Mémoire portant sur la mutualité et le paritarisme dans les groupes de protection sociale.
Problématique : Quels sont pour les mutuelles les enjeux, en termes de valeurs d’origine, de leur rapprochement avec les GPS dans une recherche d’efficacité économique et une conformité aux contraintes réglementaires ?
Plan
Chapitre 1 – Les valeurs fondatrices de la mutualité et du syndicalisme
Section 1 – La solidarité comme valeur fondatrice
B – Syndicalisme et solidarité
Section 2 – L’altruisme comme une nécessité humaine
Section 1 – Economie « standard » vs Economie sociale
A – Remise en question de la rationalité des agents économiques
B – L’individualisme influençant le syndicalisme
C – La concurrence remettant en cause les valeurs fondatrices de la mutualité
Partie 2 – Les enjeux du regroupement dans la mutualité
Chapitre 1 – Les réglementations comme facteurs de regroupement
A – Généralités sur Solvabilité 2
B – Les impacts de Solvabilité 2 en termes de regroupement des mutuelles
- .1– Contraintes réglementaires : un facteur de regroupement
- .2– Une exigence concurrentielle et de concentration
Section 2 – Accord National Interprofessionnel de 2013
Chapitre 2 – Partenariats pour faire face aux exigences du marché assuranciel
Section 1 – Partenariat commercial
Section 2 – Partenariat industriel
Section 3 – Partenariat financier
Chapitre 3 – Enjeux du regroupement sur les valeurs mutualistes
Section 1 – Enjeux dans le développement de structures d’assurance
A – Dégager des excédents de gestion
Section 2 – Enjeux dans la gouvernance
Partie 3 – Rapprochement des Mutuelles vers les GPS
Chapitre 1 – Cadre général de l’étude empirique
A – Cas étudié : rapprochement entre La Mutuelle Générale et Malakoff Médéric
B – Analyse des entretiens auprès d’experts
Section 2 – Enjeux du rapprochement
A – Les motivations du rapprochement
B – Les avantages attendus de la SGAM
- .1– Un regroupement de sociétés de l’économie sociale
- .2– L’établissement d’une structure mutualiste
- .3– Une opportuniste complémentarité
- .4– Un lien dans les valeurs communes
Chapitre 2 – Rapprochement de LMG-MM : un échec d’origine « humaine »
Section 1 – L’échec ne viendrait pas du côté technique/stratégique
Section 2 – « L’égo » comme facteur d’échec
B – L’homme au centre de l’échec
C – Discussion et conclusion : quels ont été les rôles des valeurs dans tout cela ?
Introduction
En cette période de mutations économiques et d’évolutions sociétales particulièrement rapides, il faut savoir analyser et regarder les faits passés car l’Histoire a toujours démontré sa capacité à entrevoir l’avenir. Le patrimoine social est acquis avec des fluctuations idéologiques. Il n’est pas un héritage passivement transmis par une société, mais cette dernière l’a élaboré en identifiant et en valorisant ce qui, dans le passé, intéresse son présent et son futur. La France est faite d’institutions issues de mouvements et de conflits sociaux. Auparavant, peu de choses distinguaient les syndicats et les mouvements coopératifs. Aujourd’hui, avec ces regards, l’histoire du paritarisme syndical et de la mutualité peut être appréhendée.
Les mutuelles santé ou « mutuelle 45 »[1] sont rattachées à des organismes régis par le code de la mutualité. Elles « mènent, au moyen des cotisations versées par leurs membres dans l’intérêt de ces derniers et de leurs ayants droit, une action de solidarité, de prévoyance et d’entraide, dans les conditions prévues par leurs statuts, afin de contribuer au développement culturel, moral, intellectuel et physique de leurs membres et à l’amélioration de leurs conditions de vie »[2].
Le concept mutualiste consiste à mettre en commun des moyens financiers de chacun afin de faire face aux risques de santé. Cette collecte est indépendante du risque individuel à couvrir même si son équilibre reste primordial. La mission d’une mutuelle est simple : assurer à tous l’accès à des soins santé qualitatifs. Les mutuelles sont des sociétés de personnes et non capitalistiques. Leurs excédents sont utilisés au profit de leurs adhérents. Elles se différencient des sociétés d’assurance et mettent en avant des valeurs fondamentales : Solidarité, liberté, gouvernance démocratique, responsabilité et l’intérêt collectif, non-lucrativité et transparence.
Il peut être dénombré en France trois autres formes juridiques bien différenciées du marché de l’assurance :
- Les sociétés anonymes d’assurance (SA) sont des entreprises capitalistiques. Elles ont pour objectif de réaliser des bénéfices et de les redistribuer à des actionnaires. Elles sont rattachées au code des assurances. Ces sociétés proposent des tarifs et garanties différents suivant les risques présentés par un individu, selon son âge, son sexe, son état de santé…On les retrouve souvent sous les noms de : Générali, Axa, etc.
- Les sociétés d’assurance mutuelle et/ou mutuelles d’assurance font parties des sociétés d’assurance. Elles sont très souvent confondues avec les mutuelles et possèdent un statut de société civile sans but lucratif. Elles sont régies également par le Code des assurances. Pour citer quelques exemples : Macif, Matmut, Maaf, etc.
- Les institutions de prévoyance (IP) sont des sociétés de personnes de droit privé et régies par le code de la Sécurité sociale. Elles se discernent des SA et des mutuelles par une gestion paritaire fondée par un accord entre les partenaires sociaux et des branches professionnelles. Une égalité de représentation, au sein des conseils d’administrations, constitués à parts égales de salariés et d’employeurs décident communément de la gestion des risques de leurs collaborateurs (paritarisme). Les IP comme les mutuelles sont des structures à but non lucratif. Elles interviennent, de par leur histoire, dans la couverture santé et prévoyance dans les branches professionnelles.
Ces institutions gèrent également les cotisations retraites AGIRC (Association générale des institutions de retraites des cadres) et ARRCO (Association des régimes de retraites complémentaires) des branches professionnelles. A titre d’exemple : Malakoff Médéric, Ag2r-La Mondiale-Réunica, Klésia, etc.
A la Libération, le mouvement syndical, bien égratigné par les tentatives de suppression du régime de Vichy, réapparaît plus uni qu’avant et incite les acteurs sociaux à le reconstruire au nom de la démocratie sociale et surtout autour de la protection sociale. En 1945, est fondée la sécurité sociale, les ordonnances des 4 et 19 octobre 1945 l’affirme dans ses fondements. Son principe réside dans : « un mode de gestion socialisée des risques dans lequel les techniques d’assurance concernant la vieillesse, la maladie et le chômage couvrent l’ensemble des risques et des menaces sociales »[3]. Dans ce modèle, les syndicats prennent effectivement leur part à la gestion : « Les prémices du paritarisme contemporain »[4].
Le « Petit Robert » mentionne l’entrée de l’adjectif « paritaire » dans le vocabulaire social en 1920 et le paritarisme en 1961. Le décalage entre ces dates montre combien cette problématique constitue une équation entre idéologie et processus historique. En même temps, la dernière ordonnance d’octobre 1945 réécrit les statuts de la mutualité. Les mutuelles deviennent des assurances maladies complémentaires de la sécurité sociale. Il subsiste maintenant un effet moins contrasté entre l’assurance maladie obligatoire et l’assurance maladie complémentaire.
Les « trente glorieuses » réaffirment la poussée syndicale par une demande croissante de salariés et obligent les mutuelles à conquérir de nouveaux marchés dans les branches et directement dans les entreprises auprès de ces nombreux salariés. L’édification de la construction européenne et son nouveau marché concurrentiel transforme encore les visions sur l’assurance maladie. Les IP qui deviennent plus tard des groupes paritaires de protection sociale (GPS), les sociétés d’assurance et mêmes les banques apparaissent alors dans ce secteur. Dans les années 1970, des principes de solvabilité « Solvabilité 1 » imposent dans les opérations d’assurances une exigence prudentielle par rapport à la solidité financière des groupes. Elles contraignent ces mutuelles à s’adapter en créant des partenariats, voire des fusions. Vient « solvabilité 2 » en 2002 qui pousse ce monde assurantiel obligatoirement dans le cadre européen pour qu’il soit un vecteur de croissance économique.
C’est dans ce contexte que les mutuelles et les IP doivent revoir leurs stratégies de développement. D’un côté, les mutuelles doivent affirmer leurs valeurs fondamentales et de l’autre les IP se voient dans l’obligation de se regrouper suite à l’accord des partenaires sociaux du dix février 2001 en matière de retraites complémentaires[5]. En se regroupant, elles deviennent des groupes de protection sociale (GPS), afin de distribuer des prestations plus compétitives et meilleures pour la retraite. Ceci va permettre également de rentrer dans l’ensemble du marché de la protection sociale complémentaire.
Pour évoquer les GPS, il faut revenir à la création en 1947 de l’AGIRC qui devait octroyer une pension de retraite aux seuls cadres. Beaucoup d’institutions ou associations professionnelles patronales existaient à la fin du XIXème siècle par secteur professionnel. Elles avaient été créées dans le but de protéger à l’encontre des accidents du travail et de distribuer une rente en cas d’évènements accidentels survenant dans le temps de travail des ouvriers des entreprises affiliées à ces institutions. A la libération, ces institutions adhérent à l’AGIRC, créée par le patronat et gérée paritairement par des représentants des employeurs et des salariés (syndicats) : Ce dispositif est : « administré paritairement et le paritarisme y est présenté comme un principe fondamental de son organisation »[6]. En 1961, suite à l’accord du 8 décembre, voit la naissance de l’ARRCO pour les non-cadres. Cet accord dicte aux entreprises adhérentes au CNPF (conseil national du patronat français, qui deviendra le MEDEF) d’adhérer à ces mêmes institutions. Et c’est la loi de décembre 1972 que : « la protection conventionnelle à gestion paritaire est reconnue en matière de retraites, par l’obligation faite à tous les salariés de s’affilier à un régime complémentaire, comme faisant partie intégrante de la protection sociale obligatoire. Les efforts patronaux pour retrouver dans le système de protection sociale et l’influence perdue à la libération se confondent avec la promotion du paritarisme »[7].
Pendant cette période, la mutualité est restée éloignée de ce mode de gestion paritaire où syndicalistes et représentants des patrons se retrouvent ensemble assis à une même table pour gérer ces institutions ; restant cantonnée à gérer la complémentaire santé individuelle. En 1947 ces IP, qui ajoutent des prestations servies par les régimes obligatoires de sécurité sociale, se multiplient. Ces aides sont fondamentales dans des risques majeurs comme l’invalidité ou le décès où la prestation de la sécurité sociale ne suffit pas pour assurer un niveau de revenu acceptable au salarié et reste de sa famille. L’instauration des régimes de prévoyance dans les entreprises se généralise de plus en plus, poussée par la pression des syndicats, et se matérialise par l’écriture d’une convention collective, d’un accord dans les branches de la métallurgie et du textile et quelque fois par décision motivée du patronat. Ces institutions évoluent et sont devenues des groupes paritaires de protection sociale pilotés par les partenaires sociaux, gérant d’un côté les régimes obligatoires de retraite complémentaire AGIRC et ARRCO et de l’autre, ce que l’on nomme la partie concurrentielle : Les couvertures de protections sociales complémentaires. Cette dernière partie comprend, dans le cadre de contrats collectifs d’entreprise : La prévoyance et l’épargne salariale et depuis 2001, dans le cadre de contrats individuels : La santé ; marché exclusif des mutuelles.
Ensuite, un accord signé le 8 juillet 2009 entre les partenaires sociaux impose à chaque GPS l’obligation de comprendre dans son organisation : une association sommitale qui donne les orientations politiques et stratégiques du groupe, au moins une institution de retraite complémentaire obligatoire Agirc, au moins une institution de retraite complémentaire obligatoire Arrco, une ou plusieurs IP (voire de sociétés d’assurances ou de gestion d’épargne salariale et de mutuelles). Depuis 1945, les « paritaires » et les « mutualistes » ont toujours eu des rapports ambigus, mais un objectif identique : la protection de l’individu. Aujourd’hui, peut-on concevoir une collaboration entre ces deux acteurs de la protection sociale ? Déjà en 1901, on envisage que ces deux institutions de même nature pouvaient se réunir[8]. Visionnaire ou pragmatique du diktat économique ? En 1947, Pierre Chevalier est instituteur dans le Cantal et militant syndical. Il est secrétaire national du syndicat des instituteurs et rentre en 1963 au conseil d’administration de la mutuelle générale de l’éducation Nationale (MGEN) pour en devenir le président.
Le paritarisme et la mutualité ne sont pas antagonistes mais entreprennent l’un et l’autre une mutation liée à l’évolution économique. Entre les valeurs mutualistes et la gestion paritaire institutionnelle s’entrecroisent les valeurs sociales convergeant vers un point commun : l’évolution économique autour de la protection de l’individu. En examinant les stratégies de regroupement des mutuelles et des GPS, on peut dégager des pistes de réflexion et préconisations sur les questionnements suivants : S’agissant du mouvement de concentration en lui-même : Quelles sont les contraintes européennes dont il faut désormais tenir compte ? Quels sont les incitations et les freins à la concentration ? S’agissant des moyens : Quels sont les outils juridiques présents ? Leurs avantages et inconvénients ? Quelles sont les fusions et rapprochement existants ? S’agissant des valeurs et de l’identité mutualiste : Comment les mutuelles préservent-elles leur fonctionnement identitaire dans les GPS ? Le paritarisme, aujourd’hui dans la protection sociale, continuerait-il sa route à travers la mutualité ? Le modèle mutualiste apparaît-il comme suffisamment viable pour continuer à véhiculer ses valeurs fondatrices ?
Au travers de ces différentes perceptions, il est possible de dégager la problématique suivante : comment les mutuelles doivent-elles se rapprocher afin de garantir leur efficacité économique et conserver leurs valeurs d’origine dans les GPS ?
Pour aborder cette problématique, il convient d’appréhender dans une première partie à regarder l’évolution de ces deux comportements sociaux depuis 1945, créés autour de la protection de l’individu : De l’importance du facteur économique dicté par la transformation progressive de notre société mais aussi par l’accélération de la concurrence. L’arrivée de la construction de la communauté européenne semble perturber ces deux mouvements où se confrontent économie et social. Dans un deuxième temps, il convient d’identifier les mutations dans les GPS et la mutualité depuis l’arrivée des contraintes européennes et leurs répercussions sur le droit français : Comment et avec quels outils ont-ils déployé des moyens pour entrer dans l’ensemble du marché assurantiel en créant des partenariats techniques et complémentaires pour atteindre les effets de taille recherchés et essayer de maintenir leurs indépendances et valeurs identitaires. L’arrivée de l’accord national interprofessionnel (ANI) de 2013 accéléré encore cette de concurrence. Dans une troisième partie, sera analysée l’entrée des mutuelles dans les GPS, leurs nouvelles formes statutaires et de gouvernance. On argumentera sur la société de gestion d’assurance mutuelle (SGAM) dans ses différents contours pour ensuite regarder le rapprochement de la mutuelle générale (LMG) avec Malakoff Médéric (MM).
Partie 1 – La mutualité et le syndicalisme face à l’évolution des contextes économique et réglementaire
Avant de parler de rapprochement des mutuelles avec les Groupement de Protection Sociale (GPS) et ses impacts sur les valeurs d’origine de celles-ci, il convient de se focaliser sur ces valeurs et leur potentialité de changement ainsi que les facteurs susceptibles d’engendrer de tel changement. Cette première partie cherche alors essentiellement à appréhender les valeurs fondatrices des mouvements syndicalistes et surtout celles des mutualistes (Chapitre 1 – Les valeurs fondatrices de la mutualité et du syndicalisme) : celles-ci sont supposées assez rigides pour prévenir toute dérive que ces mouvements sociaux pourraient avoir tendance d’observer ; mais ces valeurs doivent également être assez souples pour s’intégrer dans les réels besoins de l’homme qu’ils ont vocation à servir, d’autant plus que ces besoins sont en permanence mutation. Désormais, deux facteurs majeurs interdépendants, les contraintes d’efficacité économique et les dispositions réglementaires changeantes (Chapitre 2 – Des contraintes d’efficacité économique et de conformité aux dispositions réglementaires), opèrent des changements profonds au sein de ces organisations sociales, et risquent ainsi d’égratigner ces valeurs fondatrices.
Chapitre 1 – Les valeurs fondatrices de la mutualité et du syndicalisme
Les travaux de Couret (2007) donnent des informations intéressantes sur les valeurs fondatrices des mutualistes et l’évolution qu’ont subie ces valeurs au fil du temps. L’intérêt d’en parler réside dans le fait que les mutuelles peuvent différer les unes des autres à travers leurs activités, leurs structures juridiques et organisationnelles, et qu’il faut un élément pour les réunifier. C’est dans ce sens que les valeurs fondatrices sont avancées comme un élément réunificateur des différentes structures mutualistes éparpillées dans le temps et dans l’espace : « Même les mutuelles les plus récentes sont tributaires des valeurs historiques d’un mouvement qui les a précédées et qui leur a légué une certaine représentation de leur rôle social, de leur position face au secteur marchand, de leurs pratiques de gestion »[9]. Cela sous-entend que les mouvements mutualistes sont sous l’influence de facteurs qui pourraient les écarter de leurs véritables rôles au service des hommes, et les valeurs fondatrices sont conçues comme des balises à des évolutions possibles qui s’opèrent dans ces organisations spécifiques. En d’autres termes, les valeurs fondatrices des organismes sociaux sont en quelque sorte des vecteurs directeurs qui pointent vers les objectifs que devront suivre les différents mouvements concernés.
Néanmoins, si les valeurs fondatrices ont pour vocation de maintenir les organisations mutualistes dans une même direction et un même sens dans un environnement changeant, faisant même évoluer ces organisations, qu’en est-il de la possibilité d’évolution de ces mêmes valeurs fondatrices ? Couret (2007) donne déjà des indices pour répondre à cette question en affirmant que les références communes que représentent ces valeurs fondatrices dans l’époque contemporaine sont le résultat d’un long processus de « sédimentation » qui les a façonnées à travers l’histoire. L’auteur mentionne également certains des ingrédients dans la construction de ces valeurs fondatrices, à savoir les évolutions sociales, politiques et économiques qu’ont traversées les mouvements mutualistes dans de différents contextes historiques et culturelles de leur existence. La difficulté d’application de ces éléments de référence commune à certaines époques, au regard de certaines circonstances extérieures et des contraintes de gestion, a nécessité « des compromis, des renoncements ou des évolutions »[10] dans la construction et le renforcement de ces éléments.
En parlant de construction, il est difficile d’indiquer des dates précises sur l’origine de la mutualité. « La Mutualité est aussi ancienne que le désir qui pousse spontanément les hommes à s’unir, à se protéger collectivement pour faire face aux difficultés et aux malheurs qui les menacent »[11]. Ainsi, des auteurs citent des signes précurseurs des mouvements mutualistes dans l’Egypte Antique lorsque les tailleurs de pierre s’organisent pour créer des « caisses fraternelles », ou encore dans la bourse des athéniens, voire dans les associations d’ouvriers juifs qui ont bâti le Temple de Salomon[12]. Cependant, il apparait que les formes les plus proches de la mutualité moderne se situent au Moyen-Age dont des exemples qui s’articule sur des aides sociales peuvent être cités : « les ghildes, fondées sur une protection collective contre l’insécurité des temps ; les confréries, marquées par l’influence de l’Eglise, dont l’action sociale a tendance à se rapprocher de la charité ; le compagnonnage, véritable corporation professionnelle dépassant les frontières des villes »[13]. Ces mouvements hétérogènes par leurs aspects de l’époque pré-mutualisme (jusqu’au XVIIIème siècle) laissent déjà apparaitre une notion importante qui traversera ensuite le temps : la solidarité.
Cette valeur « pré-mutualiste » est une réponse à un besoin de base en termes de protection contre les risques associés à l’existence qui ne seraient pas couverts par un dispositif uniquement individuel impliquant la nécessité de s’associer. Cette valeur fondatrice pouvant être qualifiée de primitive s’inscrit donc dans une logique d’entraide collective. Il semble alors important d’apprécier les évolutions éventuelles des valeurs fondatrices de la mutualité à travers cet élément primaire (cf. Section 1 – La solidarité comme valeur fondatrice). Dans cette même période, il est senti une certaine volonté des communautés impliquées dans de tel mouvement de préserver leur indépendance, surtout que le pouvoir en place démontrait une méfiance vis-à-vis des associations mutualistes, craignant « de voir sa légitimité concurrencée »[14]. D’ailleurs, la solidarité est une valeur fondatrice que partage la mutualité avec le syndicalisme[15].
D’autres valeurs émergeaient ensuite dans le XVIIIème siècle jusqu’à la Révolution française, avec les premières expérimentations d’une organisation mutualiste en propre à travers des Sociétés de secours mutuels. Des valeurs démocratiques avaient été mises au premier plan : « L’affirmation de la liberté et de la responsabilité de l’individu […] ; égalité politique entre les hommes »[16]. Puis, après l’époque de la « Mutualité encadrée » (1852-1870) pendant laquelle l’Etat s’immisçait dans les affaires des mutualistes (Mutualité impériale[17], sous Napoléon III, des valeurs de la mutualité moderne ont été affirmées durant la « Mutualité triomphante » (jusqu’à la première guerre mondiale) : l’indépendance, la liberté d’adhésion des individus, la démocratie dans le sens d’une égalité entre les sociétaires, et la solidarité. D’ailleurs, Walras (1834-1910) insiste clairement sur ces quatre éléments de manière à se distinguer des sociétés commerciales et à respecter des principes de morales sociales[18].
Finalement, Couret (2007) établit une liste des valeurs fondatrices de la mutualité contemporaine.
Tableau 1 – Les valeurs mutualistes mises en regard des spécificités de structure et de projet mutualistes
Valeur mutualiste | Spécificité du modèle mutualiste associée |
Démocratie | Une transparence de gestion vis-à-vis des sociétaires |
Décentralisation du pouvoir qui remonte de la base des sociétaires | |
Egalité de droit : « un homme, une voix » | |
Des entreprises « populaires » et méritocratiques | |
Indépendance | Indépendance interne entre sociétés mutualistes ; externe vis-à-vis des mouvements politiques, religieux, syndicaux (ce qui n’exclut pas le dialogue) |
La politique de fonds propres comme garantie de l’indépendance financière | |
Liberté | Adhésion et démission volontaires |
Non-lucrativité | Non appropriation individuelle du capital |
Primat de la satisfaction du sociétaire dans la considération de la performance | |
Une Mutualité qui s’oppose au modèle marchand | |
Solidarité | Dimension collective d’une performance produite par coopération |
Egalité relative de traitement entre sociétaires Responsabilité exigée de ceux-ci | |
Militantisme et bénévolat des représentants des sociétaires |
Source : Couret (2007)
On se demande déjà de la possibilité de maintenir inchangé ces valeurs, surtout lorsque les mutuelles sont incitées à se regrouper (dans des relations de partenariat : cf. Partie 2 – Chapitre 2 – Partenariats pour faire face aux exigences du marché assuranciel) pour répondre aux exigences de l’environnement, notamment pour des valeurs comme l’indépendance et la liberté (cf. Partie 2 – Chapitre 3 – Enjeux du regroupement sur les valeurs mutualistes).
En outre, il ressort des valeurs fondatrices communes à la mutualité et au syndicalisme, comme la solidarité, l’égalité, la démocratie[19], que « l’homme » est au centre des préoccupations de ces deux types d’organisation sociale. Dans ce sens, et en quelque sorte, ces derniers ne devraient pas être indifférents aux besoins fondamentaux de l’homme susceptibles d’influer sur leurs valeurs fondamentales. Néanmoins, il semble que certains de ces besoins de base de l’homme ne sont pas vraiment compatibles aux valeurs fondatrices des structures mutualistes et syndicalistes. Un exemple majeur concerne « l’altruisme »[20], alors qu’il s’agit d’un élément de motivation de l’homme, à côté de l’hédonisme et de l’égoïsme (qui excluent l’altruisme, l’hédonisme lui-même pouvant être inclus dans l’égoïsme) : Terestchenko (2004) démontre d’ailleurs que le pluralisme (de l’altruisme) est beaucoup plus « plausible » que l’hédonisme, en citant Sober et Wilson (1998) que « l’évolution a fait de nous des pluralistes [altruistes] motivationnels, non des égoïstes ou des hédonistes »[21]. Du fait que l’altruisme est un facteur potentiellement influent de manière conséquente sur la mutualité et le syndicalisme, notamment vis-à-vis des valeurs fondatrices des mutualistes, il apparait intéressant également de consacrer une autre section à ce sujet dans ce document, à côté de celle sur la solidarité comme valeur fondatrice.
Section 1 – La solidarité comme valeur fondatrice
Selon le Tableau 1 (Les valeurs mutualistes mises en regard des spécificités de structure et de projet mutualistes), la « solidarité » constitue une valeur fondatrice de la mutualité. Dans une recherche de définition adaptée à la présente étude, il faut d’abord le concevoir comme un sentiment collectif, l’homme évoluant dans une tension entre le groupe et son individualité. La solidarité peut aussi être proposée comme un sentiment qui pousse les hommes à s’accorder une aide mutuelle (Dictionnaire Larousse, Encyclopédie). Elle tisse donc un lien entre les individus ou les groupes et entre des situations vécues par ces individus ou ces groupes. En fait, dans une conception mutualiste et syndicale, Delvienne (2002) explique que la solidarité va plus loin que la notion d’assistance : « la solidarité fait référence à une véritable communauté de destin »[22].
Désormais, plusieurs représentations de la solidarité coexistent, dont voici quelques-unes des plus importantes :
- Une approche sociologique classique considère la solidarité comme « un état d’intégration sociale d’un groupe d’individu»[23]. Pour Durkheim, cette solidarité provient de : « la conjugaison entre l’interdépendance qui vient de la spécialisation du travail et des complémentarités entre personnes et une organisation sociale résultant de l’absence de normes communes dans une société. C’est une attitude primitivement sociale et non le résultat de l’action morale individuelle »[24]. L’auteur distingue ainsi la solidarité « organique » qui permet la cohésion de la société concernée.
[1] Code de la Mutualité. Ordonnance n° 45-2456 du 19 octobre 1945 portant statut de la mutualité.
[2] Code de la Mutualité. Article L 111-1.
[3] Radelet, M. (1991). Mutualisme et syndicalisme, Ruptures et convergences de l’Ancien Régime à nos jours. Paris: Broché.
[4] Gibaud, B. (2001, février). Paritarisme, démocratie sociale : aperçus historiques sur une liaison hasardeuse. Mouvements(14), 38-45. doi:10.3917/mouv.014.0038, p. 41.
[5] AGIRC-ARRCO. Retraites complémentaires Agirc-Arrco, accords du 10 février 2001.
[6] Pollet, G., & Renard, D. (1997). Le paritarisme et la protection sociale. Origines et enjeux d’une forme institutionnelle. La revue de l’Inres, pp. 61-80.
[7] Ibid.
[8] Barberet Jean, in Dreyfus, M. (2001). Liberté, égalité, mutualité. Mutualisme et syndicalisme (1852-1967). Éditions de l’Atelier. doi:10.3917/mouv.019.0021.
[9] Couret, A. (2007). L’impact des valeurs mutualistes sur les modes de suivi et de contrôle de la performance. Cahier de recherche. Paris: Observatoire du Management Alternatif – HEC Paris, p.39.
[10] Ibid., p.40.
[11] Laurent, T. (1973). La Mutualité française et le monde du travail. Paris: CIEM.
[12] Lavielle, 1964 ; Toucas-Truyen, 2001 ; cités par Couret, 2007, Op.Cit., p.41.
[13] Couret, 2007, Op.Cit., p.41.
[14] Ibid., p.42.
[15] Pierrot, M. (1905). Syndicalisme et révolution. Paris: Temps Nouveaux.
[16] Couret, 2007, Op.Cit., p.43.
[17] La direction des sociétés de secours mutuels devait inclure des membres dits « bienfaiteurs » qui versaient des cotisations sans contreparties, dont la plupart étaient des notables ; par contre, les sociétaires n’avaient pas accès aux responsabilités (Dreyfus, 2005).
[18] Lacan, A. (2006, février). Léon Walras et les sociétés d’assurance mutuelles. (I. d. (IES), Éd.) Revue internationale de l’économie sociale : Recma(299), 68-82. doi:10.7202/1021832ar.
[19] Doré, M. (2009). Social-démocratie, travail et syndicalisme. Revue Vie Economique, 2(2), 1-9. Pierrot, M. (1905). Op.Cit.
[20] Bode, I. (1997). Le difficile altruisme des groupes d’intérêt : le cas du syndicalisme CFDT et de la mutualité ouvrière. Revue française de sociologie, 37(2), 269-300. doi:10.2307/3322934.
[21] Sober, E., & Wilson, D. S. (1998). Unto Others, The Evolution and Psychology of Unselfish Behavior. Cambridge: Harvard University Press, p.327.
[22] Delvienne, A. (2002). Syndicalisme et Mutualité. Droit Social. Lille: Université Lille 2-Droit et santé – Ecole doctorale n° 74 – Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales, p.23.
[23] Ibid.
[24] Durkheim, E. (2004). De la division du travail social (éd. coll. Les grands textes). Paris: PUF.
Mémoire de fin d’études de 120 pages.
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