TASIO OU L’AVENEMENT D’UN NEO-NATURALISME CINEMATOGRAPHIQUE
TASIO OU L’AVENEMENT D’UN NEO-NATURALISME CINEMATOGRAPHIQUE
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INTRODUCTION
« Tasio a été conçu lors du tournage du dernier court métrage du réalisateur et scénariste espagnol Armendariz Montxo . Tasio, sorti en 1984, est son premier long métrage. Le rôle de Tasio a été interprété par Patxi Bisquert.
Tasio est la biographie d’un charbonnier du Pays basque espagnol des années 1830. Son vrai nom est Anastasio Ochoa Ruiz et il a vécu de 1917 à 1989. Trois traits déterminent la personnalité de Tasio.
Mais pour rendre compte de la consistance du film, nous épouserons la démarche critique cinématographique.
- L’approche cinéphile
La tendance générale des critiques est le genre « fiction »
Ce classement s’explique par l’incompréhension du comportement du personnage principal du film, Tasio : il est dans la misère, il a besoin d’argent mais il ne veut pas se soumettre aux obligations que nécessite le travail.
C’est justement le concept du travail selon Tasio qui peut susciter une réflexion.
Qui dit travail suppose une relation : elle peut être physique ( relation entre patron et employé, relation entre producteur et client) comme elle peut être abstraite (lois en vigueur).
Or, pour Tasio, c’est le refus catégorique de toute relation : l’exploitation du charbon n’est pas un travail, c’est une occupation et il le fait avec plaisir. Le plaisir de Tasio, c’est la nature, un endroit où il peut évoluer sans avoir à se plier (sens figuré du terme). C’est surtout la relation vendeur-client qu’il déteste : le client doit payer ce qu’il demande s’il veut lui acheter ses peaux de bêtes. A ce propos, la séquence où l’auteur filme les comportements de Tasio est significative: il ne veut pas travailler pour quelqu’un, et ce quelqu’un, c’est Don Anselmo, son client ou c’est le revendeur, représentatif des autres clients. Notons que Tasio réfute l’idée de coopérative : il existe une certaine confusion entre travailler pour quelqu’un et travailler avec quelqu’un. C’est révélateur du changement dans le milieu où se trouve Tasio : peu de temps avant la maladie de sa femme, une coopérative s’est créée dans le village et il ignore encore le fonctionnement.
Pour Tasio, le travail est synonyme de subordination. De ce fait, le lien au travail conduit à une perte de liberté. A cet endroit encore, la notion de liberté est propre à Tasio.
La nature symbolise la liberté : libre dans les approvisionnements en bois pour sa charbonnière, libre dans l’usage de l’énergie principale concrétisée par le feu, libre dans la pratique du braconnage. La nature est un univers sans limite, sans loi, du moins selon la vision de Tasio.
Outre son concept de travail, il y a aussi son caractère impitoyable qui ne semble pas cohérent avec sa représentation d’homme naturel. En effet, d’après la représentation de Tasio comme un homme pur, simple, on s’attend à un personnage sentimental. Or, vu les séquences se rapportant à ces loisirs d’enfance ( piller les nids d’oiseaux, ramasser des lapins morts piégés, braconner), son comportement face à la maladie de sa femme, face à la sollicitation de sa fille, on est surpris par son indifférence. C’est un homme insensible.
Toutefois, certains critiques attribuent le genre « fiction nourri de documentaire ». En effet, il y a des situations réelles dans le film : la pauvreté des charbonniers, la chronologie des évènements, le décor, le langage sans artifice et surtout l’attachement particulier des basques à leur région.
Tasio est la personnification du paysan basque : selon un ethnologue, le basque est caractérisé par son amour pour sa région. En effet, cette spécificité se dénote sur l’ensemble du film : au début, on voit un enfant parfaitement adapté à son milieu, ensuite un mariage endogame, Tasio part en ville et y revient une fois la marchandise écoulée, la décision de Tasio de rester dans son village pour ses vieux jours.
Mais on ne peut nier que Tasio est un film biographique d’un des derniers charbonniers de Navarre.
Le personnage principal est suivi pendant une cinquantaine d’années. Outre son attachement à son village que nous avons présenté précédemment, on peut retenir deux autres caractéristiques de Tasio à savoir sa maturité précoce et la force de caractère.
C’est son intelligence qui est à la base de sa maturité précoce : il effectue la quasi-totalité de ses actes en cachette, sans l’aide des personnes plus âgées. Il s’accommode mécaniquement aux pratiques des charbonniers. Sa capacité de nourrir la meule constitue un exploit sanctionné par son passage à l’âge adulte.
La deuxième spécificité de Tasio concerne son obstination. Celle-ci se manifeste à travers son attitude face au travail et au déplacement en ville.
- L’approche sociopolitique de « Tasio »
Certains critiques qualifient le film de « provincial », voire de « régional » : en effet, les scènes filmées ne dépassent pas les pieds de la montagne d’Urbassa.
Cependant, « Tasio » a été conçu dans une période précise de l’histoire de l’Espagne même si le film passe sous silence le contexte politique de l’époque.
La société espagnole était constitué de deux partis politiques : d’un côté, les nationalistes républicain, défenseurs d’une monarchie constitutionnelle, et de l’autre les carlistes, partisans d’une monarchie traditionnelle. Tasio était carliste avec les paysans basques et des régions littorales. La guerre entre les deux partis s’est soldée par la défaite du parti de Tasio et la montée au pouvoir de Franco (1833-1876).
La transposition du cadre politique de l’époque s’appréhende facilement : en fait, les deux mondes de Tasio que sont son village et la ville avoisinante. Le village est la représentation du faible et la ville, celle du pouvoir. Si l’auteur veut montrer un changement des circonstances de la vie de Tasio, c’est l’image du changement du contexte politique de l’Espagne qu’il veut traduire : le vendeur, représenté par Tasio, venant du village, est en conflit permanent avec le client, la ville. Le véritable affrontement des deux camps est à l’image de l’attitude de Tasio face au travail. Finalement, le village se replie : et Tasio demeure dans son village. Le mariage, la naissance de la fille de Tasio ne sont que des séquences dont l’objectif est de cacher l’aspect politique du film.
Et la notion de liberté de Tasio est perceptible. La liberté est limitée à l’environnement de Tasio : celui que représentent les montagnes d’Urbassa. L’aspect social de la vie est marqué par les rapports sociaux entre les riches propriétaires fonciers et les paysans sans terre.
Le choix du thème du film dénote une certaine complicité de son auteur avec son personnage.
Biographie de l’auteur
Le statut de l’auteur a joué un rôle considérable dans l’élaboration du film. Armendariz Montxo, né en 1949 à Navarre, est lui-même originaire du pays basque espagnol.
En effet, comme mentionné précédemment, les basques sont très attachés à leur région. Deux faits le témoignent :
- la conservation de la langue, Euskara, qui est encore parlée par le quart de la population
- les chants, les danses qui ne sont pas que de loisirs ordinaires : ce sont de véritables révélations de personnalité qui laisse entrevoir un aspect protectionniste. Il se manifeste par une attitude de méfiance qui, à son tour se traduit par une certaine retenue
vis-à-vis de l’étranger.
Aussi dans le cadre du film, l’auteur est un des leurs et la méfiance se relâche.
Par ailleurs, il n’y est pas seulement né mais il y a passé son enfance. De ce fait, il connait la région. L’avantage d’une telle position de l’auteur réside dans le partage de souvenirs de certaines pratiques qui n’ont plus cours de nos jours. Il est alors à même de soulever quelques détails omis volontairement ou non par les charbonniers. L’auteur a donc bénéficié de la sympathie naturelle des charbonniers de Navarre.
Armendariz n’est pas un professionnel du monde du cinéma mais un ancien professeur d’électronique à l’Institut Polytechnique de Pampelune, soit un intellectuel. Il a en face de lui des charbonniers peu scolarisé. Or, les traits distinctifs de l’intellectuel et du moins instruit sont respectivement l’habilité pour l’un et la franchise qui frise la naïveté pour l’autre. C’est dans ce point de vue que se trouve l’avantage de l’auteur : non seulement il est de la région des charbonniers mais de plus il a un savoir faire qui lui permet de soutirer le moindre détail qui lui parait intéressant.
Même si le film semble n’avoir aucun rapport avec la politique, il est cependant le reflet du caractère engagé de l’auteur.
En effet, à la fin de ses études, Armendariz avait filmé des scènes culturelles et politiques. Ces actes constituent l’origine de son engagement. En 1975, cette position l’a conduit à prendre part à une manifestation dont l’objet était l’exécution d’un anarchiste. Il a été incarcéré.
Si on assimile la montagne de Tasio à une nature sans loi, autrement dit anarchique, on comprend aisément les réelles motivations de l’auteur pour le film.
L’auteur a entamé sa carrière de réalisateur par des courts métrages en 1979 dont chronologiquement:
- 1979- Barregarriaren dantza 13 mn
- 1980- Ikusmena 14mn
- 1981- Ikuska 11 – 10 mn
- 1981- Carboneros de Navarra 27mn
C’est en 1984 qu’il a débuté dans le long métrage par Tasio qui fait présentement l’objet de notre étude. Toutefois :
- 1986- Vingt sept heures (1h30)
- 1990- les lettres d’Alou (1h30)
- 1995- Histoires du Kronen (1h35)
- 1997- les secrets du cœur (1h44)
- 2001- Silencio roto
- 2004- Escenario movil documentaire 1h30
- 2005- Obaba
A l’instar de Tasio, tous les films réalisés par Armendariz Montxo tournent autour des thèmes sur le monde rural et la difficulté d’intégration dans un autre environnement.
Aussi, dans « Vingt sept heures », il raconte la difficile intégration de Jon, un paysan, dans la ville. Si la ville se présente pour la jeunesse rurale la facilité, Jon est le porte parole de la déception et du désespoir qui ne trouve que la consommation de la drogue comme moyen d’oublier ses peines.
Il en est de même dans le film suivant « les lettres d’Alou » : Alou est un sénégalais en immigration clandestine en Espagne qui voulait se servir de sa petite amie espagnole pour obtenir un séjour. Finalement, sa mésaventure sur le sol espagnol a eu comme résultat son expulsion.
« Histoires de Kronen » relate la débauche des jeunes résultant de l’alcool et de la cocaïne. Kronen est le nom du bar.
Dans « Les secrets du cœur », Armendariz montre la curiosité des enfants face aux comportements amoureux des adultes.
Cette difficulté d’intégration, tant montrée dans ses films, n’est elle pas le reflet de la différence de deux contextes de sa vie dont son enfance à la campagne et son âge adulte en ville ?
Par ailleurs, dans chacune de ses histoires, il y a toujours un passage où il parle d’amour qui finit presque toujours par une séparation :
- dans « Tasio », il y avait Paulina et elle est morte d’une affection cardiaque
- dans « Vingt sept heures », c’était Maïté
- pour « Histoires de Kronen », c’était des jeunes avec des aventures amoureuses
- et dans « Les secrets du cœur », il en était question dans l’ensemble du film.
Aussi, il nous semble permis de découvrir un sentiment d’amertume à l’endroit de sa région.
Tasio, son premier long métrage, constitue l’objet de notre étude. A cet effet, notre démarche sera effectuée en deux étapes :
- Dans la première partie, nous analyserons le film « Tasio » et nous aboutirons à la conclusion que son auteur s’est inspiré du naturalisme d’Emile Zola.
- Dans le seconde, nous nous attacherons à la considération des films du même auteur qui ont été tournés après « Tasio ».
Partie I- ANALYSE DU FILM « TASIO »
Dans un premier temps, l’analyse consistera à définir les origines du film et dans le deuxième, nous montrerons que le film annonce l’avènement du naturalisme cinématographique.
I- L’univers du film « Tasio »
- Les origines du film « Tasio »
L’idée du film remonte à l’époque où Armendariz Montxo a effectué le tournage du court métrage Carbonneros de Navarre. A cette occasion, il s’est entretenu avec les charbonniers et a récolté des données sur leurs conditions de vie. Le récit passionné de l’un d’entre eux l’a si profondément marqué qu’il décide d’en faire un titre pour son prochain long métrage.
Le film Tasio a été conçu à partir de deux éléments : les récits et témoignages sur le contexte géographique et agréable où Tasio ou Anastasio Ochoa Ruiz, né à Zuniga en janvier 1917 a vécu, complétés par quelques souvenirs d’enfance de l’auteur à Olleta, village situé à proximité de Zuniga.
Tasio s’est totalement investi lors du tournage du film : par ses souvenirs et la mise à disposition des outils et l’apprentissage de leur mécanisme.
Les récits de Tasio, adaptés au film, vont prendre la forme biographique d’un homme de nature. Ci-après les grandes lignes qui vont être filmées :
C’est d’abord un enfant de la nature : il y est né, il y a grandi. Il y a donc pû découvrir les trésors cachés : d’abord, sans vie comme les nids d’oiseaux et les lapins morts piégés, ensuite il chasse les animaux vivants. Aussi, il sait dominer la nature dès son jeune âge.
Par la suite, jeune, c’est son univers : il se sert sans souci des produits de la nature, il réussit à les maitriser et à vivre dans et avec ce que la nature lui offre : le bois et le feu en principal et accessoirement les animaux sauvages. En d’autres termes, il s’ est approprié de la nature.
C’est la nature qui constitue son lieu de travail : c’est son usine. Aussi, il n’y a ni mur de délimitation, il n’y a ni patron ni employé. C’est un monde sans limite et c’est la réalisation de son désir.
Enfin, c’est la nature qui lui vient au secours en cas de besoin de ressources complémentaires : il pratique la chasse aux sangliers, aux renards, fouines, lapins, et autres. Soit il les consomme soit il en vend les peaux.
Et, c’est dans la nature même qu’il décide de passer ses vieux jours.
Ces idées vont servir de point de départ pour la mise en forme du film.
2- Synopsis de « Tasio »
Tasio est né et a grandi dans la montagne, dans la nature. Contraint de quitter l’école dès huit ans pour aider son père charbonnier, le rôle qui lui était destiné se limitait à surveiller s’il y avait suffisamment de bois dans la meule, ce qui lui laissait beaucoup de temps libre pour jouer avec ses amis. Son loisir consistait à explorer la forêt, et partant toute la montagne d’Urbassa.
Explorer la forêt pour Tasio, c’était trouver des nids et piller les œufs d’oiseaux, c’était piéger des animaux….
La montagne, c’était non seulement son terrain de jeu, mais surtout son patrimoine. Il s’y plaisait.
A quinze ans, au lieu de se contenter de surveiller la charbonnière de son père, il s’est autorisé à l’alimenter. De même, il a pris l’initiative de se munir d’un fusil que son frère lui avait prêté en cachette : les œufs récoltés ne lui paraissaient plus suffisants et il s’attaquait carrément aux animaux plus gros.
Comme si les vocations de charbonnier et de braconnier était héréditaires et ne nécessitait aucune initiation, Tasio a sû se débrouiller.
Et c’est cet exploit qui lui a valu le statut d’adulte : désormais, il ne portera plus de culotte d’enfant mais un véritable pantalon d’homme.
Puis il évolue dans la montagne. Peu de temps après, Tasio assiste à son premier bal où il rencontre Paulina et en tombe amoureux. Mais au lieu de traîner dans le village comme le font ses camarades, il décide de retourner à sa meule. A vingt deux ans, Tasio a ressenti un besoin d’argent. Alors, il part travailler chez un propriétaire foncier, Don Anselmo. Mais ce premier essai s’est révélé décevant : alors que le commerce de peaux est habituel pour tous les charbonniers de son village, lui, Tasio détecte une exploitation des riches. Il découvre un aspect des rapports qu’aucun de ses confrères n’a pû remarquer.
C’est suite à un deuxième bal qu’il a pris la décision d’épouser Paulina.
Le mariage de Paulina n’a pas fait l’objet d’une cérémonie religieuse mais simplement d’un repas de noces. A cette occasion, Paulina lui offre un écureuil dans une cage comme cadeau de mariage.
Cette séquence a été surprenante dans la mesure où ce genre de cadeau n’est pas classique. Si l’on considère les caractéristiques de l’écureuil, on peut citer entres autres son caractère sauvage, à l’image de Paulina dans la nature. Cependant, l’animal proprement dit symbolise le démon dans la religion chrétienne et la cage, un lieu d’enfermement, d’emprisonnement. Autrement dit, l’interprétation qu’on peut donner à ce genre de cadeau est la suivante : pendant les brefs instants d’intimité entre Tasio et Paulina, il est possible qu’ils aient parlé de la vie familiale de Paulina et qu’elle aussi n’adoptait pas le même point de vue que sa famille vis-à-vis de la religion. Aussi l’écureuil dans sa cage pourrait signifier qu’elle donne, et même, qu’elle demande à son mari le pouvoir d’ouvrir la cage, donc de la sortir de ce milieu familial qui la contrarie afin qu’elle puisse être libre.
Et de leur union est née Elysa, sa fille unique. A cette occasion, une deuxième tentative de travail a été: il était rabatteur de peaux de bêtes. Cette activité consistait à vendre des peaux à un revendeur. De cette deuxième activité est prise une prise position de Tasio : celle de ne plus jamais travailler.
Mais Tasio avait un ennemi préféré : un garde forestier. Celui-ci l’a surpris en train de pêcher sans permis et l’a dénoncé auprès des autorités locales. Les gardes civiles l’ont arrêté, il a subi des agressions physiques et surtout morales : il a du se libérer des contraventions.
Le garde forestier est peut être un des prétendants de Paulina. En tout cas, il n’est pas du village de Tasio sinon il ne l’aurait pas dénoncé. D’autre part, on assiste dans cette scène à une nouvelle activité de Tasio qui laisse penser que la chasse a dû faire l’objet d’une règlementation que les braconniers savent. C’est alors qu’ils se trouvent d’autres activités mais toujours dans l’exploitation de la nature. L’humiliation de Tasio n’est certainement pas dûe aux agressions physiques mais plûtot à celles physiques. La cause de cette humiliation est le fait qu’il se croyait suffisamment intelligent donc il ne se ferait jamais attrappé.
Son frère Ignacio lui annonce la maladie cardiaque de sa femme et lui suggère de travailler à la coopérative du village. Mais Tasio refuse malgré que la solution lui paraisse valable. Sa femme meurt suite à sa maladie.
La coopérative en elle-même ne posait pas de problème à Tasio du fait qu’il se trouvait dans le village et qu’il n’avait pas à se rendre en ville pour y travailler. Mais son refus s’explique dans sa ligne de pensée selon laquelle travailler en présence d’une autre personne, même s’il s’agit de collaborer lui paraît un acte de soumission. Effectivement, collaboration suppose convenir ou tout simplement adopter les mêmes points de vue que les autres. Et c’est là son problème.
Il élève seul sa fille. Puis, celle-ci devient adulte et envisage de se marier. Elle va alors s’installer en ville. Elle sollicite son père de venir en ville avec elle. Tasio a pris son ultime décision : il restera seul dans son village.
Tenant à la simple considération, « Tasio » est quelque part un poème, une simple biographie d’un des derniers charbonniers de Navarre. Cependant, une observation plus élaborée permet de découvrir une tendance au naturalisme d’Emile Zola.
- « Tasio, une ode réussie au naturalisme ».
Avant de démontrer cette démarche de l’auteur, il nous semble nécessaire de dégager les thèmes soulevés suite à l’analyse du film.
De « Tasio », on peut retenir quatre thèmes principaux à savoir :
- Le balancement entre l’individuel et l’universel
- La volonté d’indépendance face à l’adversité de la vie
- Les réalités des derniers charbonniers de Navarre
- et le rapport de Tasio avec la religion.
- les grands axes thématiques du film « Tasio »
- le balancement entre l’individuel et l’universel.
Lors du tournage du film Carbonneros de Navarre, l’auteur s’est entretenu avec tous les charbonniers. Cependant, un seul a capté son attention : c’est Tasio. La raison est simple : il y avait une singularité dans ses récits. C’est pourquoi l’auteur n’a pas rencontré de difficulté quant au titre de son film : puisqu’il va raconter la vie de Tasio, pourquoi lui attribuer un autre titre ?
Enfant, sans doute comme tous les enfants de charbonnier de son village, il a quitté l’école à huit ans. Le rôle que son père lui a assigné se limitait à la surveillance de la meule ce qui lui laissait beaucoup de temps à s’amuser à piller les nids d’oiseaux avec ses amis.
Mais ce qui fait de lui un enfant particulier, c’est qu’il s’est autorisé à alimenter la meule de son père. Or, si son père ne l’a chargé que de la surveiller, c’est que l’entretien d’une meule ne convenait pas à son âge. Pourtant, Tasio a réussi seul.
De même, en cachette, il s’est aménagé une meule tout en surveillant celle de son père. Par cet acte, on découvre son caractère désobéissant, certes, toutefois obstiné et débrouillard. C’est sa première singularité.
Plus tard, comme pour tous les jeunes hommes, les fêtes et les bals du village sont des occasions de rencontre avec les futures épouses. Tasio ne déroge pas à cette pratique. D’ailleurs, lui aussi a rencontré Paulina de qui il est tombé amoureux. Mais alors que d’habitude, les jeunes amoureux traînent dans le village, Tasio rentre immédiatement chez lui au lieu de faire comme les autres. Voilà encore un trait de caractère qui lui est propre.
Le braconnage est une pratique du village : il constitue un complément de la meule. Tasio aussi le fait. Mais ce qui le contrarie, c’est cette forme de sujétion à l’égard de tous ceux qui achètent ses peaux. Son raisonnement est le même quant au commerce avec les riches. Ainsi, il se démarque de ses confrères par ce tempérament de révolte silencieuse.
La dernière séquence du film est révélatrice d’un caractère déterminé et décisif. En effet, malgré le besoin urgent de se pourvoir de l’argent afin de soigner sa femme atteinte d’une affection cardiaque, quand bien même que son frère Ignacio lui ait conseillé de travailler à la coopérative du village, comme tous les paysans le font, Tasio ne changera pas d’avis : il n’adhèrera pas à cette coopérative parce qu’il devra y travailler.
En fait, le déroulement du film dénote une soif de liberté. Mais la définition de la liberté pour Tasio n’est pas universelle : c’est lui qui la pense, c’est lui qui la donne.
Son attachement à sa notion de liberté se manifeste par son soif d’indépendance.
L’enfant Tasio est un être intelligent : il s’est démarqué par sa capacité d’alimenter la meule de son père sans se faire aider, et c’est pendant qu’il s’occupait de la meule familiale qu’il s’est construit une meule. C’est le début de son indépendance : il n’a besoin ni de son père ni de son frère pour lui apprendre les rites sociales.
L’attitude de Tasio au travail témoigne également de son souci d’indépendance : à deux reprises, il a soulevé l’aspect aliénateur du travail : dans sa première tentative de travail, il est subordonné à une seule personne et dans la seconde, il doit respecter les consignes de plusieurs clients représenté par un revendeur. De ces deux situations, il en résulte un refus catégorique de toute autre activité que sa meule malgré l’option de la coopérative, travail qui le dispenserait de tout contact direct avec les ordres d’une personne.
La meule représente pour Tasio une solution pour sa soif de liberté et partant son souci d’indépendance.
Enfant déjà, il n’avait pas de problème : c’était son endroit, il courrait dans la forêt, il pouvait l’exploiter librement sans se faire commander.
Adulte, les activités de la meule se déroulaient sans ordre ni commandement : il pouvait décider de son emploi du temps, il pouvait gérer sa production et il se donnait le droit de chasser sans permis. C’est là la définition de la liberté que se donne Tasio.
Les soucis de vieillesse ne se posent pas chez Tasio : sa fille peut partir à la ville pour y vivre avec son mari. Lui, Tasio, il reste dans sa meule.
Le contre exemple de l’indépendance est d’ailleurs symbolisé par les problèmes avec le garde forestier, son ennemi intime : il a pêché sans permis, le garde forestier l’a dénoncé et il s’est senti humilié. A ce propos, on peut penser que ce ne sont pas les coups que Tasio a reçus qui sont à l’origine de son humiliation : l’auteur a voulu démontrer que l’exigence d’un permis pour l’exploitation de la nature révèle un rétrécissement du champ de la liberté.
- la volonté d’indépendance devant l’adversité de la vie.
La désobéissance de Tasio à son père peut être interprétée comme une volonté d’indépendance : il veut se passer des initiations de son père et de son frère. Cet aspect du caractère de Tasio est visible sur l’ensemble du film.
Le refus de ce qu’il appelle « travailler pour quelqu’un » est une autre affirmation de son indépendance.
En effet, que ce soit la vente des peaux à Don Anselmo, le rabattage ou le travail à la coopérative, en somme, tout ce qui pourrait lui permettre de se procurer de l’argent dont il en
a pourtant besoin, déplait à Tasio. Pour lui, établir des rapports avec quelqu’un dans le travail se traduit par une soumission.
Lors du commerce avec Don Anselmo, il était contraint à accepter le prix de la peau qui, à ses yeux, ne correspondait pas à la valeur réelle de sa marchandise. Pour lui, ce client est représentatif de tous ceux qui sont riches : ils ne vivent que grâce à l’exploitation des braconniers. De ce fait, à cause de son manque d’argent, il est condamné à se contenter de ce qu’on lui donne. C’est une diminution de son champ de liberté, une perte de son indépendance. A ce propos, il parait évident qu’il soit contrarié par les mécanismes du rabattage : si déjà, avec un client individuel, il y a problème, à fortiori, il y en aura avec un représentant de plusieurs clients dont le revendeur. Si l’on considère le point de vue de l’origine du besoin d’argent qui l’a poussé à pratiquer le rabattage alors qu’il avait déjà connaissance des rapports de soumission vis-à-vis des clients, il n’est pas exclu de penser que même la naissance de sa fille, inconsciemment, aurait pû constituer pour lui une réduction de son champ de liberté.
Toutefois, cette volonté d’indépendance peut être vue sous l’angle méfiance. En effet, après le bal, Tasio décide de rentrer chez lui alors que ses amis traînent encore dans le village. On serait tenté d’avancer que son attitude, bien qu’apparemment solitaire, traduit en quelque sorte une forme de méfiance : il est méfiant à l’égard de ses amis. Ce point de vue apparaît plus clairement dans la séquence où son frère lui suggère d’aller voir Paulina ; il dit à son frère qu’il faut éviter de courir après les filles sinon elles deviennent vaniteuses, ce qu’il ne souhaite pas pour Paulina. Par ailleurs, apparemment, c’est par souci d’indépendance qu’il refuse d’habiter avec sa fille. Mais il n’est pas exclu non plus d’interpréter son refus comme une méfiance à l’égard de son gendre.
Toutefois, l’indépendance de Tasio se résume à sa meule : il n’y a personne pour lui donner des ordres, il se passe des opinions des autres. C’est là qu’il trouve sa liberté qu’il traduit par indépendance.
- les réalités d’un certain milieu social : les derniers charbonniers de Navarre.
« Tasio », tourné au vingtième siècle, retrace les conditions de vie des derniers exploitants traditionnels du charbon de Navarre, dans le pays basque espagnol.
Les charbonniers vivaient une situation d’extrême pauvreté. Néanmoins, si de nos jours, la précarité constitue le point de départ de troubles sociaux, il n’en était pas ainsi dans le village de Tasio. En fait, ils étaient tous des charbonniers et peut être même des descendants de charbonniers. Aussi, ils avaient un passé commun, ils ont rencontré les mêmes problèmes et ont essayé de les résoudre ensemble. De ce fait, ils se sont constitués en communauté et ont établi d’un commun accord leur règlement intérieur pour en faire une tradition. Aussi, malgré le caractère contraignant de certaines pratiques du village, elles n’ont pas porté atteinte à la liberté de Tasio dans la mesure où il s’y est volontairement conformé. Le partage des domaines fonciers n’ont pas été sujet à conflit : les limites graphiques de chaque parcelle sont prédéterminées car ce sont celles mêmes établies par les générations précédentes.
Les exploitations du charbon sont effectuées individuellement. Seule l’entraide familiale compense le manque de main d’œuvre. C’est la raison pour laquelle le père de Tasio a décidé d’arrêter ses études ; c’est aussi certainement le cas de son frère Ignacio.
Outre l’exploitation du charbon, le braconnage a constitué une activité complémentaire de revenu : les charbonniers consommaient les chairs des animaux tués et vendaient leurs peaux soit à des propriétaires fonciers, soit à des revendeurs. Ainsi, globalement, chaque famille de charbonnier avait leur propre vie et n’avait pratiquement pas de rapport entre elle.
Dès leur retrait de la scolarisation, les enfants sont initiés progressivement aux activités quotidiennes de leurs parents. Pour Tasio, la première charge dévolue par son père était la surveillance de la meule. Plus tard, la tâche évoluera en fonction de l’âge. C’est seulement quand le père est assuré de la capacité de son fils d’assumer toutes les tâches relevant des activités de la meule qu’il lui donnera sa part. Cet acte déterminera son statut d’adulte.
Les occasions de rencontre des futurs époux sont les fêtes et les bals qui se déroulent dans le village. Aussi, c’est au cours d’un bal que Tasio a rencontré Paulina qu’il va épouser par la suite.
Le contexte de déroulement de cette séquence témoigne d’un changement de l’organisation sociopolitique espagnole. L’utilisation de la monnaie comme moyen d’échange, l’existence d’un garde forestier en sont les éléments révélateurs.
Mais le phénomène nouveau dans le contexte de Tasio, c’est l’introduction de l’usage de la monnaie.
En effet, avant Tasio, elle n’était qu’accessoire. Etant un système nouveau, Tasio a du mal à s’adapter. Si Tasio ressent une exploitation de la part de Don Anselmo quand il le paye, c’est qu’il ne saisit pas la valeur de son travail. De même, il ne comprend pas les rapports sociaux qui sont à la base du rabattage : il ne veut pas respecter (ou il n’est pas à la hauteur) les normes exigées par le revendeur. Cette attitude témoigne d’un changement de la société espagnole. La répulsion de l’adhésion à la coopérative constitue un autre exemple du nouveau contexte de vie de Tasio : il en ignore le fonctionnement et assimile l’adhésion à une soumission.
Le mérite du film Tasio se situe justement au niveau de la comparaison de l’époque où Tasio était enfant et celle où il est devenu adulte.
Mais il y a dans l’histoire retracée dans le film, une réalité passée sous silence : c’est la religion. En effet, c’est l’époque où le christianisme était au centre des rapports sociaux. Pourtant, il n’y a aucune trace de la religion dans « Tasio ».
- Les rapports avec la religion.
« Tasio » est tourné dans le même contexte géographique et historique que « Carbonneros de Navarre ». Cependant, si dans le court métrage, l’auteur a relaté quelques scènes religieuses, dans « Tasio », la religion est totalement passée sous silence.
En effet, si Tasio » retrace la vie d’un charbonnier de son enfance jusqu’à sa vieillesse, certainement, Tasio a des Noëls, des Pâques et toues sorte de cérémonies religieuses. Il en est de même des divers sacrements religieux. Mais dans le film, aucun de ces évènements n’est visible.
De même, le mariage de Tasio a juste fait l’objet d’une fête familiale, d’un repas de noces, mais dans aucune séquence, on ne voit les mariés recevoir les sacrements de l’église. De même, il n’y a pas eu de messe lors de la mort de Paulina.
Pourtant, il y avait bien une église dans le village de Tasio. En tout cas, les sons de cloche constituent un moyen d’information pour le village : c’est ainsi qu’il a appris le décès d’un de ses camarades et la cloche a retenti à la mort de sa femme.
Mais ce silence trouve son explication dans le ressentiment de Tasio vis-à-vis de l’église.
D’abord, quand il était enfant, il détestait le curé. Des séquences du film montre le curé saisir Tasio par les oreilles, Tasio mordre la main du curé pour ensuite s’enfuir, le curé faire lui faire des reproches. Pour Tasio, le curé est méchant.
Ensuite, Tasio pense que l’église n’est pas un endroit pour sa classe sociale. Dans la séquence où Tasio regarde les pratiquants sortir de l’église, il les trouve bien habillés. Il se voit mal assister à une messe avec ce qu’il porte.
Enfin, selon Tasio, les pratiquants de la religion sont des hypocrites. La vue de Don Anselmo fréquentant l’église justifie son jugement : Don Anselmo l’a exploité alors qu’il entend les Paroles Saintes.
Mais la principale raison se trouve être dans l’idée que se fait Tasio de la liberté.
Les agressions du curé, l’attitude des riches qui constituent la population de l’église, le bâtiment même sont autant de facteurs qui réduisent sa liberté.
Les agressions dont Tasio a fait l’objet l’empêchent de s’affirmer : on ne frappe pas un gamin parce qu’il a bien agi. Or, si Tasio pense qu’il ne fait rien de mal. C’est dans cette vision que se trouve l’origine de sa sensation de perte de liberté.
Par ailleurs, pour Tasio, son village est son territoire privé : seuls les gens de son espèce, entendue sous le sens de pauvres. Or, les riches se donnent la liberté d’y circuler pour les messes. Mais Tasio ne peut les chasser : il est condamné à taire sa volonté. Ainsi, il assiste avec une sensation d’impuissance aux pavanes des riches au sein même de son domaine.
De même, il est contrarié par l’hypocrisie de ceux ci: ils ne sont que des récepteurs passifs des messages y diffusés mais n’en constituent pas des acteurs. A ce titre, on peut noter la le caractère spécifiques des habitants ruraux : à partir du moment où ils sont convaincus de la cause d’un phénomène, ils y adhèrent totalement. C’est la raison pour laquelle Tasio découvre l’hypocrisie des riches : ils ne pratiquent pas m$eme pas les commandements de la bible.
Enfin , l’église a des murs: il s’y sent enfermé, il n’est pas libre.
C’est dans cette optique que se trouve la raison du silence sur la présence de la religion dans « Tasio ».
En résumé, l’histoire de Tasio adopte la méthode suivante : d’abord l’auteur observe l’ensemble des charbonniers et, ensuite, il en retient un seul. Il change le cadre du film : il le met face au problème d’argent donc au travail. Il observe les comportements et s’aperçoit qu’en fait, le charbonnier est et demeure ce qu’il est, quelque soit les modifications de milieux et de circonstances. C’est la concrétisation de l’adaptation du naturalisme dans le cinéma.
- L’avènement d’un néo-naturalisme cinématographique-
A l’observation du film, on peut saisir aisément la démarche naturaliste de Montxo Armendariz : il est à la fois observateur et expérimentateur. D’ailleurs, le contexte historique dans lequel s’inscrit le film cadre avec le début de ce type de mouvement littéraire dont Emile Zola en est le précurseur.
- La représentation de Tasio
L’auteur en fait une très longue description : de son enfance, plus précisément de l’âge de huit ans, jusqu’à ses vieux jours, tout en conservant le caractère endogène de toutes les scènes.
Le lieu de déroulement du film se limite au pied de la montagne d’Urbassa. Le tournage n’a pas nécessité de décor particulier sinon la succession des saisons dans la région de Tasio dont le pays basque espagnol.
Le langage utilisé dans le film est brut et n’a pas subi aucune transformation si ce n’est la traduction: c’est le langage direct d’un homme dont le niveau scolaire est relativement précaire.
Tasio a fait l’objet d’une représentation sans déformation : c’est le fils d’un charbonnier, il est charbonnier lui-même et il évolue dans la communauté pauvre des charbonniers de Navarre et adopte ses pratiques. A aucun moment, on ne détecte une incohérence dans la représentation de Tasio avec ce que devait être réellement un charbonnier de son milieu tant social qu’environnemental.
Mais les raisons qui ont poussées l’auteur à faire un film sur un charbonnier particulier de Navarre dont Tasio sont très nettes : enfant, il est plus rusé que ses amis du village; jeune, il a ses propres idées sur les pratiques du village, du moins en ce qui concerne son point de vue sur les riches, les filles, le travail salarié, la religion et surtout sa définition de la liberté. Néanmoins, les vieux jours de Tasio ne sont pas longuement décrits sinon l’invitation de sa fille de l’accompagner en ville où encore une fois, ou plutôt la dernière cette fois-ci, il refuse. L’auteur voulait simplement montrer la persistance de Tasio de vouloir rester dans son terroir malgré tant d’épreuves rencontrées.
De son tempérament assez spécial découle toute une série de malheurs : il est souvent seul, il devient veuf prématurément, il doit faire face à ses responsabilités sans son ami Luis et son frère Ignacio.
Le procédé de narration de l’auteur peut se résumer comme suit : il décrit le quotidien des charbonniers et il accorde une attention particulière à l’un d’entre eux : c’est son attachement à sa région qui constitue le critère de son choix du personnage.
Alors, il modifie son univers pour savoir si ce trait de caractère peut être dissout.
- Les modifications de circonstances et du milieu :
La circonstance principale qui va bouleverser la vie de Tasio, c’est son besoin d’argent.
Ce besoin d’argent est ressenti pour la première fois quand il était jeune : il devient adulte, en âge de se marier et il se rend compte qu’il n’a pas suffisamment d’argent pour séduire les filles d’abord, pour le mariage ensuite, alors il doit effectuer une activité supplémentaire. La seule solution, c’est partir faire du commerce de peaux de bêtes en ville. Il aura face à lui un seul client. Ce travail ne le coupera pas totalement de sa montagne.
L a seconde fois, c’est la naissance de sa fille : il est rabatteur en ville. Cette fois ci, son client est le représentant de plusieurs autres. Ce sont les mêmes produits.
Cette circonstance va déplacer le personnage de son contexte habituel et naturel vers un univers inconnu que représente la ville.
Enfin, devant la maladie de sa femme, Ignacio lui a suggéré de « travailler » à la coopérative du village. On peut remarquer que c’est la présence du bâtiment de la coopérative qui donne à Tasio l’impression d’être enfermé, donc une perte de la liberté.. Ni lui, ni son frère ne sait exactement la différence entre une coopérative et un bureau. Pour eux, on y travaille.
La présence de la coopérative est montrée comme un phénomène jusque là inconnu des charbonniers.
Le déplacement vers la ville constitue un changement dans le quotidien de Tasio.
En effet, il lui révèle l’existence de deux mondes totalement différents selon deux points de vue :
- D’abord, la ville est un endroit où on peut se faire de l’argent : c’est le domaine des riches. Mais au lieu de considérer la ville comme un lieu de recours, il la considère comme un lieu d’asservissement. Tandis que le village, c’est le domaine des pauvres.
- Ensuite, dans la ville, les rapports sociaux apparaissent sous forme de lois: c’est la domination de ceux qui ont de l’argent alors qu’au village de Tasio, on n’a pas de compte à rendre à qui que ce soit.
Pourtant, le travail de Tasio en ville n’est pas totalement coupé de ses occupations dans sa montagne : il descend en ville pour vendre les produits de sa montagne, et, sa marchandise écoulée, il retourne dans sa nature. De cette manière, l’auteur veut montrer que Tasio peut comparer la vie en ville de celle de son village ce qui lui permettra d’étudier les réactions de Tasio.
La réponse est, on ne peut plus clair : Tasio demeure indétournable.
D’abord, on ne se rend pas en ville pour le plaisir mais parce qu’on ressent un manque, un malaise. C’est le besoin d’argent.
Ensuite, en ville, on doit travailler. Dans ce point de vue, le travail est une sorte d’oppression : la réaction de Tasio en est révélateur. En fait, la meule n’est pas considérée comme un travail : c’est juste une activité qui, de plus, est agréable à double titre :
- Les activités de la meule se déroulent dans la nature : c’est la forêt, les animaux sauvages et les oiseaux. Les produits sont naturels : il y a une nuance entre les produits de la nature (produits bruts) et les produits de la ville ( l’argent).
- On est le maitre : il n’y a pas quelqu’un à qui on doit obéir, il n’y a pas de loi.
Par contre, en ville, il y a celui qui possède l’argent, qui dispose : si on veut en obtenir, on doit se soumettre à ses exigences. C’est la raison pour laquelle travailler n’est jamais dissocié à son complément d’objet indirect « quelqu’un ».
Enfin, la ville constitue le dernier recours : tant qu’on peut rester en montagne, on ne se hasarde pas en ville. Cette situation est apparente quand Tasio a décidé de ne plus travailler après sa première tentative : il a dû effectuer un deuxième essai lors de la naissance de sa fille toujours pour la même cause.
La séquence suivante a servi de vérification de l’hypothèse de l’auteur : la maladie de la femme de Tasio va-t-elle lui faire changer d’avis ? Malgré l’alternative de la coopérative, qu’il trouve acceptable, Tasio persiste à refuser tout travail.
A ce niveau, la suite du film est envisageable toutefois nécessaire pour démontrer que Tasio répond à sa loi qu’est la liberté. Elle constitue pour Tasio sa loi naturelle.
Dans la dernière séquence du film, Tasio est vieux, il devrait avoir quelqu’un pour s’occuper de lui. Mais il n’y a que sa fille. Cependant, elle est adulte et suit son mari en ville. Elle lui demande de la rejoindre en ville. Il refuse.
Au final, l’auteur peut définir sans hésitation les traits de caractère de son personnage.
Socialement, Tasio est un solitaire :
- enfant, son loisir consistait à dénicher des nids pour prendre les œufs qui s’y trouvaient. Aussi, bien qu’il y avait un groupe d’enfant, c’est individuellement qu’on effectue les recherches.
- Adulte, alors que les jeunes de son âge trainent dans le village, il préfère retourner dans la meule. Il n’avait qu’un seul ami, Luis, mais il est parti en ville. Il a choisi de rester au village.
- Lorsque sa femme décède, il ne s’est pas remarié.
Aussi, on pouvait s’attendre à ce que la solitude engendrée par le départ de sa fille ne lui poserait pas de souci.
Tasio est aussi un débrouillard : à huit ans,
- Il a adopté le métier de son père sans la moindre initiation.
- Il a sû manipuler un fusil de chasse.
Cette attitude de Tasio laisse penser qu’il ne réalise pas ce qu’il fait : en effet, faire une meule, manipuler un fusil sont des actes audacieux. Il en est de même, quand il décide de ne pas travailler malgré la maladie de sa femme alors qu’il y avait une alternative (la coopérative).
Aussi, on peut se douter de sa conscience de l’état de faiblesse engendré par son âge avancé : si jusque là, il s’en est tiré tout seul, il n’y a pas de raison pour qu’il n’arrive pas à se prendre en charge à l’avenir, même sans sa fille.
Et la ville, Tasio la connait suffisamment pour y avoir effectué des essais qui se sont révélés négatifs.
Compte tenu de ces considérations, on ne peut douter de sa réponse : ce sera « non ».
La dernière partie du film ne surprend pas le spectateur : il s’y attendait. Mais c’est la démarche naturaliste de l’auteur qui l’a contraint à concevoir ces dernières scènes : en fait, elles étaient destinées à montrer que le naturalisme, quoique mouvement littéraire, peut être adapté au cinéma.
PARTIE II- MONTXO ARMENDARIZ : LE NEO-NATURALISTE DU CINEMA ESPAGNOL CONTEMPORAIN
I – La filmographie de Montxo Armendariz
1- 27 horas
Fiche technique
Titre original : 27 horas
Pays : Espagne
Durée : 1h30
Année : 1986
Réalisateur :Montxo Armendariz
Scénario :Elias Querejeta et Montxo Armendariz
Musique :Angel Illaramendi,Imanol Larzabal, Carlos Jimenez, Luis Mendo
Interprètes :Martxelo Rubio(Jon), Maribel Verdu(Maïté), Jon San Sebastian(Patxi), Antonio Banderas(Rafa), Michel Duperrer(le frère de Maïté), André Falcon(oncle de Jon), Josu Babuena(Xabi), Esther Remiro(mère de Jon)
Synopsis
L’action se déroule aux abords d’un petit port. Nous suivons les déambulations de Jon, un adolescent. Il va aider son copain Patxi à décharger des caisses de poissons.
Puis, après s’être administré une dose de drogue, il va voir son amie Maïté qu’il aime et qui est « accrochée » comme lui. L’emploi du temps de Jon se passe en recherche de travail et de drogue. Il retrouve, dans l’après-midi Maïté et Patxi, et tous trois vont pêcher. Maïté a le mal de mer. Les amis débarquent sur une petite île. Là, la jeune fille s’administre une dose trop forte, elle est dans un état comateux. Son transport à l’hôpital ne parviendra pas à la sauver. Jon, désespéré, erre dans les rues. Il supplie Patxi de le reconduire sur l’île pour récupérer le sac de Maïté plein de la nocive poudre. Malgré ses scrupules, Patxi accepte…
Axes thématiques
Le film raconte vingt-sept heures de la vie de quelques jeunes qui habitent Saint Sébastien. C’est un récit linéaire qui suit chronologiquement les évènements.
Il existe différents endroits où le film est tourné mais nous retenons quelque uns. Le premier est l’ile paradisiaque de Santa Clara ornée de ses belles plages et ses végétations sur laquelle se passe les principales actions surtout la mort des deux amants Jon et Maite. Le deuxième est le bar où habite Maite, hébergée par Rafa, un dealer, cet endroit montre aux spectateurs l’image de l’adolescence espagnole à l’époque des années 80, l’amour du football avec une partie de baby-foot où jouaient les équipes les plus populaires en Espagne à savoir le Real de Madrid et l’Atletico de Bilbao. Mais il montre surtout le mode de vie des adolescents plongé dans le chômage, l’alcool, la drogue, la banalité en un mot. Le troisième est la maison des parents de Jon à l’intérieur de laquelle se trouve sa mère, sa sœur et son père, le père qu’il déteste autant. Et le dernier est dans un autobus où Jon est dévisagé par un militaire dans une camionnette.
Même si Montxo Arméndariz ne veut pas tourner un film sur la drogue, elle est la cause principale de la mort des deux personnages : Jon donne de l’argent à Maite afin qu’elle puisse avoir sa dose, Maite est morte d’une overdose ou d’une injection de drogue frelatée, Rafa est un dealer qui est propriétaire d’un bar, Jon agonise dans une barque. Tous portent à dire que 27 Horas démontrent l’effet néfaste de la dépendance des stupéfiants.
Pour les rapports amoureux, ceux que Jon entretient avec Maite apparaissent extrêmement contradictoires, voire paradoxaux. Maite vit avec Rafa qui lui fournit en échange de son corps la drogue dont elle a besoin. Celui-ci est bisexuel, ce qui l’amène à faire des avances à Jon, qui refuse. Quant à ce dernier, il dit souhaiter des rapports comme les gens normaux comme se promener main dans la main ou aller au cinéma avec sa compagne. Il est vrai qu’ils partagent ce qu’ils ont, notamment la drogue comme l’exemple de la caisse de poissons cachés par Patxi pour être donné a Jon afin que celui-ci la vende à la poissonnière pour subvenir aux besoins de Maite. Mais, bien plus dure ou plus lucide, elle semble plus consciente que lui de la réalité dans laquelle ils débattent et n’accorde pas grande importance aux rêves illusoires de Jon :
« Et que ferions-nous ? Où serions-nous ? demande-t-elle.
- Je m’en fiche, répond Jon.
- Mais pas moi, et tu le sais bien ».
En ce qui concerne l’amitié, Patxi en est le symbole. La première fois quand il a caché la caisse de poissons depuis le bateau de pêche de son père pour que Jon va la vendre afin que celui-ci puisse se procurer de l’argent. La deuxième fois lorsque les jeunes décident d’aller pêcher des encornets, il a saisit l’occasion pour leur demander d’arrêter la drogue.
D’après Manuel Hidalgo : « l’essentiel dans ce film c’est le regard. Jon se réveille un jour et il ouvre les yeux, Jon ferme les yeux le lendemain et le film de termine. Le film est le regard de Jon sur lui-même, sur les autres et sur la ville qu’il habite. Tant qu’il regarde, il vit. Dès qu’il cesse de regarder, il meurt. Lorsqu’il imagine comment pourrait être la vie sans voir, il commence à être mort. Tant qu’il a le regard, il y a la vie et il y a le cinéma.
L’un des éléments importants de ce film, qui a souvent été évoqué aussi bien par le producteur et le scénariste lui-même, c’est qu’il n’a été question à aucun moment de tourner un film sur la drogue, ni sur le monde de la drogue, mais de l’utiliser comme un élément dramatique, un procédé narratif pour raconter la vie d’un jeune homme, sa façon de s’autodétruire, de se suicider. De la même façon que dans une histoire de suicide, le pistolet, la lame de rasoir ou le poison n’est pas le plus important ainsi dans 27 horas la drogue ne prétend pas être autre chose qu’un accessoire.
2- Las cartas de Alou
Fiche technique
Titre original : las Cartas de Alou
Pays : Espagne
Durée : 1h30
Année : 1990
Genre : Comédie dramatique
Directeur de la photographie : Alfredo F. MAYO
Musique : Mendo et Fuste
Production : Elias Querejeta
Distribution : Colifilms
Interprètes : Mulie JARJU (Alou), Eulalia RAMON (Carmen), Akonio DOLO (Mulai), Albert VIDAL (le père de Carmen), Rosa MORATA (la femme de Mulai)
Synopsys
Un canot à moteur tente d’aborder clandestinement la côte espagnole. A bord, une dizaine d’Africains qui ont quitté leur famille et leur village, parmi eux : Alou, un Sénégalais de vingt-huit ans, compte rejoindre un ami en Catalogne et trouver enfin un emploi.
Lettres d’Alou décrit le parcours d’un étranger sans ressources et sans papiers. Alou envoie des lettres à sa famille dans lesquelles il exprime ses moments de désarroi, de solitude, de détresse mais aussi ses instants de bonheur et d’espoir. Le film, qui a été précédé d’une soigneuse étude documentaire (investigations, interviews, recherches d’acteurs non professionnels), s’attache à peindre dans le moindre détail la vie quotidienne des émigrés confrontés au racisme quotidien et ordinaire. Un film implacable et nécessaire.
Axes thématiques
Le récit du film est ponctué par les lettres qu’Alou écrit et qui sont la matière du titre. Outre la fonction de séparation des grands blocs administratifs, les lettres sont un procédé très pratique pour fournir au spectateur les informations nécessaires. Ainsi, par la première lecture adressée à son ami Mulie, on apprend les raisons du voyage, d’ordre essentiellement économique. La deuxième lettre, qu’il adresse à ses parents depuis Madrid, sert à renseigner sur les sentiments d’Alou au sujet de son nouveau travail, la vente de babioles dans les rues et dans les bars. Par la troisième lettre, écrite à Barcelone et adressé aussi à ses parents se découvrent des détails de sa vie quotidienne, que nous ignorons, ses conditions de travail et son point de vue, somme toute assez lucide à propos de Mulie. Enfin la quatrième et dernière lettre, adressée à Mulie comme première, est, en quelque sorte, la synthèse de l’histoire, de ce qu’il a appris sur les rapports avec les blancs et de ses projets retour en Espagne.
Il y a aussi quatre lieux géographiques où se déroulent les quatre grands blocs narratifs. Le premier se passe dans les terres d’Alméria où Alou a débarqué. Le deuxième à Madrid, où il doit rester un certain temps suite au vol de toutes ses affaires. Le troisième à Lleida, où il cherche en vain, Mulie et où il travaille un certain temps, avant son arrestation et son expulsion.
A ces quatre lieux correspondent aussi quatre personnages qui participent à l’apprentissage d’Alou. Le premier est Kassim qui lui enseigne les rudiments de la langue. Le deuxième, Ibrahim avec qui il apprend à vendre. Le troisième, Moncef auprès de qui il apprend le jeu de dames, et le quatrième Mulie chez qui il apprend à coudre. Mais, son apprentissage ne se limite évidemment pas à cela. Alou apprend au contact de tout ce qu’il voit, de tout ce qu’il entend, de tout ce qui lui arrive, de tout ce qu’il vit. Et c’est précisément au moment où il parvient à un certain degré de connaissance qu’il est arrêté et expulsé.
Contrairement aux parcours des autres héros de Montxo Armendariz, le voyage d’Alou est un combat pour la survie. Mais il s’inscrit, par contre, dans la droite ligne des héros armendariens, des héros anonymes du quotidien dont on ne parle jamais, mais qui possèdent la force de caractère suffisante pour maintenir le cap sans jamais s’avouer vaincus par les difficultés, avec la ferme volonté d’aller jusqu’ au bout, même si, comme c’est le cas de Jon dans 27 horas, le terme en est la mort. Montxo Armendariz aime filmer la quotidienneté où se cachent souvent les grandes joies, mais aussi les grandes tragédies personnelles qui, dit-il, ne s’exteriorisent pas toujours. Alou ne rechigne pas devant l’effort, mais n’est jamais prêt à se laisser imposer quelque chose, encore moins à permettre qu’on le nie ou qu’on l’écrase. Ses voyages clandestins en Espagne, dans des conditions difficiles, au début et à la fin du film, montrent sa détermination. Tel est le cas à Almeria où alors que son ami Kassim lui suggère de rester : « ici il y a du travail, Pourquoi partir », il poursuit son projet initial d’aller à Barcelone. A Madrid, après avoir tenu tête à ceux qui voulaient lui voler une montre, il fait face à l’une des filles du pub qui se moquait de lui, puis affronte son ami Ibrahim qui voudrait le retenir. Plus tard, à Lleida lorsqu’ un garçon de café refuse de le servir, de façon violemment raciste, il se sert lui-même une boisson, sans la moindre crainte. Lorsqu’ il travaille à la récolte des poires, le contremaitre s’adresse à lui d’un ton injurieux et l’agresse :
« toi le noir, laisse ça ! »
Alors se révolte instantanément.
-« J’ai un nom, comme toi et comme tous les autres »
Il revendique son identité et, en faisant celle des autres travailleurs. Ils s’affrontent ensuite dans un corps à corps où Alou prend le dessus contraignant le contremaitre à avaler la poire. A Barcelone, quand Mulie lui suggère qu’il pourrait acheter les papiers pour vivre légalement, il réagit violemment. Enfin, après avoir été expulsé, il recommence la traversée du détruit de Gibraltar.
Il existe dans le film trois types d’endroits. L’espace du travail d’ abord, c’est-à-dire les différents endroits où Alou est amené à travailler : une serre où il récolter des courgettes, puis la fumigation d’insecticides à Almeria. Les rues et les bras pour la vente de babioles à Madrid, le terrain où il ramasse des poires à Lleida, la maison à moitié en ruines où s’entassent aussi les travailleurs émigrés. Puis à Barcelone, dans l’appartement de Mulie, d’abord avec lui et sa famille, puis tout seul avec son camarade Lami. C’est justement ici, où la qualité de vie est somme toute la meilleure que la stratégie éclate après récupération d’un poêle à butane dont le mauvais état provoque la mort de Lami. Finalement, le troisième espace est celui de passage : boîte de nuit, bars, avec une mention spéciale pour celui qui appartient au père de Carmen, rues, bus, trains, gares. On pourrait, peut être ajouté une quatrième espace auquel il est fait allusion à plusieurs reprises, bien qu’il n’apparaisse jamais dans le film : le Sénégal, terre d’origine d’Alou et de Mulie, à laquelle le premier rêve parfois, mais qui sera finalement rejetée dans la dernière lettre qu’il affirme : « ce n’est pas ma place. Je n’aime pas cette vie».
Quand à ses rapports avec les autres, il faut remarquer que les premières personnes dont Alou fait la connaissance et qui vont l’aider, sont des émigrés comme lui. Alors que plusieurs d’entre eux sont montés dans la remorque d’une camionnette en marche. Le conducteur, un blanc, lui dit de partir, car il n’a rien à faire là, les passagers lui brulent la main et l’aide à monter. Des situations semblables se produisent à plusieurs reprises. Le contact avec les autres émigrés est toujours plus facile que celui qui se noue avec les blancs, sans que ceci signifie, loin s’en faut que le film soit traité avec un quelconque manichéisme
La première difficulté qu’Alou va affronter, ainsi que tous les autres émigrés, c’est une législation qui, rendant pratiquement impossible la législation de leur situation, favorise la clandestinité, alors que la solution du problème ne peut pas être dans la répression. Montxo Armendariz ne fait pas d’angélisme, il n’ignore pas l’existence des mafias, des drogues, de la prostitution chez certains émigrés, mais ceux-ci ne représentent pas du tout la majorité. Pour lui, les émigrés qu’il montre sont d’autant plus intéressants que personne ne parle d’eux.
Par ailleurs, trois autres problèmes découlent directement des structures socio-économiques qui régissent le pays d’accueil, la soumission au qu’en dire-t-on, donc l’utilisation du faux semblant votre de l’hypocrisie, l’omniprésence et l’importance de l’argent et, enfin, le racisme, conjugué à plusieurs niveaux. L’hypocrisie est clairement utilisée par les jeunes femmes blanches que rencontrent Kassim et Alou dans une boîte de nuit, essentiellement fréquenté par des noirs. Elles invitent les deux amis dans leur appartement, mais, pour préserver leur réputation, elles entrent les premières, alors qu’eux doivent entrer à leur cour clandestinement. Alou reste perplexe, on le comprend. Derrière cette attitude se cache aussi la forme de racisme à peine voilée. A un autre niveau et pour des raisons différentes, Carmen et Alou, amoureux, devront se rencontrer dans des chambres d’hôtel de Barcelone.
L’importance de l’argent apparait dans plusieurs passages du film. C’est le cas notamment à Madrid où Alou ne connait personne et erre dans les rues. Dès qu’il voit un autre noir, il s’approche et lui dit :
« Je n’ai pas d’argent – toi aider ? »
Puis, les premiers mois que prononce la propriétaire de la pension de famille chez qui Ibrahima le conduit, sont indiquer le prix du lit et pour ajouter tout de suite après.
« Tu as de l’argent ? si tu n’as pas d’argent, tu ne dois pas »
Une autre séquence où Alou montre clairement qu’il a compris le fonctionnement du système, est celle où il explique dans une lettre à ses parents : « on vend plus facilement dans les bars où il y a des filles et surtout quand les clients sont soules ». Mais ici, les cadeaux que les hommes font aux filles ne sont pas désintéressés, ce ne sont pas des actes gratuits. La chemise que Kassim lui avait offerte à Alméria, avant son départ, était elle, un don désintéressé.
Un autre personnage qui se situe essentiellement par rapport à l’argent, c’est Mulie, dont nous parlerons plus tard. Ses principes sont clairement définis lorsqu’il dit à Alou : « Si j’ai de l’argent et des amis pour m’amuser ici, mon pays est ici ».
Quant au problème de racisme, on peut affirmer sans peine que seulement deux personnages dans tout le film parlent et agissent sans provoquer le moindre soupçon de racisme : il s’agit, d’abord, de Carmen, qui est amoureuse d’Alou et qui n’hésite pas à l’accompagner dans son parcours. Il y a également l’homme avec qui Alou travaille dans la décharge et qui essaye de l’aider, l’accompagnant pour tenter de lui procurer les papiers necéssaires pour rester en Espagne et y travailler légalement. A l’opposé, bien que Montxo Armendariz évite systématiquement les clichés qui, quoi que parfois fidèles à la réalité auraient pu paraître excessifs, il montre un certain nombre de personnages racistes. Ainsi le garçon de café qui refuse de servir Alou et lui dit :
« Hors d’ici ! Vous ne faites que créer des problèmes ».
C’est la première fois que nous entendons des propos ouvertement racistes : on reproche à Alou, uniquement à cause de la couleur de sa peau, un comportement attribué à tous les noirs.
D’autres personnages sont plus nuancés, tel le père de Carmen qui admet tout le monde dans son bar et qui a un langage et un comportement qui semblent exclure tout racisme. Cependant, au moment où il comprend la nature des liens entre Alou et sa fille, il n’hésite pas à lui demander de ne plus remettre les pieds chez lui.
Nous disions que les rapports avec les autres émigrés pouvaient paraître plus simples, par exemple Kassim et Ibrahima vont accueillir Alou et l’aider. Bien qu’ils essayent de le retenir une fois sa décision de partir prise, c’est sans importance. Il en va de même pour Moncef, le maghrébien qui lui apprend à Lleida le jeu de dames. Mais ce personnage possède un rôle plus important du point de vue narratif. Il fait partie, au début du film, du même voyage qu’Alou. Il tombe de la barque et perd un bras. Il accompagnera aussi Alou, à la fin du film, ayanat sans doute subi le même sort. Sa fonction d’adjuvant se trouve ainsi renforcée. Il possède également un sens de l’humour, de l’ironie, du sarcasme même, qui le rend plus attachant : lorsqu’il montre à Alou la maison en ruines où ils habitent avec d’autres émigrés, celui-ci dit préférer une pension de famille, ce à quoi Moncef répond :
« Nous sentir mauvais, habiller salle, vivre comme des animaux. Ici mauvaise odeur, ici sale, ici bon endroit pour nous ! »
De fait, c’est Moncef qui enseigne à Alou les bases de la vie dans ce nouvel espace, l’intelligence et la stratégie, comme au jeu de dames, pour subsister et vivre dans un monde hostile, où l’on ne peut attendre aucune aide. Il est en quelque sorte l’exact contrepoint de Mulie.
Mulie est justement, parmi les émigrés, un personnage qui mérite un traitement à part. Compatriote d’Alou, il lui a promis du travail. Il représente le but de la quête d’Alou, comme si c’était lui qui allait résoudre tous ses problèmes, jusqu’au moment où il apparaît, dans la dernière du film. Son nom, Johnny, est américanisé. Il s’agit d’une négation des ses origines qu’il accepte avec complaisance. On apprend, par la suite, qu’il fournit une main d’œuvre bon marché pour l’atelier textile. Mulie gagne donc de l’argent sur le dos des autres émigrés. Il semble mêlé à la mafia qui trafique avec les faux papiers (ou les vrais-faux papiers ?) comme la carte de séjour ou la carte de travail. Mulie va même participer à une manifestation contre les lois sur les etrangers, en sachant que le résultat obtenu sera une augmentation du prix des papiers officiels et donc des ses bénéfices. Lors de cette manifestation contre les expulsions Mulie propose à Alou des papiers contre de l’argent. Ce contre quoi Alou se révolte en répondant avec détermination :
« Je ne veux pas payer. Je n’aime qu’on profite de moi »
En fait, dans cette phase se trouve implicitement exprimé le refus catégorique d’un système qui se fonde sur le profit et sur le profit et sur l’exploitation de l’homme par l’homme. Alou se rend bien compte du jeu de Mulie et de ses intérêts, mais il le juge avec une certaine indulgence. Dans une de ses lettres, il écrit à son propos : « il connaît bien ces gens (les Blancs), sa femme est d’ici, c’est sûr qu’il gagne de l’argent sur notre dos, mais il n’est pas un mauvais mai ».
Mulie est, de fait, un personnage extrêmement antipathique, car il profite de la situation difficile des émigrés, sous couvert de leur apporter son aide, sa solidarité et son amitié.
Pour en finir avec le racisme, il nous faut souligner la lucidité d’Alou, comparable à celle des autres personnages armendariens. Il dira par exemple à Mulie quand celui-ci affirmera appartenir à l’endroit de l’argent :
« Ni toi ni moi ne serons jamais de ce pays, parce qu’ils ne nous accepterons pas ».
Plus loin, dans sa dernière lettre, Alou explique le pourquoi de cette situation. Il formule ainsi la raison apparente de ce rejet : « Ils disent que nous vendons de la drogue. Quelques uns le font. Ce n’est pas une raison pour nous traiter tous pareil ». Mais la cause réelle qu’il évoque est autre : « Nous les dérangeons. Ils ne nous aiment pas. Ils ne nous acceptent pas ». De son point de vue, manifestement, il s’agit d’intolérance, d’intransigeance, d’irrationalité, bref de racisme.
En ce qui concerne le temps, on pourrait dire qu’il ne compte pratiquement pas. Le film ne s’y réfère pas. Il y a de nombreuses ellipses mais elles ne sont jamais déterminées. Alou dit qu’il n’a pas de patience, mais il n’est jamais pressé. Les jours, les semaines, les mois s’écoulent sans aucune incidence. Le temps est parfaitement cyclique. Contrairement au film précédent l’urgence n’a ici aucun sens. L’éventuel enrichissement et le temps de différents trajets sont des faits qui s’inscrivent nécessairement dans la durée.
Mais l’essentiel de ce film réside dans le thème de l’errance. Alou manque d’espace, au sens propre. Il passe, il le cherche, il ne le trouve pas. A la fin, quand il pense l’avoir trouvé, il est expulsé. Il devra recommencer, essayer à nouveau, depuis le début, reprendre son errance.
3- Historias del Kronen
Fiche technique
Titre original : Historias del Kronen
Pays : Espagne
Durée : 95 minutes
Année : 1992
Scénario & Dialogues : José Angel MANANAS
Décors : Julio ESTEBAN
Réalisation : Montxo ARMENDARIZ
Montage : Rosario SAINZ DE ROZAS
Images : Alfredo F. MAYO
Interprètes : Juan Diego BOTTO (Carlos), Armando DEL RIO (Manolo), André FALCON (Le grand-père), Aitor MERINO (Pedro), Jordi MOLLA (Roberto), Nuria PRIMS (Amalia)
Synopsis
Carlos a tous justes vingt ans. Le soir, comme tous les soirs, il sort de ses chez lui pour se rendre au Kronen, le bar où il se réunit avec ses copains. C’est l’été. Carlos est en vacances, et son univers, c’est la nuit. Tout est possible, tout est permis. Et de fil en aiguille, une aventure en amène une autre, comme s’il s’agissait d’une nuit continuelle. Pour Carlos et ses copains, il n’existe aucune limite, aucune barrière. Toute situation peut être poussée à son extrême, rien ne devant l’entraver. Ils recherchent dans la transgression quelque chose de différent qui les fassent sentir vivants. Ce n’est que lorsque la tragédie s’avère inévitable, que Carlos et sa bande se retrouvent face à une réalité qu’ils essaient d’ignorer.
Axes thématiques
Le spectateur trouve cette fois-ci devant un certain nombre d’éléments nouveaux qui vont prendre place dans la stratégie narrative de Montxo Armendariz. Ceci n’est pas sans rapport avec le fait que, pour la première fois, l’idée du scénario ne vient pas de lui. Certes, il y a des rapprochements possibles avec 27 horas ou, en cherchant plus loin, avec vivre vite de Carlos Saura, film également produit par Elfas Querejeta. Mais ni le contexte, ni les personnages ne sont les mêmes, ni les drogues utilisées, ni les buts recherchés. Un point en commun demeure : le refus du metteur en scène de condamner ou d’absoudre la consommation des drogues et le respect total de la liberté individuelle qui ne s’arrête, en termes sartriens, que là où commence la liberté de l’autre.
Mais, dans le film qui nous occupe, ce principe n’est pas respecté par Carlos. Jamais on n’avait trouvé un personnage qui manifestât une telle idée de sa supériorité sur les autres accompagnée d’autant de mépris ? Jamais aucun personnage n’avait été aussi repoussant. Il est clair, par ailleurs, que Montxo Armendariz a essayé de lui conférer
A un autre moment, ils décident d’aller voir les prostituées, pour s’en moquer. Cette raillerie de plus faible est, Chez Carlos, presque systématique. Lorsque Miguel parle de ses difficultés économiques, Carlos ne veut rien savoir, il préfère parler de baise, de drogues ou de musique. Ce dialogue permet au réalisateur d’introduire une thématique sociale :
« Il se trouve que j’ai une fiancée formidable, répond Miguel, et que j’adore baiser. Mais comme nous n’avons pas de fric pour louer un appartement, je m’emmerde et je baise quand je peux. Sur la drogue, bien sur que j’adore les drogues et planer de temps en temps. Mais on ne les donne pas gratis. Tu vois, mec ? Et mon père ne me les paye pas. Parlons maintenant de musique : pour écouter de la musique, il faut une chaine et du fric pour acheter les disques ».
Les rapports qu’il a avec ses parents sont totalement superficiels.
Ses rapports avec son grand-père ne sont pourtant pas semblables. Celui-ci est la seule personne qu’il respecte. Il lui rend visite, lui consacre du temps et va même jusqu’à retenir ses paroles et ses sentiments alors qu’ils sont à l’opposé des siens. Rappelons-nous cette séquence dans laquelle le grand père s’exclame.
« Si tu fais ou tu dis quelque chose, il faut que tu le maintiennes ».
C’est le souvenir de ces paroles vont, tout à coup, s’inverser. Alors que Carlos défend le droit de ne pas cacher la vérité, même s’il faut payer en allant en prison, Roberto perd soudain tous ses principes et se dit prêt à tout faire pour l’éviter.
4- Secrets du coeur
Fiche technique
Titre original : Secrets du coeur
Pays : Espagne
Durée : 1h44
Année : 1997
Production : Aiete Films (Espagne)
Réalisation et Scénario : Montxo Armendáriz
Photo : Javier Aguirresarobe
Direction artistique : Félix Murcia
Montage : Rori Sáinz de Rosaz
Musique : Bingen Mendizabal
Interprètes : Andoni Erburu (Javi), Carmelo Gómez (Ignacio, l’oncle), Charo López (María, la tante), Silvia Munt (Teresa, la mère), Vicky Peña (Rosa, l’autre tante), Alvaro Nagore (Juan), Iñigo Garcés (Carlos)
Synopsis
Pays basque, années 60. Javi, 10 ans, et son grand frère, Juan, vivent chez leurs tantes, à Pampelune, le temps de l’année scolaire. En ville, une maison apparemment inhabitée pique la curiosité de Javi et de Carlos, son jeune copain. Pour les vacances scolaires, les deux frères rentrent en autocar au village. Ils y retrouvent leur mère, leur oncle et un grand-père impotent. Dans la maison, une chambre est condamnée : c’est celle où leur père est mort. La vie rurale est bercée au rythme de la nature, mais Javi est très impressionné de voir sa chienne se faire monter. Une nuit, les deux frères entendent l’oncle sortir de la chambre de leur mère.
De retour à la ville, durant la répétition d’une pièce pour la fête de fin d’année, Juan se bat avec un garçon à cause d’une fille, ce qui provoquera son renvoi du collège. Resté seul, Javi, avec son ami Carlos, va découvrir que la maison inhabitée abrite les amours secrètes de sa tante María, qui décide de quitter la maison pour partir vivre avec son amant. Au village, la mère se remarie avec l’oncle Ignacio. À cette occasion, Javi comprend que son père s’est en fait suicidé. C’est la fête de fin d’année, mais Javi enferme le garçon qui provoqua le renvoi de son frère. Découvert, il sera à son tour renvoyé.
Axes thématiques
Au début du film, nous observons la peur incontournable du jeune protagoniste. Javi, tu ne peux suivre son frère sur les vieilles piles d’un pont détruit, pour traverser la rivière. A la fin du film, l’enfant passe sur les piles, d’abord en hésitant et, ensuite, avec assurance. Que s’est-il passé entre ces deux moments ?
Les portes et les tiroirs qu’il ouvre, les regards par les fenêtres et la multitude de questions qu’il pose lui permettent d’appréhender progressivement le monde des adultes, de découvrir leurs secrets et par conséquent, d’acquérir une connaissance qui lui servira par la suite, sans doute, à exister et à agir dans la société. Pour cela, il doit suivre un autre chemin que celui qui lui est proposé, presque imposé, et se laisser porter par la nature, sa curiosité et sa raison. Tout comme Garbancito, le héros de la pièce de théâtre que les enfants répètent au collège religieux, sous la direction attentive des curés qui fait l’école buissonnière pour partir à la découverte de la forêt malgré ses dangers et ses pièges. Javi va suivre un chemin très personnel. Le parcours n’est pas facile car il doit affronter les non-dits, les tabous, les peurs enfantines et les secrets des gens.
Garbancito reviendra au bercail, la leçon ne lui a pas servi car la peur a été très forte et l’ordre établi trop pressant, alors que Javi détruira la toile d’araignée présente tout au long du film et qui symbolise les pièges croisées par l’obscurantisme qui ne peuvent conduire qu’à l’ignorance et à la soumission.
Un regard sur le contexte social dans lequel le film se situe s’impose. Nous sommes en 1962. A ce moment là, le metteur en scène avait treize ans et vivait effectivement à Pampelune. Rein d’étonnant donc à ce que l’on retrouve dans le film des références autobiographiques.
Pour la première fois, Montxo Armendariz choisit une période révolue comme toile de fond pour l’un de ces films. Certes, Tasio se passait aussi à une autre époque, c’était dans le cadre d’une histoire qui se déroulait sur une durée de plus de soixante ans et qui se terminait à l’époque actuel. Les trois autres films se situent dans le présent du temps de la réalisation. La problématique reste toujours d’actualité.
Secretas del corason se déroule dans deux espaces : le village, où habite la mère, l’oncle du père, et le grand père de Javi Zabalza. Le protagoniste et la ville, Pampemlune, où habitent les deux tantes : Maria et Rosa, ainsi que Javi et son frère, pendant la période scolaire. Dans la ville, il y a cinq espaces : la maison où ils habitent, l’école, la maison inhabitée, la gare routière et la rue. Dans le village, nous n’en trouvons que quatre : la maison de la famille, l’église, les rues et le champ. La rue, dans les deux cas, la gare, dans le premier et le champ, de la vie par Javi. Les trois maisons sont, sans aucun doute, les lieux les plus importants dans le second, sont des lieux de passage, mais ils ont un intérêt certain puisque c’est, justement, en passant qu’on apprend bien des choses et que le film ne raconte rien d’autres que l’apprentissage puisque c’est là que Javi va découvrir les secrets qui le touchent de très près et qui sont aussi les plus importants. Enfin, le collège et l’église ont aussi une grande importance parce que ce sont, en fait, les endroits où l’on fabrique les secrets et, d’une certaines façons, l’ignorance et la volonté d’ignorance, de manière paradoxale et en ce qui concerne le collège.
En effet, ce qui d’emblée qui l’attention du spectateur c’est l’omniprésence de la religion. Elle impose, en parlant de l’église et du collège, toute une façon de vivre qui pèse sur tous les personnages, même si la tante Rosa est la seule qui en semble réellement victime, étant donné que les autres personnages ne paraissent pas trop s’y référer et vivent même – permettons – nous le jeu de mots – de façon pas très catholique.
L’enfant de chœur lui-même regarde avec Javi et Juan en cachette une carte postale représentant une femme nue. Le pêché est déjà là dès le début du film bien que le spectateur ne le sache que plus tard.
II – Regard sur l’œuvre de Montxo Armendariz
1- Une certaine obsession pour le « naturalisme »
Le naturalisme
Le naturalisme est avant tout un mouvement littéraire : Zola, Maupassant, Mirbeau, A.Daudet sont les auteurs naturalistes français les plus connus, lus et étudiés encore maintenant. Emile Zola est sans aucun doute la figure marquante grâce à son œuvre de théoricien, auteur de « les Rougon-Macquart », projet grandiose d’étude de la société à travers l’histoire d’une famille. Le naturalisme est un système de pensée qui veut expliquer les phénomènes naturels et sociaux grâce aux progrès scientifiques prodigieux que le positivisme d’Auguste Comte a exaltés. Celui-ci, créateur d’une nouvelle science, la sociologie, a imposé un nouveau sujet d’étude : les sociétés humaines. La raison qui a permis de comprendre le mouvement des planètes, qui a mené Darwin a défendre la théorie de l’évolution, peut maintenant s’attaquer à l’étude des mécanismes sociaux : aucune limite ne lui est imposée, son pouvoir est infini. Le principe de la sélection naturelle (les êtres vivants se reproduisent, les plus forts, c’est-à-dire les mieux adaptés, éliminant les plus faibles) devient un principe explicatif de l’évolution des sociétés. La théorie de l’hérédité, qui veut expliquer la transmission des caractères observés chez les êtres vivants sera appliquée par Taine aux sciences humaines ; Zola en fera le fil conducteur de « les Rougon-Macquart ». Chaque personnage possède une histoire déterminée par son hérédité : il n’est pas maître de son destin puisque son caractère est partiellement influencé par ses origines.
La vision du monde exprimée par les auteurs naturalistes est en général très pessimiste, on note ici l’influence du philosophe allemand Schopenhauer traduit en français à partir de 1880 et que Zola a lu (en particulier « pensées, maximes et fragments » traduit en 1880).
Le paradoxe mérite d’être relevé : alors que la science semble triompher, c’est finalement un certain pessimisme qui s’installe, l’homme étant dominé par des forces obscures qu’il a su découvrir mais qui le submergent.
En général, les points communs entre les quatre films de Montxo Armendariz se résume en trois, d’un côté, il montre la réalité de la société espagnole dans les années 80 et 90 en montrant la conséquence du chômage, entraînant la délinquance juvénile illustrée par la fréquentation de bars, l’alcoolisme, le tabagisme et la consommation de la drogue dans la vie urbaine et d’un autre côté, l’histoire familial d’un personnage dans chaque film et le troisième point et l’humanisme .
Dans les trois premiers films, on voit souvent les scènes à l’intérieur des bars, comme dans 27 horas, dans le bar de Rafa, le dealer, où il y avait une partie de baby-foot et tout le monde sont plongés dans la consommation d’alcool et de stupéfiants, ils sont nombreux à être sans travail et accrochés, plus ou moins, à l’héroïne. Jon rentre dans un bar : Rafa, le dealer chez qui Maite habite, fait une partie de baby-foot. Maite regarde. Puis les deux garçons vont s’affronter dans une partie aux allures de duel. Fait significatif, Rafa, le dealer, joue avec l’équipe habillée tout en blanc, comme celle du Real Madrid, capital de l’Etat Espagnol, alors que Jon joue avec celle qui porte les couleurs de l’Atletico de Bilbao, flottant noir et chemise rayée rouge et blanc. Bilbao étant l’une des grandes capitales basques. Le match de baby-foot, filmé in extenso, va se terminer par la victoire de Jon sous le grand satisfait de Maite.
Dans le Cartas de l’Alou, Alou et son ami Moncef vient dans le bar de père de Carmen pour jouer au jeu des dames. Après avoir fait face victorieusement à plusieurs joueurs dont le propriétaire du bar, Alou a gagné quatre mille pesetas, alors que Moncef, qui n’a pas le droit de jouer parce qu’il gagne toujours, a gagné six mille en faisant des paris.
Dans l’Historias del Kronen. Les personnages consomment toutes sortes de drogues, en plus de l’alcool et du tabac. Ils prennent du haschish, de la cocaine, des amphétamines, de l’ecstasy (sauf des drogues injectables, nous ne les voyons jamais se piquer). Ils entrent dans une discothèque, la musique du rock urbaine, résonne à plein volume. Tous le monde danse mais chacun pour soi. Les individus sont isolés, et dansent de façon paroxystique.
Dans le premier film, on voit l’histoire de Jon qui déteste son père et fuit les regards de ce dernier. Il se dirige vers la maison de ses parents. C’est ici que nous entendons pour la première fois le thème musical de Jon, basé sur la chanson Zure tristura dont nous avons parlé. Jon n’entrera pas dans la cuisine du restaurant que tiennent ses parents, dans laquelle il voit sa mère et sa sœur qu’il regarde avec tendresse. Mais dès que son père apparaît, l’expression de son visage change, devient dure, il s’écarte de la porte, puis s’en va.
Dans le deuxième, c’est le narratif de la vie d’un émigré clandestin noir sur la terre espagnole. Tantôt ouvrier agricole, tantôt vendeur ambulant, travaillant à l’occasion dans un atelier clandestin de confection, Alou s’éprend d’une jeune Espagnole, tente d’obtenir une carte de séjour avant d’être expulsé.
Dans le troisième film, on peut voir la mort du grand père de Carlos lorsque le dernier a donné une cigarette au premier. Dès qu’il entre dans le bureau de son grand-père, celui-ci lui demande une cigarette, alors qu’elle lui est interdite pour des raisons de santé. Il lui donne un. Il est pris d’une quinte de toux. La tente entre et demande a Carlos s’il a permis au grand père de fumer. Carlos nie. Mais plus tard, lorsqu’il rentre chez lui, il trouve sur son lit un mot de son père lui annonçant le décès de grand-père. Là pour la première fois, il accuse le coup et s’effondre.
Le quatrième film raconte purement une vie familiale et la prédominance de la religion.
Ils arrivent au village où leur mère les attend à l’arrêt du bus. Ils s’embrassent et Javi demande où est son oncle, puis part en courant à sa rencontre. Il le trouve à l’étable et ils s’embrassent. L’affection entre les deux est manifeste. La famille va à l’église pour assister à l’office, toutes les lumières s’éteignent. Juan explique qu’il s’agit de rappeler les ténèbres qui suivirent la mort de christ. Bientôt, les lumières se rallument et les fidèles sortent de l’église. Javi et son oncle vont récupérer leur cierge qui est presque entièrement brûlé. Commentaire du petit : l’un d’entre nous a dû beaucoup pécher.
2- Le paradoxe entre la sobriété des scènes et la profondeur des messages narratifs
Les propos de Montxo Armendariz : « Mois je pense que la contemplation de la réalité et des parcelles de la réalité, aussi durs soient-elle, devrait nous fais réfléchir, raisonner un peu, analyser pourquoi ce type de réalité, ce type de jeunes, de façon de vivre existent, au lieu d’en rester à la protestation et de nier la réalité ou de dire que tout cela est simplement marginal ou minoritaire » nous démontre que les messages dans qu’il véhicule dans tous les quatre films sont clairs, il provoque la scène afin que les téléspectateurs en tirent des leçons.
Pour 27 horas, d’après le commentaire suivant : « On n‘avait encore jamais vu le problème de la drogue traité avec tant de pudeur et de retenue. Dans des images volontairement plates, l‘errance de Jon, au rythme très lent, à la limite de l‘ennui, émeut peu à peu, de plus en plus. Et la progression dramatique du film s’appuie autant sur les silences qu’impose son regard que sur le paysage gris maussade de San Sébastian. Une autre des forces réside dans le jeu des jeunes interprètes, en particulier de Jon. San Sebastian dans le rôle délicat de Patxi qui, malgré son dégoût pour la drogue, sera mêlé à l’obscure destinée de Jon et Maïté. »,
L’interprétation de ces phrases confirme le titre de cette dernière section, le réalisateur veut monter à ses spectateurs que les personnages sont victimes du malaise existant dans la société urbaine.
Pour Historias del Kronen, dans une des séquences du film, le cinéaste nous donne l’opportunité de vérifier la justesse de l’analyse des classes sociales : toute est facile pour ceux qui ont de l’argent, le sexe, la drogue, la musique ne posent aucun problème. Mais pour ceux qui n’en ont pas, rien n’est facile.
CONCLUSION
Le film Tasio marque l’avènement du naturalisme cinématographique. La démarche adoptée par l’auteur en est la concrétisation : il choisit un personnage, il le décrit dans son quotidien, puis il instaure de nouvelles circonstances et étudie ses réactions. Enfin, il arrive à la conclusion que, au final, l’homme obéit à des lois naturelles.
« Tasio » a connu un bon succès auprès du public. C’est sans doute la raison pour laquelle l’auteur a conservé ce type de mouvement littéraire dont le naturalisme pour ses œuvres suivantes. A titre d’exemple, nous nous limiterons à deux des films sortis respectivement en 1986 et en 1990, à savoir :
- 27 heures
- Les lettres d’Alou
Si « Tasio » décrit une cinquantaine de vie d’un personnage, les films suivants de Montxo Armendariz se sont rapportés aux jeunes, soit une tranche de la vie d’un homme.
Cependant, ses trois histoires dévoilent deux points communs à savoir des problèmes d’intégration dans deux mondes économiquement ou socialement différents et une démarche naturaliste.
Si Tasio ne veut pas emménager en ville, c’est qu’il ne parvient pas à s’y intégrer ; « 27 heures » raconte l’histoire d’un chômeur qui se drogue et qui tombe amoureux d’une fille droguée, soit la difficulté d’intégration d’un chômeur dans la société ; « Les lettres d’Alou » raconte les aventures d’un sans papier sénégalais attiré par la métropole espagnole : en Espagne, il ne fait que de petits boulots ; il a du mal à s’intégrer dans une ville dont il ignore tout.
Mais ce qui semble marquer l’auteur, c’est la conservation de sa démarche naturaliste dans les trois films précités.
Dans « 27 heures », il y a trois jeunes personnages dont Jon, le drogué, Patxi, son ami qui ne se drogue pas et qui est témoin des faits, et Maïté, la fiancée de Jon, droguée. Mais le principal est Jon. Ce dernier passe sa vie à chercher du travail et à se droguer. Tel est le résumé de l’observation de l’auteur. Il instaure un cadre nouveau : les trois personnages se baladent en mer et Maïté se trouve dans un état comateux suite à une overdose. L’hypothèse que l’auteur pose c’est que malgré la vue de l’effet de la drogue, Jon ne s’arrêtera pas : il est drogué, et quelque soit les évènements tragiques qu’il connaitra, il continuera à se droguer. La suite confirme son hypothèse : après la mort de Maïté, le premier réflexe de Jon est de revenir chercher son sac oublié sur l’île afin de récupérer les poudres qui y sont. Et Jon meurt aussi dû à la drogue.
Dans « Les lettres d’Alou », le personnage principal est un sénégalais de vingt huit ans qui avait déjà un travail dans son pays mais qui était attiré par l’Espagne. Alors il part à bord d’un canot à moteur sans papier, en clandestin, dans l’espoir d’y rejoindre un ami en Catalogne et d’y travailler. Toute sa vie va changer : il ne trouve pas de travail fixe alors qu’il en a grand besoin. Il tombe amoureux d’une espagnole. Son réflexe consiste à s’en servir pour obtenir une carte de séjour. Au final : pas de carte. Il sera refoulé et revenir à son village du Sénégal.
La moralité qui en ressort est que son milieu naturel c’est son pays où il sera toujours adopté.
C’est cette démarche naturaliste de l’auteur qui a échappé à bon nombre de critiques.
Cette style de récit peut être adapté à une multitude de thèmes : l’image de la femme, la condition ouvrière, l’avènement du capitalisme et pourquoi pas la mondialisation.
Avec le naturalisme, l’auteur peut se dispenser des imaginations: c’est la réalité qui constitue le point de départ de ses récits.
Enfin, grâce au naturalisme, l’auteur peut expliquer un thème sans s’écarter de la réalité. Ainsi, le spectateur peut saisir facilement le message qu’il transmet.
Mais le mérite incontestable du naturalisme se situe au niveau de sa contribution à la considération des inégalités sociales, aux concepts des droits de l’homme, de la liberté d’expression, bref, toutes les nouvelles approches de la société.
En conclusion, Tasio est bien une biographie d’un charbonnier de Navarre. Mais si les critiques dénoncent l’aspect poétique du film, il a eu le mérite d’avoir intégrer les principes du naturalisme au cinéma.
Filmographie :
Courts métrages
1979 Barregarriaren dantza (13 min)
1980 Ikusmena (14 min)
1981 Ikuska 11 (10 min)
1981 Carboneros de Navarra (27 min)
Longs métrages
1984 Tasio (1 h 36)
1986 Vingt-sept heures 27 horas (1 h 30)
1990 Les lettres d’Alou Las Cartas de Alou (1 h 30)
1995 Histoires du Kronen Historias del Kronen (l h 35)
1997 Les secrets du coeur Secretos del corazon (l h 44)
2001 Silencio roto
2004 Escenario movil documentaire (1 h 30)
2005 Obaba
Projets non aboutis
1982 « D’edas de guardar » (d’après le roman de Carlos Pérez Merinero)
1988 « La Monta’f1a es algo mas que una inmensa estepa verde » (d’après le récit autobiographique d’Omar Cabezas)
1993 Scénario de « Jaur’eda » avec Alvaro del Amo et Carlos Pérez Merinero
Bibliographie :
Ouvrages
- PEREZ MANRIQUE, Chema, & FUERTES Vincent, « Le cinéma de Montxo Armendariz », Presses Universitaires du Mirail, Collection des Hespérides, 1999
- ANGULO Jesus, « Secretos de la elocuencia: el cine de Montxo Armendariz », Donostia, San Sebastián : Filmoteca Vasca ; Vitoria, Gasteiz : Fundación Caja Vital Kutxa ; Málaga, 1998
Périodiques
- Cineinforme (ESP), n° 506-507, mars 1987
- Cinéma 72, n° 471, novembre 1990
Autres
- abc-lefrance.com, fiche film de « 27 horas »
- abc-lefrance.com, fiche film de « Tasio »
- cinemovies.fr/fiche_film.php, fiche film de « Secrets du coeur »
- Fiche pédagogique Festival Premiers Plans – Programmation « Si loin, si proches » 2001, film « Lettres d’Alou »
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