera qu’au terme de la procédure constitutionnelle, au moment de la ratification du traité »[31].
- Le Tribunal spécial pour le Liban, institué unilatéralement
Le projet de mettre en place un tribunal spécial pour le Liban recueillait un grand soutien au sein de la communauté internationale. Compte tenu des problèmes institutionnel et politique de la République libanaise et l’incertitude quant à la ratification du projet d’accord, la Belgique, les États-Unis, la France, l’Italie, le Royaume uni et la Slovaquie présentèrent un projet de résolution visant à octroyer un fondement au statut de la juridiction, et corolairement, aboutir à l’entrée en vigueur de façon unilatérale en vertu d’une résolution du Conseil de sécurité prise sur le base du chapitre VII de la Charte des Nations Unies [32] et plus particulièrement en vertu de l’article 39 de ladite charte selon lequel :
« Le Conseil de sécurité constate l’existence d’une menace contre la paix, d’une rupture de la paix ou d’un acte d’agression et fait des recommandations ou décide quelles mesures seront prises conformément aux Articles 41 et 42 pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales ».
En l’absence d’accord ratifié, cette solution était acceptable afin de pallier les menaces d’impunité.
Le recours au chapitre VII pour l’instauration d’une juridiction n’était pas concevable que si le projet d’accord n’était pas menacé de veto au sein du Conseil de sécurité. Rappelons en effet que les intimidations de veto chinois en 1999 faisaient obstacle à la mise sur pied d’un tribunal spécial ad hoc pour le Cambodge en 1999[33]. Après d’âpres débats, le Conseil de sécurité, agissant sur la base du chapitre VII, a adopté la résolution 1757 le 30 mai 2007 qui a fait entrer en vigueur les dispositions du projet d’accord et le statut du Tribunal.
La mise en place d’un tribunal international de façon unilatérale est une politique de restauration des structures d’un État dans un contexte post-conflictuel. Cependant, bien que la République libanaise ne fasse pas partie de cette catégorie, elle s’est vue appliquer une méthode similaire à celle qui a permis la mise sur pied des chambres spéciales au Timor oriental. Si l’État libanais ne nécessite pas une politique de restauration, s’il n’est pas un « État défaillant »[34], il est avéré qu’il souffre de blocage institutionnel et surtout de crise politique. Par ailleurs, il demeure un État dont les bases de la démocratie sont incertaines. La lutte contre l’impunité participe cependant à l’instauration de l’État du droit et à la promotion de la démocratie. Allant au-delà de la répression des attentats politiques, le dessein ultime du Tribunal spécial pour le Liban est de mettre un terme à l’impunité qui a régné depuis trop longtemps dans ce pays. Selon les propos de l’ex-Secrétaire général onusien, Koffi Annan, faire cesser « l’impunité des auteurs de crimes scandaleux tels que l’assassinat de l’ancien Premier Ministre HARIRI » est une des conditions essentielles pour « créer les conditions d’une paix durable dans le pays et pour devenir un facteur de paix dans la région »[35]. Aussi, le Tribunal spécial pour le Liban introduit-il une nouvelle pensée dans la doctrine de la justice transitionnelle en y incluant une forme de justice « préventive ». Par ailleurs, on peut le regarder comme un moyen de libérer le Liban de la mainmise syrienne et de rendre effective sa souveraineté. La mise en place du TSL peut être envisagée comme un catalyseur pour régulariser les institutions judiciaires et politiques du Liban. Bien ce pays n’est en lui-même un État défaillant, son indépendance est fictive compte tenu de l’influence syrienne depuis la guerre civile. Ainsi, la mission à laquelle le Tribunal spécial s’est vu confier s’inscrit dans le cadre d’une politique générale de l’ONU, tendant à « réaffirmer et à affermir la souveraineté du Liban »[36].
- LE DÉFAUT DE MESURES COMPLÉMENTAIRES POUR REMÉDIER A L’IMPUNITÉ
Comme évoqué ci-avant, l’absence de mesures afférentes tant à l’immunité dont jouit les officiels libanais de haut rang qui pourraient fort probablement participer à l’attentat du 14 février 2005 (1) qu’aux graves crimes perpétrés ces dernières années au Liban figurent parmi les controverses liées au Tribunal spécial pour le Liban (2).
- L’immunité des officiels libanais de haut rang
Dans son enquête, il est fort probable le Procureur du TSL arrive à réunir des éléments de preuve démontant l’implication d’officiels de haut rang, bénéficiant d’immunités, dans l’attentat du 14 février 2005. Si la première raison d’être du Tribunal spécial est de lutter contre l’impunité, l’inexistence de dispositions relatives à la levée d’immunités est plus ou moins étonnante.
Par exemple, le statut du TSL dispose en son article 6 que : « L’amnistie accordée à une personne pour tout crime relevant de la compétence du Tribunal spécial ne fait pas obstacle à l’exercice de poursuites contre elle ». Aussi, aucune amnistie ne sera-t-elle accordée pour un crime tombant sous la juridiction du Tribunal spéciale. Ce qui est quelque peu surprenant au cas où les actes dont il s’agit ne sont réprimés que sous le droit libanais et qu’il appartient aux autorités libanaises de décider si oui ou non elles veulent octroyer une amnistie. Delà, il ressort que les rédacteurs de l’acte constitutif du TSL voulaient lutter contre l’impunité. L’article 5.2 dudit acte intitulé Non bis in idem constitue également une autre preuve de cette intention. Selon les termes de cet article : « Quiconque a été traduit devant une juridiction nationale ne pourra l’être par la suite devant le Tribunal spécial que si la juridiction nationale n’a pas statué en toute impartialité ou indépendance, si la procédure engagée devant elle visait à soustraire l’accusé à sa responsabilité pénale pour des crimes relevant de la compétence du Tribunal, ou si les poursuites n’ont pas été exercées en toute diligence ». Ainsi, une personne déjà jugée par les autorités libanaises compétentes pourrait être rejugée par le TSL si l’indépendance et l’impartialité de ces autorités n’étaient pas garanties.
Malgré le but poursuivi ayant conduit à l’élaboration de ces dispositions, le statut du Tribunal spécial pour le Liban fait abstraction des immunités dont jouissent certaines personnalités libanaises qui auraient participé d’une manière ou d’une autre à l’attentat du 14 février 2005. Si le crime contre l’humanité a été retenue pour qualifiée cet acte, la question aurait été réglée[37]. Auquel cas, il est à craindre que cette abstraction ne restreigne le champ d’investigation du Procureur. Les juges du TSL pourraient être tentés de se référer sur la jurisprudence inédite de la Cour Internationale de Justice dans l’affaire Yérodia[38] ou encore sur la jurisprudence du Tribunal spécial sierra léonais dans l’affaire Taylor[39].
Dans l’affaire Yérodia, la CIJ précisait l’inexistence « d’une exception quelconque à la règle consacrant l’immunité de juridiction pénale et l’inviolabilité des ministres des affaires étrangères en exercice, lorsqu’ils sont soupçonnés d’avoir commis des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité »[40]. Cependant, si la Cour a fait allusion à des juridictions nationales, elle a laissé la porte ouverte pour ce qui est des tribunaux internationaux[41]. Ce qui nous amène dès lors à poser la question de savoir si c’est le cas du Tribunal spécial pour le Liban.
Pour qualifier le TSL d’une juridiction internationale au sens de l’affaire Yérodia, les juges pourraient se référer au jugement rendu dans l’affaire Taylor. Dans cette affaire, la Chambre d’appel du Tribunal spécial sierra léonais a été amené à se prononcer sur la nature internationale de la juridiction. Pour ce faire, la Chambre a avancé d’une part que « the absence of the so-called Chapter VII powers does not by tiself define the legal status of the Special Court » et d’autre part que l’entente entre l’Organisation des Nations Unies et la Sierra Leone était en fait un accord entre la communauté internationale[42] et la Sierra Leone. Aussi, une juridiction mise en place par un traité était un tribunal international au même titre qu’une juridiction créée par le Conseil de sécurité. Quoique que surprenant, ce raisonnement pourrait bien être emprunté par les juges du TSL pour qualifier cette juridiction comme un tribunal international. Quant à la question de savoir si ledit raisonnement serait suffisant pour levée l’immunité dont bénéficie un Chef d’État, c’est un autre problème. Si les statuts du Tribunal spécial pour la Sierra Leone, du Tribunal pénal international de l’ex-Yougoslavie, de la Cour pénale Internationale prévoient des dispositions sur les immunités[43], le statut du TSL, quant à lui, est muet sur le sujet, ce qui nous laisse perplexe sur la compétence du Tribunal spécial à poursuivre des personnes bénéficiant d’immunités. Quoiqu’il en soit, comme il résulte du jugement Yérodia la possibilité de levée l’immunité d’un officiel devant un tribunal international en cas de crime international[44], il est probable que les juges du TSL s’appuient sur ledit jugement pour fonder sa compétence. En effet, dans un avis, en date du 16 février 2001, la Chambre d’appel du Tribunal spécial pour le Liban a érigé le terrorisme comme un crime international[45].
- Le statut du TSL : abstraction des graves crimes perpétrés dans le passé
Si le Tribunal spécial pour le Liban a été institué pour connaître certains crimes perpétrés ces dernières années, on remarque en revanche l’absence quelque peu étonnante dans son statut de dispositions afférentes aux milliers d’homicides et autres graves atteintes au droit humanitaire international commis dans la République libanaise ces dernières décennies.
Pendant la guerre civile qui s’est déroulé de 1975à 1990, 100 000 individus auraient été assassinés par les protagonistes à la guerre et au moins 17 000 disparitions forcées ont eu lieu. Cependant, les autorités libanaises n’ont pris les mesures nécessaires pour que la justice soit rendue.
En outre, durant les attaques israéliennes (1978), plus de 1 000 civils ont trouvé la mort ; l’invasion israélienne de 1982 ont fait 17 000 victimes. Pendant la présence de l’armée syrienne de 1975 à 2005, plusieurs autres tueries ont eu lieu. Nonobstant tout cela, il semble que ni les autorités syriennes ni les autorités israéliennes n’ont rien entrepris face à de telle situation. En outre, la communauté internationale n’a pas envisagé à ouvrir des enquêtes sur le plan international.
Si le Tribunal spécial pour le Liban est la marque d’une rupture avec la logique de l’impunité qui règne depuis longtemps dans la République libanaise, il est toutefois insuffisant. En absence d’autres mesures, on peut bien craindre qu’il soit regardé comme un instrument sélectif au point de vue politique au risque de n’inspirer confiance à l’opinion publique. Par conséquent, il apparaît primordial à ce que les autorités libanaises prennent des mesures pour mettre un terme aux graves violations du droit humanitaire perpétrées dans le passé. « Si le Tribunal spécial applique de sa propre initiative une justice sélective, les lignes de division politique risquent de se renforcer dans le pays et les blessures du passé de se rouvrir »[46].
*
* *
Conclusion
Eu égard aux difficultés auxquelles se heurtent les autorités libanaises, la création du Tribunal spécial pour le Liban apparaît comme une nécessité. L’aide internationale sollicitée dès 2005 par le pays afin que la justice soit, a pris une forme différente de celle qui avait au tout début été prévue. Avec ce tribunal international d’un genre nouveau, l’Organisation des Nations Unies donne une solution originale. S’écartant de la logique de répression des violations graves du droit international, le Tribunal spécial pour le Liban est une juridiction internationale ayant pour but de se substituer aux institutions judiciaires libanaises. Dans cette perspective, il est une expérience d’internationalisation de l’administration de la justice pénale.
Toutefois, le TSL éveille certaines critiques, notamment celles concernant l’instrumentalisation de la justice par le Conseil de sécurité onusien. S’il semble s’inscrire dans un projet de restauration d’un État libanais démocratique, respectant la prééminence du droit, et débarrassé de l’influence de la Syrie, il est avéré que le TSL aménage une justice géo-politisée. C’est cette dimension politique prise par le Tribunal spécial qui engendre les tensions et nourrit la crise que traverse le pays.
Nonobstant les critiques qu’elle suscite, la mise en œuvre de la résolution 1757 (2007) qui a instituée le TSL est déjà sorite de sa phase de démarrage. La juridiction a commencé officiellement ses tâches dans la capitale néerlandaise le 1er mars 2009.
[1] A. LELARGE, « Le tribunal spécial pour le Liban », Annuaire français de droit international, LIII – 2007 – CNRS Editions, Paris.
[2] Résolution 1595 (2005) : « l’enquête menée par les autorités libanaises présentait de graves insuffisances et que, faute de moyens et de la volonté d’aboutir, elle ne pourrait produire de conclusions crédibles », le Conseil décide de créer « une commission d’enquête internationale indépendante ».
[3] Rapport du Secrétaire général (S/2006/176).
[4] Article 8
1.1 « Les chambres sont composées comme suit :
- un juge international de la mise en état ;
- trois juges siégeant à la Chambre de première instance, dont un juge libanais et deux juges internationaux ;
- cinq juges siégeant à la Chambre d’appel, dont deux juges libanais et trois juges internationaux ;
- deux suppléants, dont un juge libanais et un juge international ».
[5] Rapport du Secrétaire général de l’ONU du 20 mars 2006 (S/2006/176).
[6] A.M. LA ROSA/S. BOURGON, « Les droits nationaux dans le règlement de procédure et de preuve du TPIY : une référence à apprivoiser », in Les sources du droit pénal international, 2004, p. 425.
[7] Sur la définition de l’expression « conflit armé » par le droit international, v. Comité international de la Croix-Rouge, Comment le terme « conflit armé » est-il défini en droit international humanitaire ? », Prise de position, mars 2008.
[8] J-B Beauchard, Le Tribunal spécial pour le Liban, les paradoxes d’une justice en quête de vérité, in Moyen-Orient, Janvier-Mars 2011, numéro 09, p. 68.
[9] Pour plus de détails, cf. Chambre d’appel, Avis aux médias, STL1101/I/AC/R176bis, www.stl-tsl.org/fr
[10] A ce propos v. le Statut du Tribunal spécial pour la Sierra Léon (article 4) ou encore le règlement 2005/15, l’Administration transitoire des Nations Unies au Timor oriental.
[11] A. LELARGE, op. cit.
[12] Rapport du Secrétaire général de l’ONU (S/2006/176), § 8.
[13] A. LELARGE, op. cit.
[14] « L’hybridité et l’autonomie du règlement de procédure et de preuve du tribunal spécial pour l’ex-Yougoslavie », in Les sources du droit pénal international, 2004, pp. 136 et s.
[15] TPIY, Delalic, 16 novembre 1998, § 159 : « Le Statut et le Règlement du tribunal réalisent une synthèse des deux grandes traditions juridiques ».
[16] C. ROMANO/T. BOUTRUCHE, « Tribunaux pénaux internationalisés », RGDPI, 2003, p. 115.
[17] S. LINTON, « New approaches to international justice in Cambodia and east Timor”, p. 100.
[18] Règlement MANUTO 2003/30 portant les « transnational rules on criminal procedure ».
[19] Rapport du Secrétaire général (S/2006/893), §8.
[20] Il en est ainsi par exemple du Tribunal spécial sierra léonais.
[21] Toute personne à l’encontre de laquelle un plusieurs chefs d’accusation ont été confirmé par le Juge de la mise en état.
[22] Par exemple, le statut du Tribunal spécial pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) ne prévoit rien concernant la défense, sauf qu’une personne à l’encontre de qui une accusation est portée à droit à l’assistance d’un défenseur de son choix ou à s’en voir attribuer un d’office (v. article 21 du statut du TPIY). Il appartient au greffier de prendre des décisions afférentes à la défense.
[23] Définition donnée sur le site officiel du Tribunal spécial pour le Liban, www.stl-tsl.org
[24] Y. KERBRAT, « Juridictions internationales et juridictions nationales internationalisées ; les tribunaux hybrides pour le Cambodge et la Sierra Leone », in Actualité de la jurisprudence internationale à l’heure de la mise en place de la Cour pénale internationale, P. Tavernier (dir), Bruylant, 2004, p. 265.
[25] Si certains évoquèrent l’éventuelle compétence de la CPI, cette dernière doit être écartée d’office en raison des infractions poursuivies et du fait que le Liban n’est pas partie à son statut.
[26] Rapport du Secrétaire général, 20 mars 2006, (S/2006/176).
[27] Rapport du Secrétaire générale, op. cit.
[28] Principe, déduit du principe de souveraineté de l’État et reconnu par la Cour Internationale de la Justice comme règle fondamentale du droit international public, selon lequel un État ne peut intervenir dans les affaires intérieures d’un autre État.
[29] Rapport du Secrétaire général, S/RES/893 (2006), lettre du 21 novembre 2006 (S/2006/911).
[30] Constitution du Liban, article 52, modifié par la loi constitutionnelle du 21 septembre 1990.
[31] Rapport du Secrétaire général, addendum, 21/11/2006 (S/20006/893/Add.1).
[32] D. BOYLE, « Une juridiction hybride pour juger les khmers rouges », Droits fondamentaux, 2001, n°1, p. 215.
[33] Rapport du Secrétaire général, 15 mars 1999, (A/53/850-S/1999/231).
[34] G. CAHIN, op. cit., p. 273 ; D. THÜRER, « The « failed State » and International law », RICR, 1999, p. 731; M. IGNATIEFF, « State failure and nation building », in Humanitarian Intervention, J.L. HOLZGREFE/R.O. KEOHANE, Cambridge UP, 2003, pp. 299 et s.
[35] Rapport du Secrétaire général (S/2006/893/Add.1).
[36] A. Lalarge, op. cit.
[37] Jurdi N.N, « The Subject-Matter Jurisdiction of the Special Tribunal for Lebanon », in Journal of International Criminal Justice, vol. 5, n°5, november 2007, p. 1128.
[38] CIJ, Mandat d’arrêt du 11 avril 2000, République démocratique du Congo c. Belgique), jugement du 14 février 2002. L’affaire était relative à un mandat d’arrêt international délivré par la Belgique contre celui qui était alors Ministre des Affaires Etrangères de la RDC, accusé de crimes contre l’humanité. La RDC affirmait que la délivrance du mandat violait les règles du droit international concernant les immunités.
Pour un approfondissement sur cette affaire, cf. J-P Quéneudec, « Un arrêt de principe : l’arrêt de la CIJ du 14 février 2002 », Actualité et Droit International, mai 2002.
[39] TSSL, Prosecutor v. Charles Ghankay Taylor, Decision on immunity from jurisdiction, Chambre d’appel, SCSL-2003-01-I, 31 mai 2004.
[40] CIJ, Mandat d’arrêt du 11 avril 2000, jugement du 14 février 2002, §58.
[41] CIJ, Mandat d’arrêt du 11 avril 2000, op. cit., §61: « un ministre des affaires étrangères ou un ancien ministre des affaires étrangères peut faire l’objet de poursuites pénales devant certaines juridictions pénales internationales dès lors que celles-ci sont compétentes. Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et le Tribunal pénal international pour le Rwanda, établis par des résolutions du Conseil de sécurité adoptées en application du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, ainsi que la future Cour pénale internationale instituée par la convention de Rome de 1998, en sont des exemples ».
[42] TSSL, Affaire Taylor, op. cit., §38 : “It is to be observed that in carrying out its duties under its responsibility for the maintenance of international peace and security, the Security Council acts on behalf of the members of the United Nations. The Agreement between the United Nations and Sierra Leone is thus an agreement between all members of the United Nations and Sierra Leone. This fact makes the Agreement an expression of the will of the international community. The Special Court established in such circumstances is truly international”.
[43] Tunks Michael A., « Diplomats or Defendants? Defining the Future of Head-of-State Immunity », in Duke Law Journal, vol. 52, n°3, December 2002, pp. 651-682.
[44] Aptel C., «Some Innovations in the Statute of the Special Tribunal for Lebanon», in JICJ, vol. 5, n° 5, november 2007, p. 1111.
[45] Chambre d’appel, Avis aux médias, STL1101/I/AC/R176bis, www.stl-tsl.org/fr
[46] Amnesty International, Le tribunal spécial pour le Liban : une justice sélective ?, Ed. Francophones d’Amnesty International, MDE 18/001/2009.
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