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Une entreprise multinationale a-t-elle une nationalité ?

Thème : Nationalité d’une entreprise multinationale

 

Problématique : Une entreprise multinationale a-t-elle une nationalité ?

 

Plan

 

Revue de la littérature

  1. Concepts centraux : « entreprise multinationale » et « nationalité » (d’une firme)
  2. Enjeux de la nationalité d’une firme multinationale

2.1.      Enjeux internes : choix stratégiques et organisation au regard de la notion de « nationalité »

2.2.      Enjeux externes : les multinationales face à la politique nationale

  1. Comment pourrait-on déterminer la nationalité d’une multinationale ?

Conclusion

Bibliographie

 

Revue de la littérature

 

Les grandes entreprises n’ont autant profité de l’ouverture à de nouveaux marchés et à l’intégration des matières premières et des facteurs de production dans leur calcul d’exploitation par-delà les frontières nationales qu’avec la mondialisation manifeste du XXIème siècle. En fait, la globalisation a fait tomber certaines barrières érigées auparavant (celles-ci ayant généralement un but « patriotique », de sorte à favoriser tout ce qui est « national » face à la concurrence étrangère) pour permettre l’extension (voire la généralisation) du commerce international. Cependant, si cette mondialisation a surtout été favorisée (du moins par l’Organisation Mondial du Commerce) pour intensifier la concurrence au profit notamment des consommateurs, ce phénomène s’accompagne aussi d’un mouvement de concentration du côté de l’offre. Ainsi, de grands monopoles ne cessent de se développer à l’échelle internationale et tendent à dominer même les marchés à l’intérieur de leurs pays d’implantation.

 

Parallèlement à ce mouvement, mais également une conséquence de celui-ci, si la notion de nationalité devrait être vouée à disparaitre avec cette tendance à la globalisation de l’économie, il n’en est pas ainsi. En effet, à des grands groupes multinationaux, qui devraient être « apatrides » puisque présents dans des dizaines de pays et intégrant diverses cultures dans son organisation, sont toujours associés (du moins par l’opinion publique) des nationalités de référence. Force est de reconnaitre que Renault, l’Oréal, ou encore EADS sont des multinationales « françaises », FORD est une américaine, Bombardier est une canadienne, FIAT est une italienne, etc.

 

Plusieurs questionnements s’invitent alors avec ce sujet d’actualité : la notion de « nationalité » a-t-elle encore de la pertinence dans cette tendance à la globalisation commerciale et managériale ? Quelles pourraient être les conséquences significatives de cette notion, le cas échéant ? De quelles manières pourraient être déterminée la nationalité d’une firme multinationale ?

 

De ces questionnements, il est possible de formaliser une problématique de forts enjeux pour ces firmes multinationales et de leurs relations avec leurs environnements respectifs : Une entreprise multinationale a-t-elle une nationalité ? Afin de répondre à cette question centrale, il convient dans une première section de focaliser la revue de la littérature sur les deux concepts centraux à savoir « l’entreprise multinationale » et « la nationalité » (de l’entreprise). Cela conduit à s’interroger sur les enjeux de cette notion de nationalité sur les multinationales. Enfin, il y a lieu de chercher à identifier les critères permettant de déterminer éventuellement la nationalité d’une entreprise multinationale.

 

1.       Concepts centraux : « entreprise multinationale » et « nationalité » (d’une firme)

 

Beddi (2012), définit la firme multinationale comme « une entreprise qui réalise des investissements directs à l’étranger (IDE) et qui possède ou, dans une certaine mesure, contrôle des activités à valeur ajoutée dans plusieurs pays »[1]. Pour sa part, Cohen (1997) discute de la notion de « firmes globales » pour les distinguer plus implicitement du concept de « firme international » (ou encore « d’entreprise internationalisée »). Pour ces premières, l’auteur met en avant ce que Reich désigne comme des « entreprises-réseaux » selon lesquelles « le critère de la nationalité du produit ou de la firme cesse d’être pertinent, l’entreprise n’a qu’un drapeau, le sien »[2]. Par contre, selon la thèse de l’auteur, l’entreprise « multinationale » se développe, échange et investisse à l’international tout en gardant un certain ancrage national, ce qui ne serait plus le cas de la firme globale. Cette position de l’auteur vient désormais soutenir les propos de Hirst et Thompson (1996)[3]. Autrement dit, ces auteurs adoptent l’idée selon laquelle la firme multinationale disposerait légitimement/légalement une nationalité.

 

Du point de vue sémantique, Merciai (1993) explique que le terme « multinationale » n’implique pas la disposition de la part de l’entreprise de plusieurs nationalités. Cela indique tout simplement la possibilité selon laquelle cette firme pourrait ne pas dépendre d’un unique marché, ce qui ouvre devant elle des opportunités de produire de par le monde[4]. C’est probablement pour éviter l’éventuelle ambiguïté du terme que d’autres auteurs préfèrent utiliser société/firme/entreprise « transnationale ».

 

Par ailleurs, le CNUCED, en voulant étudier les activités de ces firmes a développé « l’indice de transnationalité » qui n’est autre que la moyenne de trois grandeurs, à savoir : le rapport des actifs, de l’emploi, et du chiffre d’affaires établi à l’étranger sur la totalité des actifs, de l’emploi et du chiffre d’affaires. A cela s’ajoute aussi « l’indice d’internationalisation » qui calcule le ratio du nombre de filiales situées à l’étranger sur le nombre total de filiales de l’entreprise en question. Néanmoins, bien que permettant d’avoir une appréciation quantifiée de l’internationalisation d’une firme, ces indices intègrent pas des éléments pouvant être importants, dont la nationalité des acteurs de cette firme, le rapport de force avec les pouvoirs publics nationaux sur les pays d’implantation des filiales, le poids de la culture, etc.[5].

 

 

Contextuellement, les multinationales ont toujours existées depuis au moins le début du XXème siècle, mais leur développement et leur multiplication ont été surtout sentis depuis les années 1970. La majorité d’entre elles étaient, à cette époque, « américaines, européennes, puis japonaises […] à la recherche de ressources naturelles comme Shell qui emploie aujourd’hui 93.000 employés dans 90 pays, ou à la conquête de nouveaux marchés comme IBM, Procter et Gamble, General Electric, Siemens ou Toyota »[6]. Néanmoins, le XXIème siècle a vu naitre une toute autre génération de firmes avec, d’un côté, les multinationales qui seraient « issues » des pays émergents (dont de l’Afrique du Sud, du BRIC – Brésil, Russie, Inde et Chine –, du Mexique, ou de la Turquie) et, d’un autre côté, celles qui sont de taille relativement modeste. Ces entreprises sont notamment à la recherche de niches ou bien des segments d’activité de sorte que leur internationalisation vise à mettre en avant leur avantage concurrentiel à travers des acquisitions ou des alliances[7]. Par ailleurs, des pays ainsi que des régions de « taille moyenne », telle que la Suisse (Nestlé), ou encore le Taiwan (Acer) auraient « donné naissance à des grandes firmes multinationales puissantes bien qu’ils ne disposent que des marchés intérieurs et des ressources naturelles très limités[8].

 

Toutes ces affirmations et constatations s’accordent désormais à soutenir la thèse selon laquelle une multinationale a une nationalité. Larçon (2011) en donne implicitement comme indication parmi d’autres que cette nationalité se rattache au « pays d’origine » de cette multinationale, tout en notant que la plupart des grandes firmes de ce type développent leurs activités dans d’autres pays, comme « c’est le cas d’ABB (énergie et automation, 117.000 employés, présente dans 100 pays, siège en Suisse), de Nokia (équipement électronique, siège en Finlande) ou encore de Pernod Ricard (alimentation‐ boissons, siège en France) dont l’indice de «transnationalité» est supérieur à 90% »[9].

 

Cependant, il faut reconnaitre que cette thèse de l’existence de nationalité pour une firme multinationale n’a pas vraiment de fondement juridique (cf. 3 Comment pourrait-on déterminer la nationalité d’une multinationale ?), Dorénavant, Matelly et Nies (2006) évoque un foyer de problème : « L’idée même de nationalité des entreprises est contradictoire avec le processus de l’internationalisation des firmes et pourtant, la plupart des entreprises multinationales se définissent encore comme américaines, japonaises, françaises ou autres »[10]. Ainsi, il y a persistance de la question centrale sur la « légalité » et/ou (au moins) la « légitimité » d’attribuer une nationalité à une multinationale. Ce qui amène à s’intérroger sur les enjeux conséquents de la nationalité pour une telle firme.

 

2.       Enjeux de la nationalité d’une firme multinationale

 

Il y a lieu donc de se poser la question sur la pertinence même de la notion de nationalité au regard des firmes multinationales. Serfati (2006) expose son opinion en expliquant que cette notion ne servirait à rien dans un monde économique « parfait », dans le sens d’une libre circulation des biens, des services et de la main-d’œuvre, devant permettre une division internationale du travail de manière optimale : cette libre-circulation totale entraine une égalisation des conditions de rentabilité entre les pays, rendant alors indifférent d’investir dans une localité plutôt qu’une autre. De cette théorie découle donc que les investissements directs étrangers, une voie de développement des multinationales, ne sont qu’un résultat des « imperfections du marché ». Autrement dit, la notion de nationalité devient problématique avec ces imperfections dès lors que les firmes cherchent à réduire les coûts de déplacement/transport, à exploiter des avantages stratégiques concurrentiels, à faire des économies d’échelle, etc.[11].

 

Il importe ainsi de rechercher la pertinence de cette notion de nationalité à deux niveaux : d’une part dans les choix stratégies et organisationnels des multinationales, c’est-à-dire en interne (relativement à ces entreprises) et, d’autre part, vis-à-vis de la politique du pays d’accueil des filiales de celles-ci, c’est-à-dire en externe.

 

2.1.      Enjeux internes : choix stratégiques et organisation au regard de la notion de « nationalité »

 

Un des questionnements majeurs auxquels se sont posés les chercheurs concerne les impacts éventuels de la « nationalité » d’une firme sur l’emploi. Matelly et Nies (2006) citent, entre autres, les travaux d’Artus sur les modèles de management de quatre pays occidentaux (Royaume-Uni, Etats-Unis, France, et Allemagne), permettant à ce chercheur d’observer que « la part des salaires dans le Produit intérieur brut (PIB) est au moins aussi élevée dans les pays anglo-saxons qu’en France ou en Allemagne, et que dans la période de forte croissance entre 1997 et 2000, les gains de productivité avaient été mieux redistribués en faveur des salariés aux Etats-Unis et au Royaume-Uni que dans les autres pays »[12]. Toutefois, cet « écart » de gestion vis-à-vis de l’emploi est en quelque sorte « compensé » par le fait que les marchés de travail anglo-saxons donnent davantage de pouvoir aux employeurs par rapport aux salariés. Il n’empêche que la « nationalité » des firmes semble jouer un rôle substantiel et différentiel en matière de gestion de l’emploi au niveau de ces firmes.

 

Un autre élément stratégique pour ces dernières qui est susceptible d’être remis en cause par la « nationalité » d’une firme est le niveau et la structure des dépenses en Recherche et Développement (R&D). En effet, il y aurait « deux fois plus de chercheurs dans les entreprises américaines, japonaises et suédoises qu’en France, cinq fois plus qu’en Italie ou en Espagne »[13]. Désormais, le niveau des dépenses dans ce domaine pour les pays européens est estimé à seulement 1.93% du PNB (pour l’Union Européenne), tandis que ceux des Etats-Unis et du Japon sont respectivement de 2.59% et de 3.15%, depuis le début des années 2000. Il faut dire, à ce point, que même s’il n’est pas à négliger l’influence significativement de l’Etat sur les conditions des affaires et d’exploitation des firmes sur son territoire, c’est aussi une question « culturelle ».

 

D’Iribarne (1989) soutient cette influence des cultures nationales de manière très forte sur le fonctionnement organisationnel des firmes multinationales[14]. De même, Johanson et Vahlne (1977) affirment que les facteurs culturels et linguistiques influent substantiellement (de manière positive ou négative) le développement international des activités des firmes, et notamment dans la prise de décision ainsi que dans la circulation des informations au niveaux de ces entreprises multinationales[15]. A titre d’illustration, « la plupart des multinationales japonaises qui ont établi avec succès des filiales aux EtatsUnis continuent à faire face à de grands problèmes de communication liées à une culture de consensus qui est perçue comme une perte de temps par les managers américains »[16]. Il arrive souvent que les comités de direction de nombreuses entreprises multinationales soient nettement occupés en majorité par une nationalité, la plupart du temps aux couleurs de la nationalité « supposée » de ces entreprises. Mais, lorsque l’on descend plus bas dans la hiérarchie, il est constaté une plus grande ouverture sur cette question de nationalité, jusqu’à « dissoudre » cette dernière dans ce qu’il est appelé « culture de l’entreprise ». Plus précisément, la gestion des personnels au sein des multinationales se fait sur deux tons nettement prononcés : d’une part, une culture commune très favorisée pour transcender les nationalités et, d’autre part, une prise en considération de la différence culturelle (ce qui implique la reconnaissance des différentes nationalités existantes) dans l’organisation qui est une des conditions de vitalité de l’ensemble[17].

 

Toujours dans une analyse des réalités internes des multinationales, il importe de parler de la place de l’expatriation dans les relations entre les sièges et les filiales. L’envoi d’expatriés, souvent de nationalité du pays d’établissement du siège, peut avoir plusieurs raisons, allant du contrôle (en tant qu’agents du siège), en passant par un souci d’apprentissage et de transmission de connaissance, jusqu’à une optique de socialisation et de diffusion de certaines valeurs propres à l’entreprise. En tout cas, il est montré que la nationalité de ces expatriés importe secondairement, « l’importance étant donnée à la compétence des managers, au sens large, incluant les valeurs du groupe »[18]. Néanmoins, la politique de l’expatriation laisse entrevoir une préoccupation des dirigeants des multinationales, même de manière implicite, quant à la différence culturelle et de nationalité existant dans l’organisation, surtout entre les sièges et les filiales, comportant des risques de conflits culturels susceptibles de nuire aux activités mêmes.

 

En somme, la question de la nationalité de la firme multinationale (et celles des autres entités et acteurs influant dans l’organisation de cette dernière n’est pas totalement neutre et sans conséquence sur son fonctionnement et son développement. Par ailleurs, la nationalité apparait aussi comme un facteur significatif dans l’interventionnisme de l’Etat pour influer sur le développement des multinationales sur son territoire.

 

2.2.      Enjeux externes : les multinationales face à la politique nationale

 

Il faut premièrement penser aux différentes appréhensions de la part de l’Etat des multinationales établis dans le périmètre national. La citation d’Antonio Manganella (chargé de plaidoyer responsabilité des entreprises, CCFD – Terre Solidaire) et d’Olivier Maurel (professeur associé à l’IAE G. Eiffel – UPEC) est parlante quant au « poids » des multinationales par rapport à celui des Etats :

 

« En 30 ans, le nombre de sociétés multinationales a été multiplié par 10. Nombre d’entre elles ont acquis un pouvoir supérieur à bien des États : à titre d’exemple, le chiffre d’affaires cumulé des 10 premières sociétés transnationales dépasse les PIB de l’Inde et du Brésil. Mais, contrairement aux États et aux personnes physiques, ces entreprises n’ont pas de personnalité juridique internationale. Il n’existe que des entreprises nationales ayant des participations dans des entreprises étrangères »[19]. Aussi, rapporté par Phillip Inman, correspondant économique de The Guardian, « les 10 plus grandes sociétés – y compris Walmart, Apple et Shell – font plus d’argent que la plupart des pays du monde réunis. […] Une évaluation des 200 premières entités a révélé que de nombreux petits pays ont été exterminés, laissant 153 sociétés au-dessus de nombreux pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Sud. […] La valeur des 10 premières sociétés a été de 285 trillions d’euros (£ 215 trillions), battant les 280 trillions d’euros valeur des 180 derniers pays, qui comprennent l’Irlande, l’Indonésie, l’Israël, la Colombie, la Grèce, l’Afrique du Sud, l’Irak et le Vietnam »[20].

 

L’Etat ne peut plus alors être indifférent face à une telle suprématie des multinationales sur son sol, surtout vis-à-vis du « contrôle » réalisé par une poignée d’actionnaires de nationalité « étrangère » de « la trajectoire économique des pays, le sort des politiques publiques, l’avenir de centaines de millions de salariés et de leurs familles »[21]. A noter que ce ne sont pas seulement les Etats qui sont confrontés à cet enjeu de taille puisque les organismes intergouvernementaux s’en préoccupent aussi fortement, dont l’Organisation Mondiale du Commerce (le poids des multinationales étant estimé en 2004 à près d’un tiers des exportations mondiales totales, voire 50% du commerce dans le monde en incluant les activités des filiales établies dans les pays d’origine de ces multinationales[22]. Il en résulte ainsi l’intervention notamment des pouvoirs publics locaux pour réguler le climat des affaires, nécessairement pour l’intérêt de l’économie du pays. Certains pays se préoccupent, par exemple, de l’attractivité des IDE et favorisent le développement des multinationales sur leurs territoires (en améliorant entre autres « la qualité des infrastructures de transport, la qualité de la main-d’œuvre, mais également la productivité et le coût horaire du travail, le taux d’imposition des hauts revenus, la facilité de création d’une entreprise »[23], tandis que d’autres font un peu le contraire de sorte à protéger davantage les entreprises d’origine locale.

 

La représentation et les interventions que se fait un Etat vis-à-vis des multinationales dépendent aussi des grandes lignes de sa politique de développement. Ainsi, aux Etats-Unis, toute entreprise de « nationalité étrangère » qui a d’importants centres de R&D et de productions à l’intérieur du pays compte davantage pour l’Etat que les entreprises « nationales » qui investissent largement plus à l’étranger. Par ailleurs, les relations de l’Etat avec les multinationales dépendent également, en se référant toujours à l’exemple nord-américain, à sa politique en matière de sécurité nationale (à citer par exemple la problématique relative aux tentatives d’acquisition du pétrolier UNOCAL par la société China National Offshore Oil Corporation en 2005-2006 qui a généré des débats sur les enjeux de l’économique au niveau de la défense nationale américaine). Il en est similairement de la question de la protection des ressources énergétiques qui est souvent une source de « patriotisme économique » de la part de certains pays face aux multinationales[24].

 

Finalement (tout en soulignant que la liste des grands enjeux de la nationalité des entreprises multinationales est encore longue), il faut reconnaitre que l’Etat peut avoir aussi des influences considérables sur la structure de capital des entreprises en investissements productifs (à travers notamment une transformation étendue de l’épargne nationale, même s’il n’est plus question de nationalisation d’intérêts stratégiques), mais également via le développement de l’actionnariat salarié ou bien la cogestion[25].

 

En somme, ne sont plus alors à démontrer l’importance et la pertinence de la notion de nationalité des entreprises, dont les multinationales, et même la mondialisation/globalisation n’a pas encore réussi à neutraliser cette notion toujours forte, autant en interne qu’à l’externe des organisations de ces entreprises. La question qui se pose incontestablement en conséquence concerne donc de la manière dont il faut pour déterminer la nationalité d’une multinationale.

 

3.       Comment pourrait-on déterminer la nationalité d’une multinationale ?

 

De nombreux critères ont désormais été pris pour essayer de définir la nationalité des firmes multinationales, mais ils n’ont pas pu jusqu’alors le faire de manière satisfaisante du point de vue juridique. Ainsi, parmi ces critères, il y a lieu de parler de la notion « d’entreprise dominante » qui se heurte au paradoxe de l’indépendance pourtant reconnue des différentes filiales d’une multinationale par rapport au siège, à la société-mère. En effet, cette notion s’appuie nécessairement sur l’approche unitaire du « groupe » conçu comme une unité économique à finalité commune[26], une approche apparaissant incompatible avec cette indépendance des filiales. Il faut aussi souligner l’absence de droit général des groupes dans les droits nationaux (outre exceptionnellement le droit allemand), de même concernant l’inexistence manifeste d’harmonisation des règlementations internationales en la matière. De plus, il faut admettre que le groupe est un ensemble d’entités susceptible d’évolution, en constante mutation, complexifiant davantage ce paradoxe et mettant en exergue ce vide juridique.

 

Il y a une autre tentative de déterminer la nationalité juridique de l’entreprise multinationale à travers « l’incorporation » suivant laquelle une entité devrait prendre la nationalité de l’Etat dans lequel elle s’est faite enregistrée[27]. Néanmoins, le siège statutaire (permettant aux fondateurs de choisir « artificiellement » la « nationalité » de leur entité, pouvant être différente de celle du pays d’enregistrement) est un autre élément qui peut brouiller la piste de l’incorporation (qui n’apparait plus alors déterminant de la nationalité de la firme). Pour sa part, le critère du « siège social statutaire » (de même que celui du « centre de décision ») peut également être avancé avec une plus grande facilité afin de déterminer la nationalité d’une multinationale, mais celui-ci est aussi en concurrence avec la notion de « siège social réel et sérieux » qui est le lieu de principal établissement de la firme (n’étant pas toujours facile à identifier). De plus, le fait d’attribuer la nationalité d’un pays à une entreprise du simple fait de son établissement dans ce pays n’est pas incontestable, juridiquement parlant[28]. En outre, un autre des critères « traditionnels » proposé est la notion de « contrôle », surtout qu’il s’agit d’un élément très pragmatique et réaliste (mettant en gras la dimension économique du problème à traiter) par rapport aux autres critères cités jusqu’ici. En fait, l’utilisation de ce critère implique le rattachement de la multinationale avec ceux qui la contrôlent, ce qui bénéficie alors l’avantage d’une relative facilité de la détermination de la nationalité même de chacune des personnes qui détiennent ce contrôle. Cependant, ce critère est aussi confronté à la pluralité de ces personnes et à la forte instabilité et fluctuation de celui-ci : s’agit-il des propriétaires de la multinationale (qu’en est-il par exemple d’une société dont les actions sont détenues en majorité à raison de 35% par un étranger, le reste étant partagé par des actionnaires locaux ?), du conseil d’administration, des gérants, voire des origines des capitaux investis dans l’entreprise, etc. ?[29]

 

Il faut alors dire que les tentatives de déterminer la nationalité d’une multinationale via des critères juridiques font face à une sorte d’impasse. Cela amène alors à se limiter sur ce qui pourrait être qualifié de nationalité légitime de la multinationale, économiquement et sociologiquement (entre autres, en dehors de la dimension juridique) parlant.

 

Dans ce sens, Serfati (2006) donnent une piste sur ce qui pourrait constituer des critères pour définir la nationalité de ce type de firme. L’auteur identifie alors trois types majeurs de critères :

 

  • Premièrement, il y a le territoire d’origine des entreprises transnationales, c’est-à-dire l’ancrage historique du développement des activités de celles-ci, responsable de leurs avantages concurrentiels. Du point de vue économique et social, cela désigne généralement le lieu principal de production et le principal marché de celles-ci. « Elles y ont établi avec leurs fournisseurs et leurs clients, ainsi qu’avec les pouvoirs publics, des relations marchandes, mais également largement non marchandes (non directement monétaires), souvent fondées sur des connaissances non codifiées, donc plus difficilement transférables à l’étranger, et plus difficilement accessibles par les concurrents»[30]. Toutefois, il faut admettre qu’il s’agit ici d’un critère assez subjectif puisque dépendant fortement de l’entreprise considérée, de ses activités, de ses relations avec son environnement, etc. En effet, il en est par exemple du concept de « préférence domestique » qui consiste aux firmes multinationales « américaines et japonaises » de privilégier les fournisseurs d’intrants intermédiaires issus de leurs propres pays respectivement[31].

 

  • Deuxièmement, il y a l’environnement règlementaire et institutionnel qui régit généralement ces firmes, tels que « droit des sociétés, localisation du siège social, fiscalité, normes et conventions de travail, etc. »[32]. Il s’agit encore, ici, d’un critère très relatif car chaque filiale pourrait être soumise à un environnement réglementaire particulier différent de celui des autres filiales et du siège.

 

  • Troisièmement, l’auteur revient sur les critères traditionnels évoqués plus haut, mais cette-fois en tant qu’éléments légitimement (et non légalement) du point de vue économique, tels que « la localisation du centre de décision et du management, a nationalité des propriétaires du capital, des managers, la « culture » de l’entreprise (langue de travail, modes d’organisation du travail)»[33].

 

A travers ces trois types de critères, il peut être constaté une détermination que l’on peut qualifier « d’empirique » de la nationalité d’une firme multinationale, échappant a priori de l’impasse juridique que ces mêmes critères engendrent. Il convient alors de retenir les caractéristiques majeures qui déterminent au mieux cette nationalité. A ce titre, le choix de la localisation des activités de R&D (davantage à l’étranger pour les entreprises britanniques et inversement pour les japonaises et italiennes, de manière intermédiaires pour les américaines, françaises et allemandes, par exemple[34]), la politique de l’emploi et le tissu industriel, le mode de gestion (marqué par leur histoire pour les entreprises françaises, par exemple[35]), etc. sont autant d’éléments à ne point négliger.

 

Conclusion

 

En conclusion, il y a lieu de souligner que la question de la nationalité des entreprises multinationales n’a pas encore, jusqu’alors, une réponse satisfaisante sur le plan juridique. Pourtant, les enjeux de cette notion de nationalité sont forts et devraient avoir des conséquences substantielles sur le développement de ces firmes. En effet, la nationalité peut à la fois constituer un avantage mais également un inconvénient à une firme multinationale suivant, non seulement les politiques gouvernementaux des pays de son implantation, mais également selon la représentation que font les publics de cette nationalité (les entreprises aux couleurs des Etats-Unis auront certainement du mal à percer les marchés dans les pays où la présence américaine n’est pas du tout appréciée positivement, par exemple). Une alternative pouvant être proposée se base alors à d’autres dimensions (que juridique), dont économique et sociologique.

 

Il faut tout de même constater que la détermination de la nationalité d’une façon autre que « légale » pourrait ne pas toujours être « légitime ». En effet, les multinationales, conscientes des forts enjeux de cette notion de nationalité sur son image et sa réputation, peuvent être amenées à « manipuler » cette nationalité. Ce qui démontre que la nationalité n’est pas absolument objective, et cela limite la marge de manœuvre pour l’identification de cette nationalité, même en utilisant un modèle d’analyse intégrant tous les critères majeurs de définition de cette dernière.

 

Bibliographie

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[1] Beddi, H. (2012). Les relations siège-filiales dans les firmes multinationales : vers une approche différenciée ? (H. M. Dauphine, Éd.) Management international, 17(1), p. 89.

[2] Cohen, E. (1997). Firmes globales ou multinationales ? La mondialisation en débat, hors-série(17), p. 70.

[3] Hirst, P., & Thompson, G. (1996). Globalization in question. Oxford: Polity Press Basic Blackwell Publishers.

[4] Merciai, P. (1993). Les entreprises multinationales en droit international. Bruxelles: Bruylant.

[5] Serfati, C. (2006). Quelques enjeux autour de la notion de »nationalité des firmes ». Revue internationale et stratégique, 62, 79-92. doi:10.3917/ris.062.0079.

[6] Larçon, J.‐P. (2011). Les Entreprises Multinationales et le Management des Différences. Du Multilinguisme et du Management Interculturel. Université Antilles‐Guyane ‐ Crillash ‐ le 20.04.11. Crillash: HEC Paris, p.1.

[7] Khanna, T., & Palepu, K. G. (2006). Emerging giants: Building world-class companies in developing countries. Harvard Business Review, 84(10).

[8] Larçon, J.‐P. (2011). Op.cit.

[9] Ibid., p. 1.

[10] Matelly, S., & Nies, S. (2006). La nationalité des entreprises en Europe. Revue internationale et stratégique(62), 41-52. doi:10.3917/ris.062.0041, p. 51.

[11] Serfati, C. (2006). Op.cit.

[12] Matelly, S., & Nies, S. (2006). Op.cit., p. 45.

[13] Ibid., p. 47.

[14] d’Iribarne, P. (1989). La logique de l’honneur : gestion des entreprises et traditions nationales. Paris: Seuil.

[15] Johanson, J., & Vahlne, J.-E. (1977). The Internationalization Process of the Firm—A Model of Knowledge Development and Increasing Foreign Market Commitments. Journal of International Business Studies, 8(1), 23-32.

[16] Larçon, J.‐P. (2011). Op.cit., p. 3.

[17] Ibid.

[18] Beddi, H. (2012). Op.cit., p. 90.

[19] Manganella, A., & Maurel, O. (2012, avril 23). De l’impunité des multinationales. Consulté le mars 2016, sur Le Monde: http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/04/23/de-l-impunite-des-multinationales_1688431_3232.html.

[20] Inman, P. (2016, septembre 12). Study: big corporations dominate list of world’s top economic entities. Consulté le mars 2016, sur The Guardian: https://www.theguardian.com/business/2016/sep/12/global-justice-now-study-multinational-businesses-walmart-apple-shell.

[21] Serfati, C. (2006). Op.cit., p. 80.

[22] Ibid.

[23] Ibid., p. 89.

[24] Matelly, S., & Nies, S. (2006). Op.cit.

[25] Ibid.

[26] Menjucq, M. (2001). Droit international et européen des sociétés. Paris: Montchrestien.

[27] Mabry, L. A. (1999). Multinational Corporations and US Technology Policy. Rethinking the Concept of Nationality. Georgetown Law Journal, 87, 563–631.

[28] Lévy, L. (1984). La nationalité des sociétés. Paris: L.G.D.J.

[29] Wandoren, B. (2008). La nationalité des entreprises multinationales : Fiction ou réalité juridique ? Mémoire en Maitrise en Droit International. Montréal: Université du Québec.

[30] Serfati, C. (2006). Op.cit., p. 82.

[31] Ahearne, A. G., Griever, W. L., & Warnock, F. E. (2004). Information costs and home bias: an analysis of US holdings of foreign equities. Journal of International Economics(62), 313–336.

[32] Serfati, C. (2006). Op.cit.

[33] Ibid.

[34] Nekhili, D. C., Nekhili, M., & Nlemvo, F. (2010). Gouvernance des activités de R&D à l’étranger par les firmes multinationales : contribution de la théorie fondée sur les ressources. Management & Avenir(31), 50-70. doi:10.3917/mav.031.0050.

[35] Serfati, C. (2006). Op.cit.

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