Mémoire portant sur le développement économique de la Thaïlande.
Thème : Développement économique de la Thaïlande
Problématique : Dans quelle mesure la Thaïlande a suivi la trajectoire de tel ou tel Théorie du développement économique ?
Plan
- Du cercle vicieux de la pauvreté au décollage
- Le Dualisme et la modernisation
- Théorie de la dépendance
- Ajustement structurel : le néolibéralisme économique
La Thaïlande est un pays qui devrait accorder de riches informations pour les chercheurs en matière d’économie de développement. En fait, le pays est actuellement classé comme un des « nouveaux pays industrialisés » de deuxième génération (la première génération faisant référence aux quatre dragons de l’Asie du Sud-Est – Corée du Sud, Hongkong, Singapour et Taiwan). En effet, l’évolution de l’économie thaïlandaise est assez spectaculaire, depuis les années 1960 avec une rapidité dépassant les estimations des analystes de cette période, jusqu’à la grande crise financière asiatique de 1997 (Lautier, 2015) : partant du statut des pays les plus pauvres dans les années 1950, la Thaïlande a grimpé les échelons avec une croissance économique annuelle moyenne de 6.5% jusqu’en 2006, soit un revenu réel par habitant multiplié par 10, pour se classer en 2005 à côté de la Roumanie, la Bulgarie et le Brésil. La Thaïlande n’a connu aucune récession entre 1955 et cette crise financière (Jetin, 2009).
Néanmoins, il faut dire que le développement n’a pas été entièrement systématique pour la Thaïlande qui, après cette crise, peine à retrouver ce dynamisme d’antan. De plus, il faut dire que ce pays figure parmi les cinq les plus inégalitaires (Jongkon K. , 2004), malgré que la croissance rapide ait, semble-t-il, permis de faire reculer la pauvreté absolue dans le pays (ce qui revient à dire que cette croissance ne profite qu’aux couches les plus aisées de la population) (Jongkon K. , 2007).
Dans une perspective d’analyse de la trajectoire de développement de ce pays, il convient de se poser quelques questionnements majeurs. Comment la Thaïlande a-t-elle éventuellement suivi les différentes étapes (ou certaines d’entre elles) du développement (notamment en se référant au célèbre modèle de Rostow, 1960) ? Comment la restructuration (en termes de modernisation de l’appareil productif) a éventuellement impacté sur la croissance économique du pays ? En quoi la dépendance (ou l’indépendance/la déconnexion) de la Thaïlande vis-à-vis des économies capitalistes développées est-elle une cause de son sous-développement (respectivement, de sa marche vers le développement) ? Enfin, quel(s) serai(en)t les éventuels impacts de l’ajustement structurel pour l’économie thaïlandaise ?
Il importe alors de revisiter quelques grands courants de pensée qui ont largement influencé la conception du développement économique tout au long de l’histoire, depuis l’après-guerre, allant des théories relatives au « cercle vicieux de la pauvreté » et du « décollage économique » (section 1), en passant par celles sur le « dualisme » et la « modernisation » (section 2), le postulat sur la « dépendance » vis-à-vis des pays capitalistes développés (section 3), jusqu’au moment fort du néolibéralisme économique insistant sur la nécessité des programmes d’ajustement structurel (section 4).
1. Du cercle vicieux de la pauvreté au décollage
Les théories qui mettent en exergue des étapes à suivre pour les pays sous-développés afin d’atteindre un stade plus élevé de développement, à travers un cheminement quasi-linéaire, réside dans le postulat que ceux-ci doivent se libérer du phénomène de causalités auto-renforçantes (circulaires) de la pauvreté (Nurkse, 1953; Viner, 1952; Meier & Baldwin, 1957). D’où, la préconisation de la solution du « Big Push ». Pour Rostow (1960), un pays sous-développé devrait passer par cinq étapes pour atteindre son développement : allant de l’état de société traditionnelle, en passant par la phase de l’émergence des préconditions du décollage, la phase du décollage, celle de la marche vers la maturité, pour finir vers l’ère de la consommation de masse. La phase de « décollage » étant la plus importante où « l’échelle d’activité économique productive atteint un niveau critique et produit des changements qualitatifs qui mènent à une transformation structurelle massive et progressive dans l’économie et la société » (Lo & Sanga, 2012, p. 6).
Ainsi, trois conditions sont citées comme essentielles pour qu’il y ait « décollage ». D’abord, il faudrait une hausse significative du taux d’investissement productif, avec la notion de « seuil de croissance » de Leibenstein (1957), caractérisé notamment par un taux d’investissement productif supérieur à 10%. Puis, le décollage requiert aussi un développement d’au moins un secteur manufacturier à un fort rythme de croissance, surtout en termes d’industrialisation, Clark (1960) identifiant désormais le sous-développement à un état de non-industrialisation. Enfin, le décollage nécessite également l’existence (ou émergence) d’un système politique, social et institutionnel qui (en exploitant finement l’expansion initiale dans le secteur moderne et les potentiels effets externes économiques du décollage) arrive à faire pérenniser la croissance (Bastianetto, 1966).
Selon Bastianetto (1966), l’économie Thaïlandaise n’avait « pas encore atteint le démarrage » (p. 35) dans les années 60, avec un taux d’investissement inférieur à 5% ; il aurait fallu attendre les années 1980 lorsque ce taux culminait à 30%, avec d’autres pays d’Asie de l’Est (Indonésie et Malaisie). Néanmoins, il faut dire que le « décollage » de la Thaïlande (de même que celui d’autres pays d’Asie du Sud-Est, y compris la Corée du Sud) n’était pas prévu par les experts tenants de cette théorie, si bien qu’on évoque ensuite le « miracle » pour désigner ce qui s’est passé dans cette région (Rosenstein-Rodan, 1961). Désormais, « le modèle d’industrialisation par substitution des importations […] permit au pays [Thaïlande] de connaitre une croissance moyenne de 8% dans les années 1960, de 7% dans les années 1970 [apparaissant comme les étapes préalables au « décollage »] et de 4% à 6% au début des années 1980 » (Cassard, 2001, p. 29). Plus concrètement, le Produit intérieur brut (PIB) par habitant de la Thaïlande entre 1960 et 1980 a été multiplié par 2.4 (3.4 pour celui de la Corée du Sud, 2.3 pour la Malaisie et 1.9 pour l’Indonésie), soit une croissance de 7.5% (respectivement pour les autres pays cités de 7.8%, 8.3% et 6%), puis de 5.5% de 1981 à 2012 avec un Indice de développement humain (IDH) allant de 0.49 à 069 (ceux des autres pays cités sont de 0.64-091, 0.56-0.77, 0.42-0.63) (Lautier, 2015).
D’autres théoriciens de la « convergence », notamment Barro (1991), puis Barro et Sala-i-Martin (1992), y voient une sorte de concrétisation du « rattrapage » des pays pauvres dont l’économie se développe relativement plus vite que celle des pays riches sous certaines conditions (distinguant la notion de « convergence absolue » qui est abandonnée au profit de celle de « convergence conditionnelle »). Barro (1991) cite comme entre autres conditions le maintien de la règle de droit, la faiblesse de la consommation publique, le niveau initialement élevé de l’espérance de vie et de la scolarisation contre un faible taux de fécondité, et l’amélioration des termes de l’échange. Ainsi, sur une quarantaine de pays étudiés comparativement aux Etats-Unis, la Thaïlande figure parmi les quelques-uns qui ont réussi une « convergence très forte » entre 1960 et 2003 (dont la Corée du Sud, la Singapour et la Chine) ; la réduction de l’écart relatif de PIB par tête comparé aux Etats-Unis dans cette période étant de 62% (respectivement de 80%, de 73% et de 63% pour ces trois autres pays asiatiques) (Lo & Sanga, 2012).
En se référant à ces différentes étapes de développement de Rostow (1960), il y a des raisons qui suggèrent que la Thaïlande se situerait depuis le début du XXIème siècle dans la phase de « maturation », une étape qui serait particulièrement longue. En fait, cette dernière est caractérisée par :
- L’accroissement du taux d’investissement qui devrait passer de 10% à 20% du PIB : sur ce point, les données disponibles révèlent que c’est le cas pour la Thaïlande depuis la fin des années 1960 (cf. Figure 1, même la forte récession post-crise asiatique de la fin du XXème siècle a juste fait frôler ce taux au minima de 20% en 2000 : la tendance reprend celle d’avant l’emballement depuis 1987, c’est-à-dire une croissance générale ponctuée probablement par les évènements malheureux qu’a connu le pays).
- Une diversification conséquente de la production : plusieurs auteurs reconnaissent cela comme une réalité du pays depuis au moins les années 1980 (Maurer, 1989; Berthélemy, 2005). Non seulement, cela concerne le secteur agricole, puisque les parts des secteurs secondaire et tertiaire dans le PIB ont sensiblement accru depuis la période antérieure à la crise asiatique des années 1990 (Mongenet & Simon, 1995; Cadène, Chaudhuri, & al., 2002); en 2016, la Banque Mondiale fait état d’une répartition dans le PIB thaïlandais qui est désormais en faveur du secteur tertiaire (55%) par rapport aux secteurs industriel (36%) et agricole (9%) (Lemoci.com, 2017).
- Une modification de la structure de la population active, soit une urbanisation croissante de la main d’œuvre : c’est effectivement ce qui s’est produit car (surtout à partir des années 1980), avec la croissance constatée dans le secteur industriel, la population tend à quitter les zones rurales pour rejoindre les villes (sauf, pour les quelques années post-crises asiatiques pendant lesquelles de nombreuses entreprises ont fermé leurs portes)(Cassard, 2001; Cadène, Chaudhuri, & al., 2002; Jongkon K. , 2004).
- Développement de l’esprit d’entreprise, un élément qui reste à promouvoir, bien que l’Etat semble faire déjà des efforts (toutefois limités, notamment envers les étrangers) dans ce sens. Désormais, à côté des investisseurs étrangers en Thaïlande qui sont confrontés à certaines restrictions qui limitent encore leur marge de manœuvre par rapport à d’autres pays de la région (en matière de droit de propriété foncière, par exemple), il faut dire que l’informel a encore une place importante dans le système économique du pays. De plus, il ne faut pas oublier les différents risques (politique, sur les catastrophes naturelles, etc.) auxquels le pays fait face, assombrissant le climat d’affaires thaïlandais. En outre, « la Thaïlande, du fait d’être le seul pays d’Asie à n’avoir jamais été colonisé et à avoir toujours été ouvert aux pays étrangers, a […] un fort esprit entrepreneurial. Mais en se centrant sur l’accueil de multinationales étrangères pour assurer le développement économique du pays, l’Etat a mis en place très peu de politiques de soutien aux petits entrepreneurs locaux. En conséquence, ces derniers ont favorisé le recours au bazar[1], plus accessible, et au commerce de petite taille» (Dana, Jaouen, & Lasch, 2009)
Figure 1 – Evolution du taux d’investissement (FBCF / PIB) thaïlandais
Source : Calculés d’après les données de l’Université de Sherbrooke (2017)
Néanmoins, outre les fortes critiques émises à l’encontre de ces théories s’appuyant trop sur la linéarité de la trajectoire de développement d’un pays et méprisant l’hétérogénéité des conditions d’évolution des économies sous-développées, il y a lieu aussi de s’interroger sur l’avenir de la Thaïlande si elle se fierait uniquement à cette perspective théorique. Ne faudrait-il pas plutôt pencher sur des théories qui accordent au moins de l’importance à la dualité entre secteur traditionnel et secteur moderne ?
2. Le Dualisme et la modernisation
La théorie dualiste, principalement initiée par Lewis (1954), met l’accent sur la coexistence de deux secteurs chez les économies sous-développées : d’une part, le secteur « traditionnel », essentiellement fondé sur l’agriculture (extensive) et l’artisanat et, d’autre part, le secteur « moderne » principalement caractérisé par l’industrialisation et l’urbanisation. Dans le premier, le chômage est important et la productivité marginale tend à devenir nulle, ce qui signifie qu’une accumulation de capital dans le second secteur devrait provoquer un transfert des mains d’œuvre excédentaires (les chômeurs) entre les deux secteurs : c’est en quelque sorte la « modernisation » du système de production. De plus, dans cette théorie, les travailleurs non-qualifiés sont rémunérés suivant le salaire de subsistance, celui-ci étant maintenu très bas (rigidité à la baisse des salaires) bien que la productivité est susceptible d’évoluer en hausse. L’on devrait alors assister à une prédominance du secteur moderne sur le traditionnel (Huaiyuan, 2015).
En Thaïlande, au moins depuis les années 1970 jusqu’à la crise financière asiatique des années 1990, l’on constate des tendances plutôt opposées entre, d’un côté, une réduction de la part de l’agriculture dans le PIB et, d’un autre côté, une hausse progressive (quasiment inversement proportionnelle) de la part de l’industrie manufacturière dans ce PIB. Cette dernière, devenant majoritaire dans la composition du revenu national à partir des années 1980, est essentiellement axée sur le textile-habillement et l’agroalimentaire. « Cependant une véritable explosion du secteur manufacturier se produisit à partir du milieu des années quatre-vingt avec l’élargissement des marchés d’exportation, le gonflement de la consommation intérieure, la valorisation des dérivés du gaz naturel et l’accueil des vagues de délocalisations en provenance du Japon, des nouveaux pays industriels d’Asie de l’Est, et dans une moindre mesure d’Europe et d’Amérique du Nord » (Mongenet & Simon, 1995, p. 24). Cela s’accompagne d’une diversification de l’économie thaïlandaise, basée surtout sur une ouverture commerciale progressive, se reflétant dans une modification conséquente de la structure des exportations : les produits manufacturiers ont remplacé les produits primaires. En fait, cette diversification se manifeste au fil du temps par la prédominance du secteur de services dans la valeur ajoutée totale du pays comparativement aux deux autres secteurs principaux (agriculture et industrie) (Lemoci.com, 2017).
Certes, le chômage dans le système (public et privé) thaïlandais est particulièrement faible : variant de 0.5% à 1.1%, le taux de chômage du pays le place en tête de liste des pays de plein-emploi en 2016 (Somwang, 2016). Mais, cela révèle, entre autres, la forte segmentation du marché du travail, dans le sens où il existe dans le pays un marché dit « primaire » du travail où « s’échangent » les « bons emplois » (les travailleurs, nécessairement qualifiés, dans ce marché obtenant des conditions relativement meilleures, dont des salaires élevés) et un marché « secondaire » (de travailleurs peu qualifiés, n’ayant pas de sécurité économique et de l’emploi, vivant pour la plupart dans la précarité). Il est possible alors de dire que la théorie de Lewis (1954) se vérifie mieux dans ce second marché qui est désormais majoritaire dans la population locale (62% des femmes et 65% des hommes en 2003) (Jongkon, 2007).
En fait, le niveau de salaire pour les travailleurs thaïlandais peu qualifiés est généralement très bas, environ 0.14% à 0.17% du revenu national brut par habitant (une estimation du revenu moyen par tête dans le pays)[2]. Cela donne aussi une idée sur la rigidité du niveau du salaire minimum en Thaïlande : maintenu au-dessous de 216 bahts de 2006 à 2011, puis figé à 300 bahts depuis 2012 (Dulong, 2016). En d’autres mots, la Thaïlande est caractérisée par sa main d’œuvre à faible coût, un élément attractif pour les investisseurs étrangers. Cela illustre également la forte inégalité de répartition des richesses dans le pays.
Par ailleurs, les propos de Jongkon (2004) sur la réalité de la modernisation en Thaïlande au sens de Lewis (1954), c’est-à-dire la migration des travailleurs du secteur plus traditionnel vers les secteurs relativement modernes, ainsi que les impacts de cette modernisation en termes de développement (croissance et pauvreté, en l’occurrence) :
« L’investissement direct par la délocalisation des pays asiatiques de l’est, du Japon et de l’Europe, attirés par les coûts moins chers des mains-d’œuvre et par les conditions économiques favorables, conduit à l’industrie et l’agriculture intensive en technologie et à une grande mobilisation de la main- d’œuvre pour l’industrie de l’exportation ce qui a contribué à réduire la pauvreté. En effet, cette ouverture a entraîné une demande de travail par les industries, ce qui augmente le niveau de salaire, la migration devient plus forte pour répondre à cette demande. C’est le versement de salaires de la ville vers la zone rurale qui réduit la pauvreté. […] Cependant, l’inégalité a augmenté fortement car la part de revenu de l’agriculture dans le revenu national a diminué » (Jongkon K. , 2004, pp. 23-24).
Il faut alors que, même de manière assez limitée, la théorie du dualisme explique certains phénomènes relatifs au développement de la Thaïlande. A titre d’exemple, l’on pourrait supposer que l’avancée plus spectaculaire de la Corée du Sud par rapport à la Thaïlande dans ce domaine serait due en partie à la vitesse de transfert de main d’œuvre du secteur traditionnel vers le secteur moderne : de 37% à 18% pour la Corée contre 71% à 64% pour la Thaïlande dans les années 1980 et 1990. « L’urbanisation en Thaïlande se fait de façon lente » (Jongkon K. , 2004, p. 24). Néanmoins, il faut reconnaitre que les différents facteurs propres au pays cités jusqu’ici ne suffisent pas à expliquer pleinement ces phénomènes, ce qui amène à considérer, par exemple, la relation de dépendance existant entre la Thaïlande et les économies développées.
3. Théorie de la dépendance
Selon cette théorie de la dépendance, « les économies du Tiers-Monde ne sont plus des économies sous-développées en soi, mais des économies capitalistes périphériques » (Courlet, 1982, p. 493). Autrement dit, l’incapacité des pays sous-développés à se libérer de l’emprise de la pauvreté, c’est-à-dire d’atteindre le stade de développement des économies industrialisées, serait due à leur dépendance vis-à-vis de ces dernières. Cette dépendance peut principalement se situer à trois niveaux : commercial (à travers la dégradation des termes de l’échange du pays sous-développé en question), en matière d’investissement direct étranger (IDE), ou encore sur le plan financier (Amin, 1970). « Le système mondial est caractérisé par la logique des rapports inégaux de ses deux aires: d’une part, le développement du centre capitaliste autocentré est corrélé à l’impossibilité du développement dans les périphéries; d’autre part, l’écart grandissant des deux aires engendre nécessairement le processus d’une polarisation mondiale qui s’accuse » (Benedicty, 1993, p. 1). La solution préconisée par les tenants de cette théorie est ainsi la « rupture » des rapports de dépendance, de l’échange qualifié « d’inégal », entre le centre (les économies capitalistes développées) et les périphéries (les économies sous-développées). Sont alors désignés (notamment par Amin (1970)) comme des exemples à suivre dans ce sens la Chine, mais aussi le Vietnam ou encore le Cuba.
En matière de dépendance commerciale, la position de la Thaïlande comparée à celle de la Corée du Sud (par exemple) semble contredire, à première vue, l’idée que plus les termes de l’échange se dégradent, plus l’économie a du mal à connaitre la croissance (cf. Figure 2). En d’autres mots, il est attendu que la croissance économique de la Thaïlande (et plus encore pour celle de la Corée du Sud) soit négative suite à une baisse de 37% de ses termes de l’échange de 1990 à 2015, mais ce n’est pas le cas.
Figure 2 – Termes de l’échange et croissance du PIB/tête de la Thaïlande et de la Corée du Sud
Source : Calculés d’après les données de l’Université de Sherbrooke (2017)
Mais, quelques précisions nuancent cette contradiction. D’abord, les données disponibles utilisées dans l’élaboration du graphique ci-dessus (Figure 2) sont les termes de l’échange « nets », c’est-à-dire ne prenant pas en compte les quantités respectives des exportations et des importations de ces pays. Or, il faut comprendre que la structure des échanges commerciaux extérieurs de la Thaïlande tient beaucoup des volumes de ceux-ci car l’exportation du pays est essentiellement de nature extensive (Mongenet & Simon, 1995), aussi bien pour l’agriculture que pour le secteur industriel, et cela tarde à se métamorphoser du fait du système de production encore largement dépendant du faible coût du main-d’œuvre thaïlandaise (Somwang, 2016). Désormais, il faut savoir que les échanges extérieurs de marchandises (exportations et importations) de la Thaïlande sont évalués à 135% de son PIB en 2010, la plaçant au 19ème pays exportateur et 17ème importateur mondial. De plus, il apparait que l’écart des taux de croissance des Importations et du PIB de la région (pays d’Asie émergente) est beaucoup plus important que son écart des taux de croissance des Exportations et du PIB, en volume (cf. Figure 3), c’est-à-dire que le volume des exportations augmente plus vite que celui des importations thaïlandaises (Drouot, 2015).
En outre, si la Thaïlande avait une certaine capacité d’adapter ses exportations en fonction des contextes mondiaux dans les années 1995, son élasticité exportation-PIB (ratio de la croissance des exportations en volume avec celle du PIB) a sensiblement baissé (de même que pour l’ensemble des pays d’Asie du Sud-Est) au fil des années (de près de 1.7 dans les années 1990, elle n’est plus qu’environ 0.8 entre 2010 et 2014). Néanmoins, l’indice de dépendance commerciale bilatérale de la Thaïlande vis-à-vis des pays du G3 diminue (de manière convergente avec ses pays voisins), cet indice n’ayant que peu évolué vis-à-vis de la Chine (comparable également à ces pays voisins) (cf. Figure 4).
Figure 3 – Ecart entre taux de croissance des Exportations (Importations) et taux de croissance du PIB
Source : BNP Paribas (Drouot, 2015)
Figure 4 – Evolution des indices de dépendance commerciale vis-à-vis de la Chine (à gauche) et du G3 (à droite)
Source : BNP Paribas (Drouot, 2015)
Il faut alors dire que, apparemment, la Thaïlande tend à se défaire progressivement (sans pouvoir en préciser l’intensité) de la dépendance vis-à-vis des pays industrialisés.
Au sujet de la dépendance financière, malgré la forte intervention du Trésor américain et des institutions de Bretton Woods (IBW) dans le cadre de la crise financière asiatique de 1997 pour sauver l’économie thaïlandaise, le pays est toutefois classé parmi les pays à niveau d’indépendance financière moyen, un positionnement comparable aux nouveaux pays industrialisés (NPI) d’Asie (Rakotomalala, 2008).
Quant à la dépendance en termes d’IDE, il faut d’abord reconnaitre que les flux de capitaux étrangers vers la Thaïlande sont substantiels, notamment durant les années 1990 avant la crise financière asiatique (cf. Figure 5). Cependant, l’on s’interroge sur le rôle effectif de ces entrées d’argent (environ 10% du PIB annuellement) : en effet, selon les analyses de Cassard (2001), d’une part, ces flux déstabilisent les comptes du pays (agrandissant le déficit du compte courant) et fragilise la balance des paiements déjà vulnérables et, d’autre part, ces capitaux étrangers restent peu productifs. Ainsi, l’auteur explique :
« Loin de nous l’idée de vouloir diaboliser les investissements étrangers, et nous ne mettons pas en cause la nécessité pour la Thaïlande de faire venir des capitaux étrangers dans le pays puisque le besoin était réel et justifié. Cependant, il se trouve que la Thaïlande, consciemment ou non, ne s’est peut-être pas rendu compte dans l’immédiat que ses besoins ont satisfait très (trop) largement aux souhaits et intérêts des pays industrialisés » (Cassard, 2001, p. 35). En d’autres termes, la significativité des impacts positifs des IDE sur l’économie thaïlandaise reste à prouver.
Figure 5 – Flux d’IDE (entrées nettes) en USD courant, vers la Thaïlande
Source : Calculés d’après les données de l’Université de Sherbrooke (2017)
En somme, la dépendance de l’économie de la Thaïlande vis-à-vis des pays industrialisés se base essentiellement sur sa relation commerciale avec ceux-ci. Mais, cette dépendance n’apparait pas absolue, avec même des signes d’une tendance vers l’indépendance relative du pays, c’est-à-dire que jusqu’alors, il est encore difficile de s’appuyer sur cette théorie de la dépendance pour expliquer la trajectoire de développement de la Thaïlande. Il reste à déterminer le poids des interventions (ou l’absence de ces interventions) de l’Etat dans ce processus de développement.
4. Ajustement structurel : le néolibéralisme économique
Depuis les années 1970, les thèses néolibérales qui critiquent fortement l’interventionnisme étatique gagnent en force, notamment appuyées par un contexte caractérisé par la crise de la dette extérieure des pays sous-développés, la forte inflation persistante dans ces économies. Ces impasses dans lesquelles sombrent de nombreux pays du sud se mettent également en contraste face au succès des NPI asiatiques qui est attribué souvent aux politiques libérales. Le problème prendrait alors source de la mauvaise gouvernance de la part de l’Etat, voire l’immixtion de ce dernier dans les affaires économiques alors que son rôle devrait se limiter à ses fonctions régaliennes traditionnelles. En conséquence, la solution est « l’ajustement structurel » de manière à libéraliser l’économie (Berdot, 1998).
« Au cours des trois dernières décennies, la Thaïlande a adopté des stratégies de développement économique étroitement associées au mode de production capitaliste » (Jongkon K. , 2007, p. 1). Cela suggère donc que l’économie thaïlandaise ne devrait pas être « incompatible » avec le néolibéralisme préconisé dans les programmes d’ajustement structurel initiés par les IBW. Toutefois, il apparait que cette disposition n’a pas véritablement (du moins, ne l’a pas été que superficiellement) pris en compte par le pouvoir étatique du pays.
En fait, dans les années 1960-1970, en Thaïlande, « l’Etat se révèle à la fois encadreur du développement et administrateur de l’économie » (Mongenet & Simon, 1995, p. 25). Cette période peut être qualifiée de protection du marché intérieur. S’ensuivent ensuite, dans les années 1980-1990 des mesures d’ajustement qui reste toutefois limité, d’autant plus que la politique de « croissance déséquilibrée » réalisée par le gouvernement en place jusqu’au milieu des années 1980, visant la stimulation de la croissance par l’agriculture, a fait réduire l’incidence de la pauvreté grâce à une « distribution plus égalitaire des terres et une forte croissance de l’agriculture » (Jongkon K. , 2004, p. 23). Désormais, la Thaïlande est un pays qui reste « très centralisé et hiérarchique ; la bureaucratie est solidement enracinée, dispose d’un pouvoir considérable, habituée à fonctionner en dehors du contrôle du citoyen » (Tapie, Parin, & al., 2008). Cela étant, la perspective de décentralisation, entamé depuis 1997 (AFD, 2013), n’a pas (encore) eu de « grand succès » car se heurtant à des pouvoirs traditionnels : « L’impact potentiel de la décentralisation de la gestion des ressources renouvelables en Thaïlande est limité par le manque de dialogue entre les communautés et l’administration » (Barnaud, Trebuil, & al., 2008, p. 39). De plus, cette décentralisation vient d’être remise en cause par la junte militaire qui s’est installée sur le pouvoir depuis 2014 (Dubus, 2016).
En somme, la Thaïlande ne constitue pas manifestement un terrain fertile à la « grande » libéralisation économique, ne permettant donc pas à une appréciation satisfaisante de l’impact du néolibéralisme sur le développement du pays.
Conclusion
En conclusion, il est possible de dire que la Thaïlande tente surtout de nourrir sa croissance économique à travers la diversification de ses activités de production et la modernisation de son appareil productif, en cherchant notamment à attirer les capitaux étrangers sans toutefois que l’Etat veule lâcher les rênes de l’interventionnisme dans la régulation du monde des affaires. En fait, il faut dire que la croissance économique thaïlandaise est d’abord extensive, se reposant sur le fort soutien apporté par l’Etat au secteur privé, qu’il est difficilement concevable de rencontrer dans le pays un effet d’éviction avec le secteur public. Désormais, la trajectoire de développement de la Thaïlande épouse celle de ses pays voisins, et plus particulièrement de l’Indonésie et de la Malaisie, notamment en ce qui concerne la place accordée à la dynamique du commerce extérieur (Hoyrup, 2005). Du coup, l’on se demande si la Thaïlande ne devrait pas tirer leçon du modèle malaisien de développement caractérisé, par exemple, par une croissance relativement plus forte parmi les pays de l’ASEAN (Association des pays d’Asie du Sud-Est) ainsi que par une politique qui met en exergue la réduction de l’inégalité (et non seulement la réduction de la pauvreté absolue) (Drouot, 2017).
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[1] Dans le « bazar », les acteurs du monde des affaires recherchent surtout une relation personnelle, voire bien plus que le prix bas ou la meilleure qualité (Dana, Jaouen, & Lasch, 2009).
[2] Calculé suivant les données sur les sites actualitix.com (fr.actualitix.com/pays/tha/thailande-revenu-national-brut-par-habitant.php) pour les RNB et celles de Dulong (2016) pour les salaires minimum de 2006 à 2014.
Mémoire de fin d’études de 17 pages.
€24.90